Lacan et la politique par Jacques-Alain Miller & Vie de Lacan
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Jacques-Alain Miller — On ne saurait mieux dire. Un immense projet d’éducation privée ! C’est ainsi en effet que la psychanalyse doit apparaître quand on considère sa pratique en politologue. Elle ne prend pas l’homme en masse, si je puis dire, mais un par un. Elle le retire de la scène publique, elle le soumet à une expérience singulière, qui reste dans la confidence des deux partenaires. Elle lui promet de le soulager de certains maux intimes en les élucidant.
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Extrait

Vie de Lacan
JACQUES-ALAIN MILLER
Paris, le 2 août 2011I.La conversation de ces deux jeunes femmes roulait sur la diffamation dont Lacan faisait encore l’objet trente ans aprèssa mort. La première me reprochait mon silence sur « un dégoûtant ramassis de saloperies », la seconde « unecomplaisance qui aura permis aux modernes Erinyes de se sentir autorisées à dire n’importe quoi sur celui qu’ellespoursuivent d’unehainamoration implacable et éternelle ». Si les deux amazones me communiquèrent sans peine leurfièvre d’arracher la tunique de Nessus consumant Hercule, comment leur désir devenu mien aurait-il été sansperplexité ? Lacan, je l’avais connu, fréquenté, pratiqué seize ans durant, et il n’avait tenu qu’à moi de portertémoignage. Pourquoi m’êtretu ? n’avoir rien lu de cette littérature ?Étudiant son enseignement, rédigeant ses séminaires, prenant le sillage de sapensée, j’avais négligé sa personne.Préférer sa pensée, oublier sa personne, c’était ce qu’il souhaitait qu’on fasse, au moins le disait-il, et je l’avais pris aumot. Sans doute avais-je toujours eu soin, par méthode, de référer ses énoncés à son énonciation, de ménager toujours laplace duLacan dixit, mais ce n’était nullement faire cas de sa personne. Au contraire, ne dire mot de sa personne étaitla condition pour m’approprier sa pensée, approprier ma pensée à la sienne, jeveux dire universaliser sa pensée,opération oùle tien etle mien se confondentet s’annulent.Je m’étais intéressé à élaborer ce qui, de lapensée de Lacan – mot qui le faisait rire – pouvait être transmis à tous,sans perte, ou avec le moins de perte qu’ilétait possible, et que chacun pouvait ainsi faire sien. Cette voie était celle de cequ’il appelait, d’un usage qui lui était propre, lemathème. Or, cette voie implique par elle-même une certaine disparitiondu sujet et un effacement de la personne. Faire néant de la personnalité singulière de Lacan allait donc de soi. Je lasignalais dans mes cours, mais c’était pour la soustraire, la laisser tomber, la sacrifier, si je puis dire, à la splendeur dusignifiant. Ce faisant, je me sentais êtrepartie prenante de ce temps futur que, de son vivant, il appelait de ses vœux,ce
lui où sa personne ne ferait plus écran à ce qu’il enseignait. En somme, la voiedu mathème m’avait conduit à garder lesilence quand j’aurais eu à faire quelque chose que mes deux jeunes amies appelaientle défendre.Mais le défendre, je l’avais fait de son vivant, et jusqu’au bout, quand il étaitaux abois, puis à la dernière extrémité. À quoi bon le faire, lui mort ? Mort, il sedéfendait très bien tout seul – par ses écrits, son séminaire, que je rédigeais.N’était-ce pas assez pour faire voir l’homme qu’il était ?Sollers me tannait pour que j’obtienne de Lacan qu’il se laissât filmer à son séminaire. C’eût été un document pourl’histoire, et sans doute un véhicule pour propager la vraie foi. Là était pour lui le vrai Lacan. Je souriais, bien décidé ànepas le demander à Lacan, sachant fort bien que je serais rebuté. Sur la scène du séminaire, Lacan donnait certesquelque chose au théâtre, mais, à ses yeux, c’était afin que ça passe, ce qu’il avait à dire, dans l’instant de le dire. Sasemblance, cette nymphe, n’était pas à perpétuer. C’était une concession faite à la « débilité mentale » de ceparlêtrequ’il fallait bien captiver par quelque « obscénité imaginaire » pour qu’il retienne quelque chose du propos. Il disaitqu’on ne l’entendrait enfin, au sens de le comprendre, que lorsqu’il aurait disparu.Il abordait chacune des séances du séminaire comme une performance àréaliser, mais, en ce temps-là, les performances, on ne les enregistrait pas.Déjà, mobiliser une sténotypiste pour noter un cours, en ce temps-là c’étaitbizarre, cela ne se faisait pas en Sorbonne. Cependant, même quand on vitapparaître les premiers petits magnétophones, qui bientôt se multiplièrentautour du pupitre de Lacan, la sténo resta là, comme une butte-témoin dessiècles passés.Xénophon déjà, dit-on, avait fait usage de cet art pour noter les paroles deSocrate.II.Toujours est-il que ce résidu, ce déchet, cecaput mortuum de monOrientationlacanienne, je veux dire la personnede Lacan, je fus soudain enchanté à l’idéede la faire vivre, de la faire palpiter, de la faire danser, comme je sais fairevivre,palpiter et danser concepts et mathèmes.Était-ce désir de le défendre, de lui rendre justice, de le justifier, d’en faire un juste ? Lacan n’était pas un juste. Iln’était pas tourmenté par le devoir de justice.Il m’avait même dit, et dit à tous, à la télévision, l’indifférence qu’il vouait àla justice distributive, celle qui veut que, de chacun, il en soit selon ses mérites. Il avait même eu le toupet de prétendrepasser inaperçu, comme lediscreto de Gracián, alors que sa personne tirait l’œil depuis longtemps, qu’elle était devenueassez tôt dans sa vie une occasion de scandale, et qu’il était connu comme le loup blanc depuis la sortie de sesécrits.
Non, je n’avais pas le désir de le défendre. Il se peut bien qu’il ait étéindéfendable. J’avais le désir de le rendre vivant – vivant pour vous, qui aprèslui vivez, puisqu’il semblait que lire son séminaire, ce monologue prononcé surscène toutes les semaines, durant près de trente années, ne suffisait pas àvous le faire voir dans la densité de sa présence et les extravagances de sondésir.Mais alors, pourquoi le mot de justice s’est-il rappelé à moi ? C’était en raison,sans doute, du lien que la traditionétablit entre jugement et résurrection. Et jeme disais que c’était sans doute ce désir de résurrection de Lacan qui,cheminant en moi à mon insu, m’avait inspiré de choisir pour emblème d’un congrès récent de l’Ecole de la Causefreudienne, la fresque de Signorelli à Orvieto – cellede la résurrection des corps le jour du Seigneur – que Freudévoque dans laPsychopathologie de la vie quotidienne.J’avais écrit à cette occasion : « Debout les morts ! ». C’était sans doute unentre tous que j’entendais faire revivre.Donc, l’idée me vint d’uneVie de Lacan.III.Elle fit lever en moi de multiples échos, et d’abord un souvenir.Je me souvenais de m’être jadis demandé, lorsque Lacan était encore vivant,pourquoi je n’étais pas à Lacan ce que James Boswell avait été à SamuelJohnson. Pourquoi n’écrivais-je rien de ce que je voyais et entendais de Lacantous les jours, surtout les fins de semaine où j’étais si souvent auprès de lui,dans sa maison de campagne de Guitrancourt, à une heure de Paris ? Jeconstatais que jamais je ne notais un seul de ses propos familiers, alors quej’aimais bien lire ceux de Martin Luther ou Anatole France. Jamais jen’inscrivais un dit, une date, un événement.Mais cette idée m’avait tout de même suffisamment travaillé pour que j’entreprisse la lecture deLife of Johnson, 1300 pages dont je ne connaissais jusqu’alors que des extraits scolaires. Boswell consigna en effet, durant vingt ans, ceque vivait et disait le Dr. Samuel Johnson, qui fut au XVIIIème siècle la grande figure des lettres anglaises, l’arbitre detoutes les élégances littéraires. On ne le lit plus, mais on lit encore laLife. Boswell confessait que, durant ces vingt ans,il avait eu constamment dans l’esprit leprojet d’écrire la vie de Johnson, et que Johnson, le sachant, répondait à sesquestions pour nourrir l’ouvrage, et que celui-ci donne de lui « une représentation exacte ». Il lui confiait ce qu’avaientété son enfance, son adolescence, ses années de formation, les événements qui avaient eu lieu avant leur rencontre.Boswell notait tout de la conversation du Dr. Johnson, qui consistait essentiellem
ent, aux dires du commensal, en desmonologues « d’une vigueur et d’une vivacité extraordinaires ».Le Dr. Lacan, on ne s’aventurait pas à le questionner sur sa vie présente, et savie passée semblait l’indifférerprofondément. Je l’avais interrogé deux ou troisfois à ce sujet, et j’avais obtenu des réponses, mais si lapidaires etsurprenantes qu’elles me restaient en mémoire sans que j’aie eu besoin de les noter. De plus, il faut avouer que saconversation familière, à la différence de celle de Johnson, n’était pas marquée par beaucoup de vigueur et de vivacité.Cette vigueuret cette vivacité, il les gardait pour le long monologue de son séminaire, tandisque sa conversation était, àdire vrai, plutôt celle de ses familiers. Il nous dirigeait, au temps où je l’ai connu, vers la narration et le commentaire depetites anecdotes et de petits faits vrais sur toutes choses en ce monde, pourvu que ce fût original et piquant. Je lui disaisqu’il nous faisait composer à table de nouvellesNuits attiques.Aulu-Gelle est d’ailleurs cité par lui dans lesÉcrits.Disons quecela ressemble à du Macrobe, si cela vous renseigne.On ne pouvait donc trouver auprès de Lacan la même ressource que Boswell auprès de Johnson. Johnson professaitque la vie d’un homme ne saurait être mieux écrite que par lui-même. Boswell était évidemment soutenu et comme aspirépar le désir de se mettre à cette place.Life of Johnson est en quelque sorte une autobiographie écrite par un autre. À moiil était échu d’écrire, non pas la viede Lacan, ni sa conversation, mais ses séminaires. Personne, certainement, nel’aurait fait mieux que lui-même. D’ailleurs, saisi d’émulation après la parutiondu séminaire desQuatre conceptsfondamentaux de la psychanalyse, qui fut lepremier à sortir, il s’était proposé de rédiger lui-mêmeL’éthique de lapsychanalyse. Il n’alla pas loin avant de faire une longue interpolation, et laissa le tout dans ses papiers. C’est pourquoile premier séminaire que je rédigeai après sa mort fut celui-là. Donc, je fus son tenant-lieu à cette place. M’y appelant, ilavait d’ailleurs été assez généreux pour me dire, à propos de ce séminaire desQuatre concepts:« Nous le signeronsensemble ». C’est moi qui reculai devant cette signature qui me paraissait exorbitante,« Jacques Lacan etJacques-Alain Miller », par un trait de modestie qu’il ne manqua pas de relever pour me le décocher en retour, dans lapostface que je lui avais demandé d’écrire pour cette première parution. J’avais cru plus digne de moi – modestie estaussi orgueil – de m’effacer, et de faire mettre au dos de la couverture la formule «texte établi par… », qui était celle dela collection Budé pour les éditions de textes grecs et latins.Johnson avait donc avec sa propre vie un rapport autobiographique. Ceci n’estpas permis par le discours psychanalytique. Dans la psychanalyse, on racontesa vie, en effet, mais on la raconte dans des séances de psychanalyse, pour unautre qui l’interprète, et cet exercice est de nature à modifier tout ce qui s’est
pratiqué dans le genre littéraire de l’autobiographie. Je veux dire que cela lerend impraticable.On pourrait dire en un sens qu’il n’y a qu’une personne analysée qui puisseraconter sa vie d’une façon plausible, puisque l’analyse est censée lui avoirpermis de lever les refoulements responsables des blancs ou desincohérences dans la trame de l’incessant monologue du moi. Mais une foiscomplétée de cette manière, votre vie n’est plus racontable au tout-venant. Ledémon de la Pudeur se dresse : il faut mentir, ou être indécent. Et puis,l’analyse fait éclater la biographie, elle polymérise la vérité, elle ne vous enlaisse que des fragments, des éclats. La mémoire est moirée. Le réel ne setransmute pas en vérité, sinon menteuse par elle-même. Il y a cet obstacleirréductible que constitue ce que Freud appelait le refoulement originaire : onpeut toujours continuer d’interpréter, il n’y a pas de dernier mot del’interprétation. Bref, autobiographie est toujours autofiction.Cependant, peut-être, après tout, Lacan aurait-il dû raconter sa vie. On le luiavait suggéré, et sous une forme qui est précisément la suivante. Son éditeuraux éditions du Seuil, qui était aussi un militant actif de la cause, FrançoisWahl, lui proposa un jour d’être interrogé sur sa vie et ses opinions, et qu’unlivre soit ensuite publié. Le nom était venu de l’un des intervieweurs les plusdistingués des années 1950 et 60, Pierre Dumayet, qui s’était entretenu seul àseul, devant les caméras de la télévision, avec Mauriac, Montherlant, Queneau,Ionesco, Duras… Pénétré, méditatif, tirant sur sa pipe, l’hôte, assis en face dugrand écrivain, s’exprimait d’un ton égal, un rien feutré, et posait une à une desquestions toujours pertinentes, écoutant avec respect les réponses. Qui mieuxque cet honnête homme, pensait l’éditeur, pouvait accoucher Lacan ? Desurcroît, il venait d’interviewer Lévi-Strauss, un dimanche.L’idée de cette interview autobiographique, je l’appris de Lacan. Il accompagnal’information de son petit souriremalicieux, qui voulait dire :«Bien entendu, jen’en ferai rien». D’un autre sourire, j’acquiesçais, alors que je voismieux aujourd’hui, par rétrospection, quels coups futurs l’ami Wahl voulait parer. Peu après, Lacan accepta d’emblée laproposition d’un jeune inconnu : pour un documentaire télévisé, s’entretenir avec moi sur son enseignement. BenoîtJacquot tombé du ciel l’avait charmé. Lacan ne manquait pas de prévoyance : il devait biensavoir qu’on écrirait un joursa biographie, et que le portrait ne serait pas forcément flatteur. Pourquoi ne pas apporter son témoignage ? Il s’enmoquait. Maisétait-ce une raison pour que je fasse de même ?Il était certes sous-entendu, quand on l’approchait d’un peu près, qu’on n’allaitpaspiapiaterau dehors, et, toutcompte fait, peu nombreux sont ses proches dont les déboires, les déceptions, voire les ressentiments, ont tiré quelquespropos amers qui ont nourri la rumeur, et que, parfois, on voit même religieusementcolligés dans des ouvrages sansacribie, voire dépourvus de simple jugeotte.
Tout de même, trente ans après sa disparition, je pense que j’ai quelque choseà dire de l’homme que j’ai connu, quelque chose qui ne soit pas indigne de lahaute tenue de son enseignement.
Lacan et la politique
ContributionEntretien avecJacques-Alain Millerdu même auteurPsychanalyste et fondateur de l’association mondiale de psychanalyse. Gendre deJacques Lacan, il est éditeur du « Séminaire » et des « Actes écrits » aux éditions duSeuil. Il a notamment écrit : Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002 et Le neveude Lacan, Paris, Verdier, 2003.JEAN-PIERRE CLERO, LYNDA LOTTE. —Lacan est mort il y a un peu plus de vingt ans,en 1981 ; il semble que sa présence, pour ne pas dire son règne, n’ait jamais été aussiéclatante. Il faut toutefois se méfier de ce qui paraît évident et peut-être y a-t-il eu deprofonds changements au cours de ces deux dernières décennies où son œuvre estapparue comme la référence obligée, même aux contradictions de ses thèses. Peut-être àcause de la piété de ceux qui ont entouré son œuvre et qui, comme vous l’avez fait, ontpermis à d’innombrables leçons duSéminaire de passer de l’enseignement oral à unesuperbe forme écrite, Lacan n’a pas connu le passage par le « purgatoire » que subissent leplus souvent les grands auteurs après leur mort. Sa figure est devenue celle d’une sorte depère de la psychanalyse, en passe de se substituer à celle de Freud, et rayonnant sur lafamille des analystes, tantôt déchirée, tantôt réconciliée ; comme toutes les familles.2Cette occultation de Freud n’est pas sans importance pour le sujet qui nous occupe ; eneffet, dans la première partie du XXe siècle – même si nous en avons parfois un peu perdule sentiment, en dépit de l’existence d’une littérature fine et importante sur la question –,Freud lui-même et de nombreux psychanalystes de son entourage ont pris des positionspolitiques qu’ils ont souvent payées de l’exil. Il y a eu des freudiens de gauche (Gross,Fénichel, Marcuse, Fromm, Reich) et des freudiens de droite (Jung, Groddeck), des façonsd’être de gauche et d’être de droite en se réclamant de la psychanalyse.3L’importance tout à fait extraordinaire prise par Lacan en France depuis 1945, et sansdoute aussi hors de France – quoique dans une moindre mesure dans les paysanglo-saxons – paraît avoir beaucoup changé les choses. Quel a été, quel est, l’impact
politique de Lacan – j’entends aussi bien en philosophie politique que dans la pratiquepolitique ?4Curieusement cet impact est difficile à mesurer, à s’en tenir à Lacan lui-même ; mais on nese facilite pas la tâche en prenant en compte les « lacaniens » : un certain nombre d’entreeux ne répugneraient sans doute pas à être classés à gauche, voire à l’extrême gauche – àlaquelle Lacan ne saurait être directement rattaché ; en revanche, un nombre nonnégligeable d’autres analystes, qui se réclament de Lacan, ne sont pas sans prendre despositions que l’on classerait volontiers à droite, quoique peut-être à tort, comme celles qu’ilsprennent sur la famille et par l’espèce de primat accordé au phallus, quand bien même lephallus ne coïnciderait pas avec l’homme mâle en chair et en os. J. Derrida, il y a longtemps,lui avait déjà adressé ce reproche.5Il est peut-être temps de regarder d’un peu plus près ce qu’il en est ; d’autant que, d’unepart, il n’est pas si facile de démêler une littérature qui coule à plein bord sur cette question,et que, d’autre part, les années 1980 et 1990 ont été fertiles en événements majeurs :l’effondrement de la coupure Est-Ouest de l’Europe et, presque du monde, avec desredistributions idéologiques et politiques spectaculaires, une menace d’extrême droite qui seprécise à nouveau dans des États démocratiques et qui accompagne une grandedésaffection politique de leur population.6Le problème qui se pose à quiconque s’intéresse conjointement à la politique et à lapsychanalyse est le suivant : comment la psychanalyse peut-elle intervenir théoriquement etpratiquement dans le champ politique ? Est-ce en écrivant des ouvrages théoriques : dèslors, quelle allure peuvent-ils prendre ? Est-ce en intervenant ès qualité dans le domainepolitique pour conseiller le prince ou les citoyens, les mettre en garde, voire pour détournerceux-ci de la politique en leur intimant de mener un destin essentiellement personnel etprivé ?7À coup sûr, de même que la psychanalyse rend un peu moins inintelligent sur sa vie privée,on peut s’attendre à ce qu’elle rende un peu moins aveugle l’individu au sein des groupes,des foules, des masses, des États ; mais on rencontre une difficulté particulière dans lesecond cas : sur quoi faut-il s’appuyer pour avoir une influence politique et dans quel sensfaut-il la développer ? Il est difficile de ne pas avoir dans l’oreille ici la plainte de Fénichel quidisait son désespoir de n’avoir pu aider que cinq à dix personnes par an. La psychanalysepeut-elle être conçue autrement que comme un immense projet d’éducation privée ?8Jacques-Alain Miller— On ne saurait mieux dire. Un immense projet d’éducation privée !C’est ainsi en effet que la psychanalyse doit apparaître quand on considère sa pratique enpolitologue. Elle ne prend pas l’homme en masse, si je puis dire, mais un par un. Elle leretire de la scène publique, elle le soumet à une expérience singulière, qui reste dans laconfidence des deux partenaires. Elle lui promet de le soulager de certains maux intimes enles élucidant. Et nous en sommes au point où cette pratique, et celles qu’elle inspire, lesditespsychothérapies, sont évidemment passées à une échelle de masse, au moins dans lessociétés occidentales. Donc, c’est une éducation, elle est privée, et elle est désormaisimmense. Voilà qui vérifie tous les termes de la formule. Cela va tout seul. Nous pourronsréviser ce point de départ en avançant dans notre entretien.9Reste encore le « projet ». Ce qui s’est déroulé sous nos yeux dans la seconde moitié dusiècle dernier répondait-il à un projet ? Projet de qui ? de Freud ? Il est certain qu’il avait
voulu, et anticipé, l’expansion de la pratique qu’il avait inventée. Il avait cherché à en faciliterl’accès, il avait encouragé l’ouverture de dispensaires par ses élèves, et ceux d’entre euxque portaient des idéaux progressistes ont servi ce projet. Mais cela va au-delà. Il avaitprévu d’emblée que de proche en proche il se produirait à terme dans la société ce qu’iln’hésitait pas à appeler uneAufklärung psychanalytique, et qu’il en résulterait une tolérancesociale inédite jusqu’alors à l’endroit des pulsions. C’est bien ce à quoi nous assistons tousles jours.10Prenons l’exemple le plus récent, qui est passé inaperçu en France, la décision de la Coursuprême des États-Unis du 27 juin dernier. Depuis qu’elle avait interdit de recompter lessuffrages de Floride et donné la présidence à Bush, on glosait sur l’orientation réactionnairede la Cour. Voici qu’elle accepte d’examiner le cas suivant : la police de Houston, alertéepar le voisinage pour une affaire d’armes, pénètre dans l’appartement de M. Lawrence,constate qu’il se livre à une activité homosexuelle avec un partenaire, adulte et consentant,embarque les deux hommes, qui sont condamnés en vertu de la loi anti-sodomie en vigueurau Texas. Il n’y a pas si longtemps, 1960, il n’y avait pas un État des États-Unis qui n’ait euune telle loi, et il en restait encore 13. Eh bien, la Cour a invalidé toutes les lois jusqu’alorstraditionnelles contre ledeviant sex,les déviations sexuelles. La décision historique, rédigéepour la majorité par le juge Anthony Kennedy, élevé pourtant à la Cour suprême par Reagan,s’exprime en termes chaleureux à propos des homosexuels, et stipule que « l’État ne peut niravaler(demean)leur existence, ni contrôler leur destin en criminalisant leur conduitesexuelle privée ».11La Cour suprême n’a fait que s’aligner ainsi sur la Cour européenne des droits del’homme, mais ce fut, et c’est encore, un tremblement de terre aux États-Unis. La droitereligieuse enrage, annonce l’ouverture de grandescultural wars: si l’on admet maintenantque l’activité sexuelle s’inscrit dans une dimension qui lui est propre, si la responsabilité dusujet n’y est pas engagée au sens juridique, va-t-on maintenant légaliser la bestialité, lapédophilie, voire l’inceste, et même le mariage homosexuel, etc. ? Eh bien, c’est le progrèsdes Lumières psychanalytiques prophétisé par Freud ! Il a fini par changer l’esprit des lois !12CITéS. —« L’inconscient nous a changé le monde », disait Lacan au début desannées 1960. Peut-être.13JAM. — Cela ne fait pas de doute, si vous glissez entre psychanalyse et politique lesmœurs, ce que l’on appelle d’un mot fade les questions de société. C’est par ce biais que lapsychanalyse a changé le monde, plutôt que par une influence directe sur la politique, enchuchotant à l’oreille des princes. Laissons cela à l’astrologie. Le président Reagan neprenait pas une décision importante, ne fixait pas de date sans consulter son astrologue, etcela est depuis toujours. Le beau livre d’Anthony Grafton sur Cardan,Cardan’sCosmos, comporte un chapitre bien divertissant sur l’astrologue comme conseiller politique.Direz-vous pour autant que l’astrologie a changé le monde ? Aucune grande décision ne seprenait à Rome sans que des opérateurs spécialisés ne scrutent le ciel, ne fouillent lesentrailles, ne nourrissent les poulets sacrés : il faut lire là-dessus le chapitre« Signa etportenta » de Dumézil dans saReligion romaine archaïque. Ce beau savoir, cet art siprécieux, finit discrédité au temps des guerres civiles, pour avoir à répondre à une tropgrande demande. Cicéron rapporte que Caton déjà s’étonnait que deux haruspices puissentse regarder sans rire, et que le Sénat voulut réserver cette étude aux rejetons de bonnefamille pour qu’elle ne soit pas l’apanage de gens de peu, ne songeant qu’au gain.
14Si je voulais pousser mon avantage, je demanderais même : la politique change-t-elle lemonde tant que ça ? Rappelez-vous, on en doutait fortement au temps où la nouvellehistoire régnait sur les esprits. Au regard de la longue durée, la politique n’était quepéripéties et épisodes, une agitation de surface. Ce n’était pas faute d’avoir été aux prisesavec l’événement. C’est à l’issue de la seconde guerre mondiale que Braudel publiasaMéditerranée. L’influence politique de la psychanalyse, je la vois plutôt accordée à lalongue ou, disons, à la moyenne durée, et c’est pourquoi la référence de Freud àl’Aufklärung me semble appropriée. Son influence est comme une contagion, une dilatationtranquille, l’expansion d’un parfum, un esprit invisible qui s’empare de toutes les entrailles,de tous les organes de la vie spirituelle – vous aurez reconnu les termes de Hegel à proposdes Lumières dans laPhénoménologie de l’esprit.
15Cela dit, il n’est pas exclu qu’en effet, au XXIe siècle, ce soit son psy que l’hommepolitique consulte avant de décider. Nous en avons peut-être les prémices avec la vogue deces films comiques qui montrent un mafieux dépressif en analyse. Le thème a touché unecorde puisqu’il a été repris dans la série télévisée desSopranos, qui fait un tabac auxÉtats-Unis. Entre une extorsion et une exécution, le sympathique gangster va à sa séance,parle de sa maman, qui, après l’avoir négligé dans son enfance, a voulu le faire descendre,et recueille les avis que sa thérapeute lui délivre avec componction. C’est très différent del’homme politique, bien sûr, car tout indique que l’on devrait plutôt le représenter commechéri par sa mère. Ce n’est pas aussi loufoque qu’il peut paraître, car ce qui est psy estdésormais passé à l’état de sagesse. Il y a encore besoin d’un opérateur spécialisé pour encommuniquer les enseignements, mais on peut imaginer que ce ne sera plus un jour que dubon sens. Le transfert ira se faire voir ailleurs.16J’en ai assez fait dans le registre dérision de la politique, et ne craignez pas que je m’ymaintienne. C’est assez pour marquer que la fonction de conseiller du prince n’a rien pouréblouir. C’est plutôt une certaine impuissance du pouvoir qui apparaît au regard dumouvement de la civilisation, un « on n’y peut rien ». L’histoire des mœurs donne lesentiment de quelque chose d’irrépressible se frayant son chemin. Irrépressible, le mot quim’est venu dit bien ce dont il s’agit, qu’on a touché au refoulement. Quelque chose a été levédu refoulement, et à l’échelle sociale. C’est l’événement Freud. Après un temps d’incubation,il apparaît maintenant que ses effets se sont déversés dans le monde. Ne nous arrêtons pasà dire qu’ici il a triomphé et que là on y résiste, car c’est bien à cela que l’on résiste. Là oùl’on résiste, on ne résiste pas tant à la démocratie et au capitalisme qu’à l’impudeur et à ladébauche, si je puis dire, c’est-à-dire à l’émancipation des femmes et à la libération desmœurs.17Faut-il l’imputer à Freud ? à son projet ? Est-il le démiurge de la modernité ? Vais-jeattribuer à la psychanalyse le pouvoir que j’ai soustrait à la politique ? Essayons d’êtreprécis. Quelque chose a eu lieu avec Freud, qui est de l’ordre du consentement et non passeulement de la confession. L’Église demandait certes que l’on avoue sa sexualité, maisdans l’élément de la culpabilité, sous l’égide du refus de la chair, pour reprendre le titre dePeter Brown. Ce refus est toujours là. C’est encore à l’encycliqueHumanae vitaeque lessociologues attribuent les principales difficultés de l’Église catholique dans le mouvement dereconquête qu’elle a entamé depuis l’effondrement du communisme réel.
18Freud a inauguré autre chose, qui est la reconnaissance et l’acceptation de « la chair »,c’est-à-dire des pulsions, et qu’elles ont à se satisfaire, faute de quoi il y a malaise, maladie,névrose, symptôme. Plus précisément, qu’elles trouvent dans le symptôme une satisfactionde substitution tant qu’elles ne sont pas reconnues et acceptées. C’est le grand secret : lesymptôme est une satisfaction, déniée, déguisée, à déchiffrer. Le symptôme prospère à l’abridu secret. Quand le secret est levé, quand le symptôme est interprété, il disparaît. À la placede l’individu malade, dit Freud, mettons la société qui, dans l’ensemble souffre de névroses,bien qu’elle comporte aussi des bien-portants. Eh bien, quand cette société dans sonensemble aura connaissance du grand secret, quand elle saura interpréter les symptômes,ceux-ci n’auront plus lieu d’apparaître. Pour preuve que l’idée n’a rien d’utopique, il suffit devoir comme les apparitions de la Vierge se sont faites plus rares depuis que le clergéautorise les médecins à examiner les jeunes filles visionnaires.19L’idée de cette prophylaxie par l’indiscrétion, si je puis dire, était sans doute trop simple, etd’ailleurs, dès les années 1920, la pratique a commencé à montrer que la satisfaction dusymptôme pouvait fort bien résister à l’interprétation, lui survivre, d’où déception etremaniements théoriques et pratiques. Il n’en reste pas moins que Freud avait bien vu que,au-delà des patients qu’elle traitait un par un, la psychanalyse finirait par avoir un effet socialgénéralisé. Nous l’avons sous les yeux : la décadence de l’interdit, ou au moins une difficulténouvelle à accréditer les interdits, l’appel immédiat à l’écoute dans la gestion de toute crise,de tout trouble, l’exigence de transparence qui pèse sur tout pouvoir, et que répercutentvaille que vaille les médias, le droit aux pulsions, à sa jouissance à soi – nous ne sommespas loin de le voir inscrit comme droit de l’homme. Jefferson avait bien pu faire inscrire dansla Constitution des États-Unis la poursuite du bonheur.20C’est sans doute là que tout a commencé, avec la Révolution américaine suivie de lafrançaise, avec le progrès de l’égalité des conditions, pour parler comme Tocqueville, doncavec le projet des Lumières, auquel Freud se réfère. Mais ce projet n’était lui-même qu’uneconséquence de l’émergence de la science, une fois franchies les limites où la prudenced’un Descartes entendait en confiner l’extension : pas touche à la religion, ni à la morale et àla politique. C’est d’abord la science qui a changé le monde, en substituant au monde closl’univers infini, termes de Koyré, à qui Lacan a emprunté les fondements de sonépistémologie. La psychanalyse elle-même est impensable avant l’âge de la science.Demander à quelqu’un d’énoncer tout ce qui lui passe par la tête sans ordre ni idéepréconçue, au hasard, dans la persuasion que tout ce bric-à-brac a un sens et répond à unordre caché, voire obéit à des lois ? Mais il fallait pour cela que l’esprit scientifique soit passédans la conscience commune, lakoiné, soit devenu une croyance populaire.21Lacan a même professé qu’en psychanalyse le sujet de l’inconscient est le sujet de lascience, qu’il identifiait aucogito cartésien. Beau paradoxe, alors qu’on était plutôt porté à lemettre au principe de l’unité de la conscience.22CITéS. —Il est bien que vous commenciez à parler de Lacan, car jusqu’à présent on n’aguère entendu que le nom de Freud.23JAM. — Sans doute était-ce pour le désocculter ! Il m’est difficile de croire que Lacan soiten passe de se substituer à lui, encore que l’on s’introduise souvent à Freud par Lacan, aumoins celui desSéminaires. Et quand bien même on ne le fait pas, Lacan est passé par là.Qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou pas, on est tributaire de ce qu’il a pu en dire,
fût-ce pour le réfuter. Il y a l’événement Lacan. Il laissera sur l’événement Freud une tracesans doute indélébile. Il y aussi la « figure » de Lacan, comme vous dites. On en dit du bien,on en dit du mal, mais personne ne lui refuse ce que Stendhal appelle quelque part danssesPromenades dans Rome « la hardiesse de n’être pas comme tout le monde ». Cela rendbien difficile de le classer dans les catégories politiques du temps. La gauche, la droite,après tout, ne sont avec nous que depuis la Révolution française.24Allons au plus simple. Que retiendrait un lecteur qui feuilletterait les écrits et les dits deLacan en cherchant comment caractériser le rapport de Lacan à la politique ? Il me sembleque le trait qui lui apparaîtrait le plus saillant, c’est la défiance à l’endroit des idéaux, dessystèmes et des utopies dont le champ politique est semé. Il ne croit pas aux lois del’histoire. Il récuse Bossuet comme Toynbee, Comte avec Marx. On ne trouve pas un motchez lui qui puisse faire penser qu’il entretenait l’idée d’aucune cité radieuse, qu’elle soitplacée dans le passé ou projetée dans l’avenir.Pas de nostalgie, pas d’espoir non plus. Quant au présent, à la modernité, il a comme Freudle sentiment très vif de ses impasses. Les lendemains ne chantent que le chant du malaise.Ce que l’on trouve au contraire, et à foison, ce sont des notations sur la politique qui vont del’ironie au cynisme, ponctuées de sarcasmes et de ricanements divers. Elle est comique, etelle est meurtrière. Ce qu’il retient du cardinal de Retz c’est que ce sont « les peuples »,toujours qui soldent les frais de l’événement politique. Il peint le conquérant qui arrive avectoujours ces mots à la bouche : « Au travail ! » L’aliénation du travail pour lui est un fait, maisun fait de structure, si bien que la lutte des classes encourage seulement les exploités àrivaliser sur l’exploitation, que les exploitants s’évertuent à perpétuer. Il reconnaît cette véritédans un livre anonyme écrit à l’orée du Consulat, qui prône sans fard l’union sacrée despossédants anciens et nouveaux, nobles et acquéreurs des biens nationaux. On y lit, si monsouvenir est bon, que les gouvernements ont le devoir de se passer le flambeau du pouvoirsans le laisser jamais tomber dans les mains du peuple, qui n’a qu’en faire, sinon le pireusage. Il n’est pas plus indulgent pour la « contre-société » communiste en France – le mot,si je ne me trompe, est d’Annie Kriegel – qui contrefait les maîtres mots de l’ordre bourgeois,qui sont à ses yeux ceux de Vichy : travail, famille, patrie. Cela, écrit en 1970.25Bref, mon politologue conclura que, dans le champ politique, Lacan est contre tout ce quiest pour. Et ce lecteur, pour hâtif que je l’imagine, n’aurait pas tort. Aux yeux de Lacan, lapolitique procède par identification, elle manipule des signifiants-maîtres, elle cherche par làà capturer le sujet. Celui-ci, il faut le dire, ne demande que ça, étant, comme inconscient, enmanque d’identité, vide, évanouissant, comme lecogitoprécisément, avant que le grandAutre divin ne le stabilise – c’est au moins la lecture de Guéroult. C’est ici le rôle que jouel’Autre, non plus divin mais politique, si l’on veut, ce que Lacan appelle le discours du maître,et où il voit rien de moins que l’envers de la psychanalyse. Car la psychanalyse va contre lesidentifications du sujet, elle les défait une à une, les fait tomber comme les peaux d’unoignon. De ce fait, elle rend le sujet à sa vacuité primordiale, ce qui, du même coup, dégagele fantasme inconscient qui ordonnait ses choix et sa destinée, et isole ce qui le supporte,de quelque nom qu’on l’appelle : le quantum de libido, l’objet petita, le condensateur dejouissance. Il en résulterait une possibilité inédite pour le sujet de « traverser » sonfantasme, et de prendre un nouveau départ.26Vous sentez bien que je cours la poste. Je vous résume en deux coups de cuillère à potce qui demanderait de tout autres développements si nous avions à parler clinique. Mais tel
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