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Sciences-Croisées
Numéro 9 : Contributions libres
Des violences extrêmes aux violences quotidiennes :
Approches critiques de la notion de traumatisme
Alexis Cukier
Allocataire moniteur, Département de Philosophie
(Sophiapol - Université de Paris-Nanterre)
alexis.cukier@gmail.com
Cécile Lavergne
Allocataire monitrice, Département de Philosophie
(Sophiapol - Université de Paris-Nanterre)
lavergne.cecile@gmail.com
Valentina Ragno
Doctorante, Département de Philosophie
(Sophiapol - Université de Paris-Nanterre)
valeragno@hotmail.com
Des violences extrêmes aux violences quotidiennes :
approches critiques de la notion de traumatisme
Résumé
Après un examen des usages courants et des théories (psychologiques, sociologiques,
philosophiques) contemporaines de la notion de traumatisme, nous proposons une
approche critique de la conception dominante des « violences traumatiques » comme
événements « traumatogènes » produisant des « drames sociaux ». A partir d’une
analyse des conceptions contemporaines de phénomènes de « violences extrêmes »
(pratiques de guerre, torture, agressions) et de « violences quotidiennes » (harcèlement,
management par le stress, dominations), nous proposons de critiquer à la fois
l’individualisation des traumatismes et l’utilisation de cette catégorie à des fins de
gouvernement des populations et de management des subjectivités. Dans cette
perspective, nous proposons l’esquisse d’une nouvelle thématisation de cette catégorie
de traumatisme, inspirée de la philosophie sociale, et attentive aux nouvelles formes de
« violences ordinaires » et de « souffrances sociales », et à leurs effets de subjectivation
et de désaffiliation spécifiques.
Mots-clés : traumatisme – violences – subjectivités – culture thérapeutique –
souffrance sociale
- 1 -Introduction
Nous employons les termes de violence et de traumatisme, dans l’usage
courant, théorique ou clinique, pour comprendre des situations et des
souffrances apparemment très diverses. Mais qu’y a-t-il de commun, par
exemple, entre les violences « extrêmes » – qu’elles soient « politiques »
(guerre, emprisonnement, torture) ou « privées » (agressions, viols, etc.) – et les
violences « quotidiennes » – qu’elles soient professionnelles (harcèlement
moral au travail, management par le stress), psychologiques (harcèlement,
dominations) ou sociales (licenciements, menaces) ? Et entre les traumatismes
dus, par exemple, à une catastrophe naturelle, à un attentat, à un événement
social brutal ou à une agression intentionnelle ? Même s’ils peuvent se recouper
ou se cumuler, les types de causes et de souffrances psychiques qui y sont en jeu
semblent difficilement identifiables. Mais surtout, la multiplicité des usages des
notions de violence et de traumatisme, ainsi que leur relative imprécision,
semblent atténuer leur pouvoir thérapeutique (diagnostic et prise en charge),
politique (dénonciation et lutte) et social (compréhension et aide adéquate).
C’est pour répondre à ce constat que nous proposons une approche critique
« des violences traumatiques » et de la compréhension de la violence à partir de
la catégorie de traumatisme.
A cette fin, nous n’adopterons pas la perspective de leurs causes – les
facteurs dits « traumatogènes » – mais celle de leurs effets, autrement dit, le
point de vue de ce qu’elles produisent (représentations, émotions et souffrances)
sur les individus, sur leurs psychismes ou sur leurs corps. Nous serons ainsi
amenés à nous demander quel pouvoir certaines violences, comprises comme
traumatiques, ont dans la constitution des subjectivités.
Nous partirons, plus précisément, du constat d’une rencontre entre la
compréhension savante du traumatisme (comme conséquence psychique d’un
choc) et sa compréhension usuelle (comme drame psychique et social d’un
peuple) et de l’hypothèse que cette rencontre a des conséquences cliniques,
théoriques et politiques, décisives. On peut citer à cet égard un extrait L’Empire
du traumatisme de Didier Fassin et Richard Rechtman (2007), qui pourrait
résumer notre point de départ : « Ce terme [traumatisme] doit […] s’entendre à
la fois au sens restreint que la santé mentale lui confère (la trace laissée dans le
psychisme) et en suivant l’usage toujours plus répandu dans le sens commun
(une brèche ouverte dans la mémoire collective) […]. De l’acception littérale
des psychiatres (le choc psychologique) à l’extension métaphorique dans les
médias (le drame social) – et souvent, d’ailleurs, on passe au sein d’un même
discours de l’une à l’autre sans précaution particulière –, la notion de
traumatisme s’impose donc comme un lieu commun du monde contemporain,
autrement dit comme une vérité partagée ». C’est donc de cet emploi généralisé
de la notion de traumatisme, qui inquiète les frontières entre discours cliniques
et quotidiens, que nous proposons d’effectuer une critique – non pas au sens
d’une attaque, mais plutôt d’une clarification et d’une précision des contextes
sociaux de ses usages, de sa portée thérapeutique et politique et des limites de
ses applications légitimes. Nous espérons que cette critique pourra contribuer à
rendre intelligible les effets de certaines violences, ainsi que leur
compréhension comme traumatiques, sur la construction contemporaine des
subjectivités.
- 2 -1. Les usages politiques et nosographiques de la catégorie de traumatisme :
ce que nous dit le traumatisme de la vérité contemporaine des violences
L’enjeu de ce premier temps de l’analyse sera de dégager trois usages
distincts de la catégorie de traumatisme, usages neuro-cogntif,
psychothérapeutique et culturel, pour montrer ce qu’ils peuvent nous apprendre
des régimes de véridiction des violences contemporaines, autrement dit de la
manière dont les effets traumatiques des violences sur les subjectivités sont pris
dans des dispositifs discursifs ayant valeur de vérité. Nous verrons que c’est un
langage commun de l’événement qui subsume ces trois usages.
On peut définir la violence de manière minimale comme excès ou abus
dans le déchaînement de la force, c'est-à-dire comme effet d’une contrainte
physique ou psychique qui se traduit par de la souffrance, des blessures,
pouvant conduire à la mort. Il faut ajouter que la violence n’est le plus souvent
qualifiée comme telle que lorsque s’atteste la conjonction entre l’intensité de la
force et son caractère illégitime. C’est d’ailleurs sur cette illégitimité que
s’appuie la revendication de la condition de victime, qui sera d’autant plus
1difficile à faire valoir que les violences subies seront qualifiées de légitimes .
Mais la reconnaissance du statut de victime est-elle absolument nécessaire à
l’individu traumatisé pour amorcer une « sortie de crise » ? C’est ce que laisse
entendre une série de travaux en victimologie, portant notamment sur les
violences conjugales, où la sanction de la loi et la reconnaissance des violences
vécues sont présentées comme un préalable nécessaire à la reconstruction de
l’identité (Faget, 2004). Nous ne pourrons pas aborder ici la discussion de ces
travaux, mais souhaitions pointer le lien entre vécus de violence et vulnérabilité
des identités individuelles – qui fera l’objet d’une approche critique dans la
deuxième partie de cette contribution. Ce lien entre identité et violence est
ressaisi par Françoise Héritier (1996), lorsque dans ses définitions liminaires de
la violence, elle insiste sur le noyau conceptuel de l’effraction : « tantôt du
corps comme territoire clos, tantôt du territoire physique ou moral conçu
comme un corps dépeçable ». C’est justement cette effraction de la violence,
lorsqu’elle implique une expérience de grande tension émotionnelle pour
l’individu, qui est pensée comme proprement « traumatique ».
Catherine Malabou dans Les Nouveaux Blessés (2007), oppose à la
2définition psychanalytique et freudienne du trauma , celle neurocognitive de
3traumatisme (sur la base de la « méthode des lésions » employée par exemple
4par Antonio R. Damasio, 1995 ). En fait, la catégorie de traumatisme psychique
réfère pour elle à des types de conduites que l’on retrouve à la fois chez les
cérébro-lésés (individus souffrant de maladies dégénératives comme