Oppositions aux aménagements routiers, ferroviaires ou aéroportuaires, réactions à la pollution des eaux et de l'air par les activités de production ou d'élimination des déchets, antagonismes liés aux projets de protection, rivalités entre adeptes des activités de loisirs : les sources de conflits d'usage sont nombreuses dans les espaces ruraux et périurbains. Leur généralisation peut freiner l'activité économique mais aussi la préservation des ressources des espaces ruraux. Inversement, le traitement de ces conflits offre l'opportunité d'instaurer de nouvelles formes des gestions du territoire dans une vision à long terme. Ces conflits, dans lesquels l'Etat apparaît à la fois comme arbitre et comme acteur mis en cause pour des opérations d'aménagement ou de protection sous sa responsabilité, posent la question de fond des formes de participation démocratique utilisées pour régler la concurrence entre usages. Le groupe de travail définit la notion de concertation, souligne son importance mais récuse l'idée de codécision. Il montre qu'à l'horizon de quinze ans, plusieurs modes dominants de résolutions des conflits peuvent s'imposer et analyse leurs possibles conséquences positives comme négatives. Il décrit trois scénarios d'évolution pour éclairer le décideur public sur les incidences de ses choix en faveur de l'une ou de l'autre de ces options. Diverses propositions sont ensuite formulées pour améliorer et clarifier le rôle de l'Etat.
Paternité, pas d'utilisation commerciale, partage des conditions initiales à l'identique
Langue
Français
Poids de l'ouvrage
1 Mo
Extrait
par Alain Etchegoyen,
Commissaire au Plan
Allons déjeuner ensemble tout à lheure : quand passera le plat commun de sa-lade, que lun de nous crache dedans et aussitôt il se lapproprie, puisque nul autre ne voudra plus en prendre. Il aura pollué ce domaine et nous réputerons sale son propre. Nul ne pénètre plus dans les lieux dévastés par qui les occupe de cette façon (Michel Serres).
Les conflits dusage sont si anciens quils semblent profondément ancrés dans notre humanité : dipe devient parricide en éliminant le conducteur du char qui fait obstacle à sa propre route. En deçà de lhumanité même, le marquage dun ter-ritoire caractérise le vivant. Lun des progrès majeurs de la civilisation consiste à réduire la violence et la destruction, à leur substituer la paix et les relations de droit. Aussi lÉtat doit-il désormais chercher à résoudre les conflits dusage en évi-tant les affrontements sauvages et animaux. Sa position peut être délicate puisque, parfois juge et partie, il suscite et propose lui-même des usages et occupations du territoire en arguant de lintérêt général dont il est censé être le garant dans toutes ses postures.
Ces conflits ne disparaissent pas. Certes le droit a transformé la possession en propriété, mais la propriété, déclarée droit de lhomme, ne peut être lobjet dusages arbitraires : les débordements dun pesticide ou la détérioration dun paysage provoquent de nouveaux antagonismes qui sajoutent aux querelles sécu-laires. À lantique question Quest-ce qui oppose les hommes ?, ces conflits ajoutent sans cesse des réponses. Sans doute la jalousie peut-elle être conçue comme un conflit dusage. Sans doute peut-on évoquer la peur, le désir, langoisse comme mobiles ou motifs les plus di vers. Mais les territoires manifestent toutes les tensions qui agitent le corps des hommes toujours soucieux doccuper un es-pace, toujours conscients de limpénétrabilité de la matière génératrice des hosti-lités les plus diverses. Les conflits dusage rappellent à notre conscience, embuée de discours futuristes, que notre corps nest guère devenu virtuel.
Avant-propos
plie en diversifiant les droits que chacun se sent de regarder, dentendre, de humer, de sentir ou dabsorber. Sans divination singulière, nous pressentons que ces conflits vont saccroître avec la mobilité des hommes, lessor des technologies modernes, le rôle de nouveaux loisirs et la rareté des espaces disponibles. Ils seront particulièrement vifs dans les territoires ruraux et périurbains, objets de convoitises nouvelles. En dautre temps, le mot campagne évoquait autant le monde rural que laffrontement des armées. Cet affrontement nétait plus vivace que dans le lexique des joutes politiques. Avec ces conflits dusage, la campagne redevient un champ de bataille.
Lencombrement des routes, la chasse aux loups, le traitement du lisier, lincinéra-tion des déchets, la randonnée dans un parc naturel, le troisième aéroport de Paris, lépopée du Larzac, la disparition dune ourse, la beauté contestable des zones commerciales, les barrages hydroélectriques, le contournement dune aggloméra-tion sont autant de faits qui concernent les êtres vivants devenus des hommes et les hommes consacrés comme citoyens.
Ces conflits dusage constituent une dimension de la vie politique et de ses enjeux démocratiques. Nous ne devons pas attendre quils se politisent en se médiatisant pour qualifier ces conflits de politiques. À travers leur résolution se jouent les conceptions mêmes que nous développons de la démocratie qui ne sexprime pas seulement dans les échéances électorales. Puissance régalienne, lÉtat est sol-licité dans les conflits dusage : larmée, la police, la justice interviennent tour à tour selon lexacerbation des conflits et la violence des affrontements. Pourtant son rôle idéal consiste davantage à pacifier quà réprimer : cest en ce sens quune prospective de lÉtat stratège doit permettre dorganiser le prévisible pour éviter dimproviser face à limprévu. Mais son intervention est en même temps complexe car lÉtat est souvent partie prenante, voire source même des conflits dusage : comme maître douvrage, constructeur ou aménageur, il lui arrive de confondre lautorité de lintérêt général et le pouvoir discrétionnaire de quelques décideurs.
Les conflits dusage expriment le politique dans les deux dimensions quelle tente de retrouver, le quotidien et la proximité. Que doit faire lÉtat ? Que fera lÉtat ? Laissera-t-il le marché disposer en se contentant de lorganiser ? Favorisera-t-il les arrangements locaux entre acteurs directement concernés par les conflits dusage ? Ou utilisera-t-il des corps intermédiaires renforcés pour garantir lintérêt général ?
Tout nest pas encore écrit. Cest pourquoi le groupeManonconçoit trois scéna-rios1(Rond, Mercato, Ovalie) : chacun a ses avantages, chacun enveloppe ses dérives potentielles. Les uns et les autres sont décrits avec soin pour éviter de
(1) Dune certaine manière, les jeux de balles ou de ballons expriment un conflit dusage autour dun objet quon se dispute. Le rugby a vécu plusieurs décennies sans connaître dar-bitres, les capitaines se mettant daccord entre eux sur les sanctions et les scores. Dans le football, larbitre est investi dun rôle officiel et représente le droit et garantit léquilibre. Lors du Mercato, le marché reprend ses droits pour changer les équipes et créer un déséqui-libre antérieur à la compétition elle-même. Doù ces appellations de scénarios Rond, Mercato et Ovalie.
Avant-propos
naïves ou diaboliques surprises. Ces scénarios ont un sens et une dimension poli-tiques : ils correspondent à des choix qui doivent être faits en connaissance de cause et avec conscience des effets.
Mais, quelque divergents et quelque possibles quils soient, ils ne mettent pas les décideurs publics en position de spectateurs passifs. Au contraire, ils les incitent à se préparer aux bifurcations annoncées de ces probables scénarios. Aussi le groupeManonpropose-t-il des décisions à prendre dans le court terme un tronc commun en attendant que des orientations saffirment vers 2010 : sy jouent notre lien social et les relations entre des hommes trop souvent enfermés dans leur partialité.
Le travail deManondune élaboration collective. Il doit beaucoup à sonest le fruit chef de projet, Marc Guérin. Il a su diriger son groupe et utiliser les réflexions et échanges de toute une équipe. Le Plan leur est reconnaissant du travail accumulé et de son résultat exemplaire.
Alain Etchegoyen
INTRODUCTION Les enjeux des conflits dusage
CHAPITRE PREMIER Caractéristiques et évolution des conflits dusage dans les espaces ruraux et périurbains
1.Lévolution générale des conflits dusage : principaux usages mis en cause
1.1. Parmi les causes immédiates des conflits dusage, les nuisances liées au bruit jouent un rôle prépondérant
1.2. Les agriculteurs : une part minoritaire mais non négligeable des acteurs mis en cause
1.3. Les activités productives constituent les usages les plus souvent dénoncés par la presse et les sondages
2.Limportance et lévolution des conflits analysés selon chaque grande catégorie dusage
2.1. Lévolution des conflits liés aux activités productives
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2.2. Les usages résidentiels
2.3. Les activités récréatives
2.4. Les conflits suscités par les enjeux de protection
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2.5. Une forte correspondance entre structure socio-économique des espaces ruraux et types dactivités en cause33
2.6. Une concentration des conflits dans les espaces littoraux, montagnards et périurbains
3.Les conflits dusage révélateurs de profonds changements dans lutilisation des espaces ruraux
3.1. Lévolution récente dans laffectation du sol
3.2. Le développement des usages résidentiel et récréatif
3.3. Laffirmation de lusage de préservation des ressources naturelles
4.Le rôle des acteurs dans lévolution des conflits
4.1. Un degré dorganisation varié
4.2. Quelques aspects des stratégies des acteurs par rapport à lévolution des conflits dusage
5.Conclusion
CHAPITRE 2 Lexpertise et la concertation, facteurs de réduction ou damplification des conflits
1. Lexpertise au coeur des conflits dusage
1.1. Les domaines de lexpertise mobilisés lors des conflits dusage
1.2. Lexpertise constitue un sujet, par définition polémique
1.3. Les acteurs de lexpertise en relation avec les conflits dusage dans les espaces ruraux et périurbains
1.4. La contestation de lexpertise comme source de conflits dusage
2.La concertation
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2.1. Une définition de la concertation
2.2. Linfluence internationale sur lévolution des dispositifs de concertation
2.3. Les dispositifs actuellement en vigueur en France
CHAPITRE 3 Les modalités de gestion des conflits dusage dans lavenir
1. Scénarios partiels sur lévolution possible du système dacteurs dans les territoires
1.1. Acteurs publics et groupes dusagers en jeu dans les conflits
1.2. Quatre scénarios partiels sur lévolution des acteurs
2.Des scénarios partiels sur lévolution du rôle des connaissances, normes et techniques
2.1. Quatre facteurs dévolution importants
2.2. Trois scénarios partiels fortement différenciés
3.Trois scénarios globaux différenciés
3.1. Scénario Rond : Gestion publique avec les corps intermédiaires
3.2. Scénario global Mercato : Gestion marchande
3.3. Scénario Ovalie : Gestion locale et concertée
CHAPITRE 4 Propositions et recommandations orientées selon trois scénarios différents
1. Seize propositions à adopter à court terme
1.1. Lexpertise et sa diversification
1.2. Modes de concertation et de consultation 1.3. Laccès aux juridictions et les autres aspects juridiques
1.4. Utilisation des instruments économiques 1.5. Organisation de larticulation des échelles géographiques
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1.6. Gestion et aménagements fonciers
2. Des recommandations différenciées selon les scénarios de modalités de gestion des conflits dusage
2.1. Scénario Rond : Gestion publique avec les corps intermédiaires
2.2. Scénario Mercato : Gestion marchande
2.3. Scénario Ovalie : Gestion locale et concertée
CONCLUSION
LISTE DES SIGLES
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
ANNEXES
Annexe 1 Composition du groupe de projetManon
Annexe 2 Le Quatre Pages n° 3 du groupeManon
Annexe 3 Liste des personnes auditionnées
Annexe 4 Indicateurs de la typologie
Annexe 5 Leau, objet de trois grands types de conflits dusage : qualitatif, quantitatif et daccès
Annexe 6 Le vocabulaire de la concertation et ses traductions juridiques
Annexe 7 Un dispositif spécifique de concertation
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Les enjeux des conflits dusage
Les querelles séculaires engendrées par la contestation des bornages, laliénation des chemins ou la déprédation des sous-bois, les conflits dusage ont profondé-ment marqué lhistoire agraire de notre pays. Plus spécifiques au XIXesiècle, les affrontements souvent violents liés au partage des communaux, à la transgression du code forestier ou à la mise sous tutelle publique de certains terrains de monta-gne illustrent également lancienneté de ces conflits.
De nos jours, le thème des conflits dusage dans les espaces ruraux et périurbains se renouvelle profondément. Le redressement démographique amorcé depuis tren-te ans qui touche une part majeure des campagnes1et lamélioration de lacces-sibilité de lensemble dentre elles, entraînent une concurrence croissante entre les activités de production (agricoles et industrielles), de résidence, de loisirs et de préservation.
Cette compétition entre pratiques stimule les conflits dusage entendus au sens large comme des conflits liés àlaccès aux ressources(eau, espaces protégés ou non, foncier agricole, notamment),à laménagement(implantation dunités de production, de lotissements, dinfrastructures de transport, de parcs touristiques), à la pollution(eau, air) etaux nuisances(sonores en particulier).
En plus des changements spécifiques aux espaces ruraux, les conflits dusage dépendent aussi dévolutions plus générales de la société comme le recours plus
(1) Au recensement de 1999, 53 % des communes représentant 62 % de la population située dans lespace à dominante rurale au sens de lINSEE ont connu une augmentation de leur nombre dhabitants essentiellement sous leffet de la migration de populations nouvel-les, des actifs le plus souvent mais aussi de nombreux retraités. Entre 1975 et 1999, la popu-lation localisée dans lespace à dominante rurale a augmenté de 451 000 habitants, tandis que les communes périurbaines dont la majorité comporte moins de 2 000 habitants ont gagné plus de 3,1 millions dhabitants.
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Introduction
mentaires fournit des ressources variées aux individus procéduriers. De plus, le mode dinsertion des individus dans un territoire est plus varié que par le passé où il nexistait guère dalternative entre se conformer pleinement aux règles du jeu local, demeurer totalement à lécart ou quitter le territoire. Lappartenance de nombreux individus à plusieurs territoires et à plusieurs réseaux, leur plus forte autonomie diversifient les possibilités qui leur sont offertes pour faire valoir sur un territoire donné leurs préférences sans seffacer par rapport aux habitudes locales.
Par ailleurs, de façon générale, les populations sont moins réceptives que par le passé à lautorité de largumentation technique ou à la notion dintérêt général considérée comme une donnée révélée une fois pour toute. Elles sont moins prê-tes à accepter demblée tout nouvel aménagement. Leur opposition au dévelop-pement de nouvelles activités résulte souvent dune volonté de bénéficier des retombées positives sans accepter les conséquences plus défavorables. Elle sex-plique aussi par une exigence de la part de la population dêtre impliquée de manière très précoce dans le processus de choix publics modifiant lusage du sol et non pas simplement consultée, sans réelle alternative possible, une fois que la conception du projet est achevée. Cette attente concerne dailleurs aussi bien les mesures de protection que les aménagements.
Ces conflits dusages alertent depuis peu les élus, les organisations professionnel-les, les administrations et les mouvements associatifs préoccupés parles consé-quencesimmédiates des conflits dusage sur les relations sociales, la tranquillité et lordre public mais aussi par les incidences de plus long terme sur le développe-ment des espaces ruraux et périurbains1.
Ainsi, les acteurs focalisés sur la protection du patrimoine naturel seront essentiel-lement soucieux de laccès croissant du public aux espaces particulièrement fragiles et aux espèces protégées, de limpact environnemental de certaines tech-niques de production notamment sur leau et lair et plus généralement des diffi-cultés à faire respecter la législation protectrice.
Sur un registre différent, une partie des résidents est particulièrement attentive à son cadre de vie et à la valeur de sa propriété que les nuisances et les pollutions peuvent déprécier.
(1) La définition du rural donne souvent lieu à de longs débats. Nous nous en tiendrons ici à la définition adoptée par lINSEE en 1996 (ajustée en 2002) et fondée sur le critère de polarisation urbaine des déplacements quotidiens de travail. Ainsi, selon lINSEE, lespace à dominante rurale comprend les communes dont moins de 40 % de la population résidente ayant un emploi travaille dans une aire urbaine. LINSEE désigne comme aire urbaine len-semble des communes dont au moins 40 % de la population résidente ayant un emploi tra-vaille dans le pôle urbain. Celui-ci correspond à une unité urbaine offrant 5 000 emplois ou plus (et nappartenant pas à la couronne urbaine dun autre pôle urbain). LINSEE continue à distinguer les communes de moins de 2 000 habitants agglomérés qui constituait depuis 1856, la définition du rural. Une typologie multicritères permet de rendre compte de la diversité des caractéristiques des espaces ruraux (cf. annexe 4).