La valeur est-elle soluble dans la pensée du droit et des affaires ?
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La valeur est-elle soluble dans la pensée du droit et des affaires ?
« … la raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste ».

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Langue Français

Extrait

Roland Gori[1]
La valeur est-elle soluble dans la pensée du droit et des affaires ?
« … la raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste [2]».
Georges Canguilhem
Vous vous souvenez de ce roman farce de Boris Vian “Vercoquin et le plancton” dans lequel Boris Vian[3] caricature l’AFNOR, agence pour laquelle il a travaillé, sous les traits du CNU, le Consortium National de l’Unification. L’AFNOR, c’est une Agence Internationale de Normalisation très puissante encore, matrice et opérateur de tous les « processus de régulation volontaire », pour reprendre l’expression utilisée sur son site.
Dans cette farce, le CNU est décrit par Boris Vian comme une formidable entreprise qui fabrique des dossiers d’informations sur tout ce qui existe. C’est un travail colossal et parfaitement inutile, pour exemple : « Une dizaine de planches supportaient les fruits de l’activité laborieuse du service, concrétisés en de petits fascicules gris souris, qui tentaient de régler toutes les formes de l’activité humaine. On les appelait les Nothons. Ils tentaient, orgueilleusement d’organiser la production et de protéger les consommateurs. » Activité d’autant plus inutile que le Gouvernement avait dépêcher auprès des ingénieurs chargés de ces évaluation un délégué général, superviseur dont la tâche essentielle était de retarder le plus possible la parution des Nothons en convoquant plusieurs fois par semaine des réunions des personnes chargées de les élaborer. Ce qui conduisait à une élaboration si fine et obsessionnelle qu’il fallait des années pour les déchiffrer, ce qui les rendait parfaitement inutiles puisqu’au bout de ce temps il convenait de procéder à leur révision… On croirait entendre parler du DSM[4] ! Rien d’étonnant dès lors que : « les Nothons grâce à une habile propagande, possédaient auprès du public – qu’ils prétendaient protéger – une très mauvaise réputation. »
A travers celui qui dirige cette entreprise bureaucratique et libérale à la fois, pourrais-je dire, Boris Vian se moque avec insolence des tenants d’une autorité normative qui rassemble les « anciens » ronds de cuir, adjudants égoïstes, tatillons et esclavagistes sous les traits des « nouveaux » technocrates, solennels, consommateurs de formules vides et de règlements inutiles, spirale d’une folie obsessionnelle dont, avec mes amis Alain Abelhauser et Marie-Jean Sauret[5], nous avons essayé de décrire l’actualité dans La folie évaluation Les nouvelles fabriques de la servitude.
Nous sommes aujourd’hui entrés de plain pied dans l’empire du CNU, Consortium National de l’Unification, avec ses différentes Agences d’Evaluation, ARS, AERES, HAS, etc. et autres dispositifs de servitude volontaire, « caricatures » des comités professionnels d’expertise qui, à l’instar des vercoquins, proliférent comme des « larves » du même nom dans le marigot du néolibéralisme. Vercoquins dont le mot désigne métaphoriquement le « caprice » et le « vertige » que ne manquent pas de produire ces instances obsessionnelle de suspicion, de contrôle et de normalisation, au nom des idéaux de compétition et d’ « excellence » qu’ils ne manquent pas d’empêcher par les modalités mêmes de leurs procédures de conformité. La nouveauté du jour c’est sans nul doute que cette activité inutile des CNU (Consortium National d’Unification) voit sa façade repeint à la couleur Thachter qui fragilise toujours plus les conditions sociales du salariat de la Fonction Publique par une précarité autant matérielle que symboliques des professionnels. Alors nous avons suffisamment avec Marie José Del Volgo, Alain Abelhauser, Marie Jean Sauret, Vincent de Gaulejac, Barbara Cassin, Michel Chauvière et d’autres, déconstruit ces fabriques de la servitude volontaire pour ne pas trop avoir à y revenir aujourd’hui.
Si j’ai évoqué Boris Vian c’est bien plutôt pour insister sur l’organisation bureaucratique de ces institutions qui, au nom des valeurs néolibérales de « rentabilité » et de « performance », fabrique la lourdeur, l’inertie, le caprice et l’inutile, caractéristiques naguère attribuées aux institutions de l’Etat et supposées être la pathologie propre à ces « ronds de cuir » du fonctionnariat. Ces Agences d’Évaluation d’aujourd’hui font la preuve éclatante que la maladie de la Bureaucratie n’est pas propre au statut des fonctionnaires de l’Etat ou de l’Empire, mais relève bien davantage d’une pathologie que j’ai essayé de décrire comme celle de la rationalité formelle, de la pensée procédurale des dispositifs anonymes, homogénéisant, abstrait, de l’objectivité formelle, et de son lien avec un monde dévitalisé, géométrisé, numérisé, dont les valeurs et les dispositifs néolibéraux s’emparent pour civiliser les mœurs et soumettre socialement les individus et les populations avec leur consentement. Cette rationalité de l’évaluation mime jusqu’au ridicule la métaphysique et les rites de la rationalité pratico-formelle, pensée du commerce et du droit[6].
Ces Agences d’Évaluation, ces nouveaux Consortiums nationaux d’unification, confondent la valeur avec son ombre, la notation. Et sur ce point Emmanuel Saint-James pourra nous éclairer. La valeur, c’est en Grèce Antique, la timée, c’est l’estime et la bravoure dans les Chansons de Geste, ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que la valeur acquiert sa signification de « mesure » et d’« équivalence » sous l’impact d’une civilisation toujours plus marchande. Et ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que la valeur véhicule l’idée d’un « prix », d’une « mesure », qui se dépouille progressivement de ses significations antérieures, idéaux héroïques, aristocratiques, sociaux, politiques ou éthiques. Ce lien étroit de la valeur et de la mesure, de la valeur et du prix, dépend de l’apogée du rationalisme, du rationalisme économique et instrumental.
Et vous le savez le néolibéralisme a poussé jusqu’à l’absurde cette logique et d’une manière extrême puisque la valeur-notation-prix s’est insérée dans tous les secteurs, dans toute la chaine existentielle de l’Etre humain, en chacun des maillons de son existence. Au point que Pierre Bourdieu pouvait écrire : « Aujourd’hui, on veut vous faire croire que c’est le monde économique et social qui se met en équations. C’est en s’armant de mathématiques (et de pouvoir médiatique) que le néolibéralisme est la forme de la sociodicée conservatrice qui s’annonçait depuis 30 ans sous le nom de « fin des idéologies », ou plus récemment de « fin de l’histoire ». Sociodicée, théodicée du néolibéralisme dont l’évaluation constitue un des rituels au nom desquels on contraint les professionnels à s’agenouiller et à prier le Dieu-Marché, non sans avoir jeté quelques lançons, vers de terre ou de mer, des « primes d’excellence » pour mieux appâter et ferrer les professionnels les plus récalcitrants.
Rien de tel pour transformer l’humain en « machine numérique », par intériorisation des normes, ou en pièces détachées de l’espèce, segment fonctionnel d’une société animale, que de faire de la valeur ce qui se déduit de la notation. Et de la notation le produit des dispositifs de normalisation calqués sur les règles et procédures en vigueur sur les marchés financiers.
Alors comment redonner à la valeur toute sa place et ses significations dans les métiers qui sont les nôtres ?
C’est l’objectif de ces journées de l’Appel des appels dont je vous rappelle qu’elles se dérouleront ensuite le 7 juillet, le 13 octobre 2012 et le 5 janvier 2013.
L’idée étant que cette journée du 14 avril qui comprend cinq tables rondes et un Forum soit le lieu d’un « premier tour de table » par secteur, non sous la forme d’exposés mais sous celle de brainstormings dont les modérateurs sont les garants, pour que l’on puisse dégager des pistes de travail qui puissent constituer par la suite le socle conceptuel de petits groupes, de cartels citoyens, susceptibles d’approfondir une question entre les journées proprement dites de l’Appel des appels.
Pour finir je me permettrai de rappeler ce que j’ai dit l’autre jour au Forum du Front de Gauche qui m’avait invité à témoigner sur la VIe République[7]. « Vite la VIe République ». C’est un beau programme. Mais que serait cette nouvelle République sans un changement profond des valeurs qui nous font vivre ensemble ? Comment redonner confiance à des femmes et à des hommes chez qui l’angoisse de l’avenir a remplacé l’espoir du lendemain ? Comment réinventer une Démocratie Républicaine garantissant la séparation des pouvoirs au sommet de l’État sans réaliser la même réforme au niveau des champs professionnels ?
A la suite de Jaurès je pense qu’il ne saurait y avoir d’émancipation sociale et politique sans émancipation culturelle. Et il n’y aura pas d’émancipation culturelle sans sortie de cette «
religion du marché » qui nous prescrit de vivre selon un certain rituel dans tous les actes de notre existence. C’est sur le modèle d’un humain « en miettes », fragmenté, isolé des autres, instrumentalisé, rationalisé et technique, que les nouvelles formes de l’évaluation modèlent et recomposent tous nos métiers, métiers du Bien commun, métiers du soin, de l’éducation, de la recherche, de la justice, de l’information ou de la culture. Ces métiers, ceux qui ont pris l’initiative de l’Appel des appels, subissent aujourd’hui ce mouvement de prolétarisation que le capitalisme impose depuis le début de son histoire et sous toutes ses formes à l’organisation du travail dans les chaines de la production industrielle. En imposant aux professionnels une nouvelle manière de penser leurs pratiques, en les obligeant à penser leurs services comme des produits financiers par une la seule évaluation marchande, chiffrée, purement formelle, le Pouvoir n’évalue les moyens que pour mieux ignorer les finalités et le sens des métiers. Cette manière de penser participe d’une véritable civilisation des mœurs fabriquant une « vision du monde » néolibérale. C’est une pensée de la résignation, une morale qui ne croit plus, ni à l’éducation, ni au soin, ni au caractère rédempteur de la sanction sociale, de la punition par exemple. Elle est la pensée d’une société qui ne croit plus en elle-même, d’une société qui ne croit plus en ses valeurs. Comme le disait Jaurès, le pire ennemi d’une démocratie, c’est son manque de confiance en elle-même, c’est l’absence d’une ambition vraie.
Pour parvenir à cette prolétarisation des esprits autant que des services le Pouvoir a mis en place des « Agences de notation » diverses et variées, à l’image de celles qui sont en œuvre sur les marchés financiers, des agences de notation de la Maternelle à l’Université, des services sociaux aux hôpitaux, des secteurs de l’information à ceux de la culture, des tribunaux aux services de police. C’est par ce dispositif qui confond valeur et notation, par cette dictature des chiffres qui donne une fausse légitimité aux donneurs d’ordres, que le nouvel art de gouverner confisque aux professionnels leur savoir faire et détruit la dimension artisanale de leurs métiers. Le mode d’emploi de la machine numérique a remplacé le jugement, la pensée et la décision du travailleur se trouve confisquée par les procédures. C’est la définition même que Marx donne du prolétaire : l’ouvrier est devenu un prolétaire quand son savoir et son savoir-faire sont passés dans la machine. Cette prolétarisation généralisée de la vie sociale se manifeste dans notre manière de vivre ensemble, dans la manière de communiquer entre nous.
Il faut ainsi réinsérer la République dans les instances et les dispositifs des métiers. Il faut que la démocratisation des instances de gouvernement d’une nouvelle République «
descende » aussi sur les lieux de pouvoir et de décision de nos métiers : suppression des Agences d’Évaluation diverses et variées remplacées par de véritable Conseils d’Amélioration des services avec des représentants élus des professionnels, des usagers et des financeurs par exemple. Faute de quoi la démocratie continuerait à être confisquée par la technocratie, ne laissant au citoyen dé-subjectivé et dépolitisé que les consolations de la « société du spectacle » et de la « démocratie d’opinion ». Dans ces deux cas, le citoyen se trouve désubjectivé et dépolitisé, et cette prolétarisation des esprits et de l’intelligence collective permet l’hégémonie culturelle du capitalisme financier et de sa religion du marché. Cette prolétarisation des esprits atteint la parole politique elle même : perte du sens des mots, perte de substance des discours, de leurs histoires et de leurs références. Quand on perd le sens des mots, on perd le monde commun, et quand on perd le monde commun on devient fou et on perd les valeurs partagées. Lâcher la démocratie pour l’ombre de l’opinion, c’est s’inscrire dans une logique d’audimat où se perdent les valeurs de l’engagement et de la responsabilité.
C’est la raison pour laquelle il n’y aura de nouvelle République, la VIe, que si on place les valeurs au centre des dispositifs de la société, que si on place la culture, l’éducation, la justice au centre du vivre-ensemble, en évitant la prolétarisation de la parole publique comme celle du citoyen ordinaire. Si comme le disait Jaurès en 1895, « la justice est inséparable de la liberté », il nous faudra déconstruire des dispositifs tyranniques de la servitude volontaire, modes d’emploi des agences de notation, qui ont remplacé la pensée du travailleur et le débat des citoyens. Il nous faudra d’autres manières de donner de la valeur à nos métiers et à nos vies, des manières démocratiques, républicaines et humanistes. Je dirai, en plagiant Jaurès encore, qu’il nous faudra éviter le piège de projeter « sur la société future l’ombre de la société actuelle ». Et c’est bien pour ne pas entrer à reculons dans l’avenir que je suis aujourd’hui parmi vous. Car comme l’écrivait Paul Eluard « Il faut réanimer le monde de demain ». Paris le 14 avril 2012 Roland Gori
[1] Professeur émérite de psychopathologie à l’Université d’Aix-Marseille. Psychanalyste. Dernier ouvrage publié : La Dignité de Penser, 2011, Les Liens qui libèrent, Paris.
[2] Georges Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique », Revue de Métaphysique et de Morale, 1947, 52 (3), p. 326. [3] Boris Vian, Vercoquin et le plancton (1947), Paris : Gallimard, 2002. [4]
[5] Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, La folie évaluation Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris : Mille et une nuits-Fayard, 2011.
[6] Roland Gori, La Dignité de Penser, 2011, Les Liens qui libèrent, Paris.
[7] Roland Gori, « Il nous faudra d’autres manières de donner de la valeur à nos métiers et à nos vies », L’Humanité du 30 mars 2012 http://www.humanite.fr/tribunes/493523
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