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Les Cahiers
d’Orient et d’Occident
Lettre bimestrielle n°17 – novembre/décembre 2008
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Orient intérieur
Ésotérisme occidental et oriental
Romantisme allemand
Documents littéraires rares ou inédits
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2006-2008
Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°17
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DE L’ORIENT INTÉRIEUR
L’ENGAGEMENT MAÇONNIQUE DE HENRY CORBIN
« Tu possèdes la clé de ton propre Temple.
Elle est aussi la clé de tous les Temples. »
Marie-Madeleine Davy
De son vivant, Henry Corbin a tenu caché son engagement
maçonnique, n’en confiant les circonstances qu’à un tout petit
nombre de proches amis. C’était le vœu de Stella Corbin que cet
engagement demeurât secret, après sa mort, et sa volonté a été
respectée. Voici que l’on m’interroge aujourd’hui sur l’appartenance
de l’orientaliste au « Rite Écossais Rectifié ». Il ne servirait à rien de
la nier, Henry Corbin en ayant laissé des indices dans ses derniers
1travaux . Les années ont passé, Stella Corbin a disparu en 2003, et
ce n’est plus désormais trahir un secret que d’évoquer ici cet aspect
de la vie de Henry Corbin.
*
Sur la courbe de vie de Henry Corbin, quelques points singuliers
sont figurés par des livres. Le premier est bien connu, c’est La
Théosophie orientale de Sohravardî, dont Louis Massignon lui avait
offert, un jour de 1927/28, une édition lithographiée : « « Tenez, me
dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous. » Ce
quelque chose, ce fut la compagnie du jeune shaykh al-Ishrâq qui ne
2m’a plus quitté au cours de ma vie » . Quelque trente ans plus tard,
un autre ouvrage va jouer un rôle majeur : Der Gottesfreund vom
1 Par exemple, lorsqu’il évoque « un Ordre de chevalerie mystique, existant
encore, [qui] a pour grand maître un mystique « roi des Écossais » dont le
mode d’existence ne peut être compris qu’en se référant, comme pour le XIIe
Imâm, au ‘âlam al-mithâl ». Voir également sa longue étude (1975), intitulée
« L’Imago Templi face aux normes profanes », et plus spécialement au chapitre
VI, « L’Imago templi et la chevalerie templière ». Cf. Henry Corbin, Temple et
contemplation, Flammarion, 1980, pp. 344-385.
2 Henry Corbin, « Post-Scriptum à un Entretien philosophique », in Cahier de
l’Herne, 1981, pp.40-41.
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Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°17
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3Oberland de l’anthroposophe Wilhelm Rath qui va le mettre sur la
piste de Rulman Merswin, de l’Ami de Dieu de l’Oberland, de « l’Ile
verte des Johannites de Strasbourg » ainsi que d’un mystérieux
poème inachevé de Goethe, Die Geheimnisse, qu’il commentera
longuement en relation avec les traditions shî’ites de l’Imâm et de
4ses compagnons . Un dernier ouvrage intéresse directement notre
propos : la publication par Antoine Faivre, en 1970, du livre de
René Le Forestier, La Franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIII-
5XIXe siècles . Cette fois, Henry Corbin est dirigé vers Jean-Baptiste
Willermoz et ses « instructions », qui lui apparaissent comme « le
textbook de la spiritualité du Temple ». Il se trouve confirmé ainsi
dans son idéal d’une « chevalerie templière spirituelle ».
Lorsqu’il prit sa retraite universitaire, en 1974, c’est donc vers
le « Rite Écossais Rectifié » qu’il se tourna. Sur la chronologie de
son engagement maçonnique, les témoignages peuvent diverger
(GNLF, dès 1969 ?). Nous nous référons ici au seul témoignage
(oral) dont nous disposons, à savoir celui de Marie-Madeleine Davy.
Selon cette dernière, il aurait « brûlé les étapes », du fait de ses
connaissances en matière d’ésotérisme islamique, jusqu’à atteindre
en peu de temps les plus hauts grades. Sur les circonstances elles-
mêmes de son engagement – qu’il n’y a pas de raison de rendre
publiques – on rapportera cette anecdote de Gilbert Durand : « Au
cours d’une conversation, en 1966, sous les Cèdres d’Ascona [lors
d’une session d’Eranos], alors que je lui demandais s’il n’avait jamais
été incliné à entrer dans une tariqâ musulmane et ne me répondant
pas directement, il me disait : « C’est une chose difficile lorsque tu
n’as pas été élevé dans le contexte religieux et culturel, mais sais-tu
ce qu’un Shayk [sic] m’a répondu à la même question que tu me
poses ? Ce serait très facile, m’a-t-il dit, si tu étais déjà initié par les
Francs-Maçons par exemple. » On ne peut s’empêcher de
3 De l’interprétation de Wilhelm Rath, Henry Corbin dira : « On reconnaît à
l’auteur, qui est anthroposophe, le mérite d’avoir perçu et sauvegardé la nature
propre du fait spirituel, sans recourir aux hypothèses de la supercherie littéraire
ou de la psychiatrie ». Henry Corbin En Islam iranien, tome IV, 1972, p.395,
n.72. La première édition de L’Ami de Dieu de l’Oberland est de 1930. C’est à la
seconde (Stuttgart, 1955) que se réfère Henry Corbin. L’ouvrage n’est toujours
pas traduit en français.
4 Idem, pp. 404-406.
5 Henry Corbin n’en est pas moins fort sévère : « Disons que cet ouvrage est
précieux par l’immense matériel qu’il met en œuvre. Malheureusement, l’esprit
de l’auteur étant complètement fermé à toute phénoménologie des événements
du monde imaginal, la mise en œuvre est manquée » Henry Corbin, Temple et
contemplation, op. cit., p.374, n.200.
3
Les Cahiers d’Orient et d’Occident Bulletin bimestriel n°17
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rapprocher ce témoignage de ce que Nerval nous apprend, dans son
Voyage en Orient, à propos de son initiation auprès des Druzes du
Liban : « Les akkals druzes sont les francs-maçons de l’Orient »,
« La franc-maçonnerie a, comme tu sais, hérité de la doctrine des
templiers ; voilà le rapport établi, voilà pourquoi les Druses parlent
de leurs coreligionnaires d’Europe, dispersés dans divers pays, et
principalement dans les montagnes de l’Écosse (djebel-el-Scouzia). Ils
entendent par là les compagnons et maîtres écossais, ainsi que les
rose-croix, dont le grade correspond à celui d’anciens templiers.
Mais tu sais que je suis moi-même l’un des enfants de la veuve, un
louveteau (fils de maître) […]. Bref, je ne suis plus pour les Druses un
infidèle, je suis un muta-darassin, un étudiant. Dans la maçonnerie,
cela correspondrait au grade d’apprenti ; il faut ensuite devenir
compagnon (réfik), puis maître (day) ; l’akkal serait pour nous le
rose-croix ou ce qu’on appelle chevalier koddosh. Tout le reste a des
rapports intimes avec nos loges, je t’en abrège les détails. »
Il résulte de ce rapprochement, pour Henry Corbin, que, faute
d’avoir été franc-maçon dans sa jeunesse, comme Nerval, et aussi
parce que sa famille (et Stella Corbin) était protestante, il ne put être
initié dans l’ismaélisme réformé d’Alamût. Mais, on peut en déduire
tout aussi bien que s’il devint franc-maçon sur le tard, ce fut faute
d’avoir pu ou voulu être initié à cette branche de l’ismaélisme qui
avait sa préférence. Telle est même notre conclusion : l’engagement
maçonnique de Henry Corbin fut par défaut.
Toutefois, si l’on considère que sa fondation, la même année
(1974), de l’Université Saint-Jean de Jérusalem (USJJ), en référence
6à Rulman Merswin et à l’Ile verte de Strasbourg, s’inscrit
logiquement dans « [ses] cheminements à l’intérieur du Temple de
Sainte-Sophie comme à l’intérieur du Temple du Graal », on peut
estimer, enfin, que l’engagement maçonnique de Henry Corbin
constitue la face cachée, l’ésotérisme en quelque manière, de son
in