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Ce que nous devons
vraiment à Alexandre
le Grand
edette du dernier film d’Oliver V
Stone, prochainement dans les ciné-
mas romands, le conquérant macé-
donien meurt à 33 ans, en 323 avant
J.-C., sans avoir terminé son œuvre.
Mais en ayant marqué les esprits
pour les siècles à venir.
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aura les traits de Colin Farrell,
dans le nouveau film d’Oliver Stone qui doit arriver
sur les écrans romands
le 5 janvier prochain
dormir tranquille dans son éternité. Ce Macédoine est trop petite pour toi.»
conquérant qui se voyait en descendant Y figure encore l’épisode du nœud
d’Achille n’a cessé de trouver des plumes gordien qu’Alexandre tranche d’un
pour raviver sa légende, aux siècles des coup d’épée, parce qu’un oracle pro-
siècles. mettait de devenir maître du monde à
«De l’Antiquité, il ne nous reste celui qui le dénouerait. Sans oublier la
que quatre récits postérieurs, ceux de rencontre avec le philosophe Diogène
erDiodore de Sicile, un historien du I qui, à Corinthe, était vautré devant le
siècle avant J.-C., d’Arrien, un haut tonneau où il vivait au moment où il reçut
efonctionnaire de l’empire romain au II la visite d’Alexandre. Le conquérant lui
siècle après J.-C., la Vie d’Alexandre de ayant demandé ce qu’il pouvait faire pour
ePlutarque (II siècle ap. J.-C.) et celui lui, le philosophe lui répondit : «Ote-toi
de l’historien romain Quinte-Curce. un peu de mon soleil.»
Comme ces auteurs ont tous utilisé des
Les excès d’Alexandresources de première main, nous sommes
bien informés sur l’épopée d’Alexandre, Les récits antiques nous décrivent
et nous pouvons assister à la naissance de enfin le caractère cyclothymique du
son mythe», précise Pierre Ducrey. conquérant, capable de traiter la famille
de son ennemi Darius avec la plus grande Le nœud gordien, Diogène
des courtoisies, mais également capable et Bucéphale
d’assassiner un de ses proches amis d’un
On y découvre notamment l’épisode où geste de colère, au cours d’une soirée trop
Alexandre dompte le cheval Bucéphale, arrosée, parce que l’imprudent a osé le
après l’échec de son père Philippe II qui critiquer. On y découvre enfin les évoca-
le regarde faire et qui commente : «Mon tions du courage physique de ce général
fils, cherche un royaume à ta taille, la qui, sans doute hanté par les récits de
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Monopole PathéC e q u e n o u s d e v o n s v r a i m e n t à A l e x a n d r e l e G r a n d
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l’Iliade et par les prouesses légendaires de l’incroyable série de victoires obtenues niens étaient aussi des cavaliers hors
son ancêtre Achille, se jetait en première par Alexandre entre la Grèce et l’Indus. pair, comme le rappelle la légende de
ligne, quitte à y récolter de nombreuses «Le premier élément d’explication vient Bucéphale», ajoute Pierre Ducrey. Enfin,
blessures. de la phalange macédonienne, poursuit ils pouvaient compter sur des stratèges
«Il pouvait se montrer violent, jaloux, le spécialiste des guerres antiques. N’im- capables de trouver des solutions pour
brutal. Mais il était aussi capable d’une porte quel Suisse qui connaît l’histoire contrer des armes aussi efficaces que
vision intelligente et rationnelle. Ces traits de Winkelried à la bataille de Sempach les chars de combat dotés de faux du
de caractère ne sont pas antinomiques, comprendra cela : les Macédoniens for- Perse Darius et les éléphants du roi
commente Pierre Ducrey. Alexandre maient un carré compact de soldats qui indien Poros. «On a souvent dit que les
devait avoir une énergie absolument étaient tous armés d’une lance qui peut pachydermes étaient les chars de com-
inhabituelle, comparable à celle dont atteindre six à sept mètres de long. Les bat de l’Antiquité. Rien n’est moins vrai,
disposaient d’autres conquérants comme cinq premiers rangs la brandissaient pour assure l’historien lausannois. Parce que
César ou Napoléon. Tous ont affiché des former une muraille de piques quasi les éléphants seuls n’ont jamais permis de
personnalités qui sortaient de l’ordinaire, infranchissable. Seules les très mobiles gagner une bataille. Et parce qu’aucune
avec tous les excès possibles.» légions romaines ont été capables de la arme n’est absolue.»
contourner pour en venir à bout, un siècle Pourquoi Alexandre a L’union rêvée de l’Orient et et demi plus tard.»toujours gagné de l’OccidentL’infanterie n’explique pas tous les
Cette personnalité hors du commun succès d’Alexandre. «Les Macédo- Plus que pour ses succès militaires
ne suffit cependant pas à expliquer éphémères, Alexandre est entré dans la
légende parce qu’il poursuivait un grand
rêve. Unir l’Occident et l’Orient. Enfin,
surtout vers la fin de son expédition. Pierre Ducrey, professeur d’histoire ancienne
«Alexandre n’est pas parti pour un conflit à l’Université de Lausanne (UNIL)
de longue durée, insiste Pierre Ducrey.
Au moment de quitter la Macédoine, il
partageait probablement le credo de son
précepteur, le philosophe Aristote, qui
enseignait la supériorité des Grecs sur
les «Barbares» (principalement les Per-
ses, ndlr). Sa campagne devait marquer
la revanche d’un peuple supérieur, vexé
par les affronts qu’ont pu représenter
les guerres médiques, ces expéditions
menées par les Perses contre les Grecs
en 490 et 480 avant J.-C.»
Alexandre va pourtant changer d’avis
en cours de route, estime le professeur
lausannois qui place ce tournant à l’issue
de la visite de l’oracle de Sioua. «On ne
sait pas ce que les devins lui ont dit, dans
le désert égyptien. Mais dès ce moment,
Alexandre commence à donner des gages
aux peuples envahis.» Des symboles qui
connaîtront une apogée quand Alexan-
dre épouse Roxane, la fille d’un noble
Bactrien (une peuplade du nord de
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Yves Leresche / lookatonline.com
Alexandre face aux éléphants lexandre le Grand a disparu aussi l’Afghanistan actuel, ndlr), forcément
du roi indien Poros A vite qu’il a dominé le monde. «d’une exceptionnelle beauté».
Régent du royaume de Macédoine à L’a-t-il épousée pour proclamer
seize ans, roi à vingt et maître de 80 % l’unité du genre humain ou a-t-il plutôt
des terres connues à trente-trois ans, le calculé que cette décision allait faciliter
conquérant s’incline pourtant face à la la son projet de créer un empire universel
malaria à l’âge du Christ, en laissant der- en accélérant la collaboration des peu-
rière lui une œuvre au goût d’inachevé. ples conquis? L’interprétation de cette
Malgré une folle chevauchée de plus de union divise les historiens, explique
20’000 kilomètres (lire notre infogra- Pierre Ducrey qui ajoute : «Alexandre
phie en pages 32-33), et treize années est quelqu’un de calculateur. C’est aussi
de tumulte à livrer des batailles qu’il a un génie politique qui avait certainement
invariablement gagnées et à assiéger des compris l’intérêt qu’il avait à tirer de ces
villes qu’il a constamment prises. Tou- gestes de réconciliation.» Quitte, pour
jours vainqueur, toujours conquérant, cela, à provoquer des frondes récurren-
mais pour quel résultat? tes parmi ses soldats macédoniens, qui
voyaient cette cohabitation forcée avec Alexandre mort, la légende l’ennemi d’un très mauvais œil.peut commencer
La victoire posthume d’Alexan-Au moment de disparaître, Alexandre
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Monopole PathéC e q u e n o u s d e v o n s v r a i m e n t à A l e x a n d r e l e G r a n d
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Monopole Pathé
A la pointe de l’épée, Alexandre et ses soldats se sont ouvert
les portes de l’Orient richissime
dre
aurait laissé son empire «au meilleur» culturels. Alexandre a propagé plus loin
Alexandre, qui n’a pas réussi à fusion-(dixit Arrien) ou au «plus fort» (Dio- que quiconque cette civilisation grecque
ner l’Occident et l’Orient de son vivant, dore), donc à personne, certain qu’«il qui a tant apporté au monde», s’enthou-
poursuit donc son rêve post mortem. Via y aurait de grands jeux funèbres en son siasme Pierre Ducrey. De quoi atténuer
les nombreuses villes d’Alexandrie qu’il a honneur» (encore Arrien), c’est-à-dire cette impression d’inachevé qui nous
fondées aux quatre coins de son empire, des guerres sanglantes pour les miettes saisit parfois, quand on regarde le seul
et qui lui ont survécu. «Les fouilles de ce trône vacant. Un pronostic qui parcours militaire du conquérant.
menées par l’historien lausannois Claude s’est pleinement réalisé, puisque l’unité
Rapin à Aï Khanoum (Afghanistan) et à de la conquête disparaît avec Alexandre. Jocelyn Rochat
Samarcande (Ouzbékistan) ont montré Et les candidats à la succession vont se
que la culture occidentale y a survécu partager les morceaux de l’empire de la
plusieurs siècles après la mort du con-Grèce à l’Indus, gagné par les invincibles A lire:
quérant», rapporte Pierre Ducrey.phalanges macédoniennes. «Guerre et guerriers dans La fin de l’histoire? Non, sa genèse. «Les valeurs ainsi propagées de la Grèce antique», Car la légende d’Alexandre ne fait que l’Anatolie à l’Indus sont celles de la Pierre Ducrey, Paris Hachette, commencer. «Et son héritage est bien cité grecque, berceau de la démocratie, coll. Pluriel, 1999.plus riche qu’il n’y paraît», prévient de l’indépendance politique et, d’une
Pierre Ducrey, professeur d’histoire manière plus générale, de la culture des
ancienne à l’Université de Lausanne Grecs, de leurs savants, de leurs phi-
(UNIL) et spécialiste de la guerre dans losophes, de leurs architectes, de leurs
l’Antiquité. Si Alexandre, qui était aussi ingénieurs. Et plus encore de leur mode
fin lettré que génial stratège, a toujours de vie: le gymnase est non seulement un
regretté l’absence d’un Homère à ses centre d’activités physiques, mais aussi
côtés pour raconter sa geste, il peut le lieu où se donnent des enseignements
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