LES DEUX MONDIALISATIONS ET LE RÔLE DE L’ÉCONOMIE
SOCIALE ET SOLIDAIRE DANS LES PAYS DU SUD
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Par Ismael Muñoz
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RÉSUMÉ
Dans cet article, on présente la dialectique des deux mondialisations : celle à tendance
néolibérale appuyée par les institutions économiques internationales et celle à caractère plutôt
solidaire portée par les forces populaires. La première a provoqué divers effets économiques et
sociaux dramatiques, l’autre mondialisation, celle de la solidarité, est illustrée par divers
phénomènes : les luttes des classes populaires contre la pauvreté, celle contre la dette externe des
pays pauvres ou la convergence des mouvements sociaux transnationaux. Alors que la première
mondialisation serait responsable des tendances négatives (inégalités), la seconde serait porteuse
des tendances positives que l’on observe paradoxalement au niveau des indicateurs sociaux. Le
défi est de renforcer la deuxième tendance en appuyant les acteurs de l’économie sociale et les
luttes populaires.
INTRODUCTION
Entre juillet 1997, date du Premier Colloque international sur la mondialisation de la solidarité
tenu à Lima, et octobre 2001 et ce deuxième colloque à Québec, d’importants événements se sont
produits sur la scène mondiale qui interpellent directement notre capacité d’analyse et de
formuler des projets. Pensons notamment aux nombreuses crises qui ont éclaté en plusieurs
endroits du globe et qui ont secoué l’économie du monde, des crises avant tout d’ordre financier
qui résultent de la trop grande ouverture aux capitaux étrangers des économies des pays asiatiques
et latino-américains.
1
conomiste et Vice-pr sident de la Red de Econom a Solidaria del Per .
2 Cet article est aussi disponible en version anglaise et espagnole.La financiarisation de l’économie a gagné du terrain dans le désordre et la complexité. On entend
par « financiarisation » le processus par lequel la dimension productive de l’économie capitaliste
s’efface devant la dimension financière. Ainsi, l’argent et tous les titres-papier qui en tiennent lieu
deviennent l’axe principal de l’économie, à la fois en raison de leur ampleur et des possibilités
qu’ils offrent d’obtenir une plus grande rentabilité. Aux yeux des capitalistes soucieux de
s’enrichir, les gains que procurent les fluctuations des taux de change et des taux d’intérêt et les
variations du prix des actions prennent plus d’importance que le rendement du capital productif.
Cet état des choses crée, entre autres problèmes, un risque élevé de surendettement des pays, des
entreprises et des banques, qui ont du mal à rembourser leurs dettes. Cela est particulièrement
vrai pour les pays sous-développés et c’est ce qui déclenche les crises financières.
En septembre 1997, la crise asiatique a éclaté, avec comme épicentre la Thaïlande. Cette crise,
nettement d’ordre financier, a eu des conséquences dévastatrices pour plusieurs économies de la
région et d’autres parties du globe, qui ont vu une chute de la demande pour des produits (surtout
des matières premières) et un effritement des prix. Puis, en 1998 nous avons assisté à la crise
russe, également de nature financière, qui a été suivie de près par la crise brésilienne. La crise
russe a entraîné un retrait massif des capitaux investis à court terme dans les marchés dits
« émergents », c’est-à-dire les pays du tiers monde susceptibles d’attirer une partie des capitaux
provenant des plus grands marchés. De nombreux pays qui comptaient sur ces capitaux ont perdu
des sources de financement et une partie de leur dynamisme. Comme on a pu le constater, au
moindre signe de risque ces capitaux sont rapidement transférés vers des marchés plus sûrs,
même s’ils sont moins rentables.
En 2000, deux nouvelles crises ont éclaté, l’une en Argentine, l’autre en Turquie, toutes deux
provoquées par le surendettement et des difficultés de remboursement de la dette. Ces crises ontpoussé le Fonds monétaire international à lancer des opérations de renflouement dans le but
d’éviter l’effondrement de ces économies, dont il avait pourtant dicté les programmes
économiques. Cependant, en Argentine, dont la pauvreté a connu une hausse sans précédent, les
problèmes économiques et financiers ne sauraient être réglés par des mesures traditionnelles. La
gestion néolibérale de la mondialisation qui a actuellement cours provoque des crises
économiques et financières aiguës qui menacent le monde et contribuent à aggraver la pauvreté et
les inégalités à l’échelle planétaire, sans parler de la détérioration de l’environnement qu’elle est
incapable d’enrayer.
La réaction tant mondiale que locale à ce processus prend de l’ampleur, non seulement sur le plan
intellectuel et social, mais aussi sur le terrain économique et politique. On en veut pour preuve les
grandes manifestations organisées à l’occasion des réunions officielles de ceux qui dirigent la
mondialisation néolibérale. Le vaste mouvement de contestation mondiale cherche à se doter d’un
grand projet, une solution de rechange qui reprendrait à son compte les acquis de la science, de la
technologie et de l’économie pour stimuler le développement du potentiel humain au sein d’une
société libre, démocratique et participative. L’économie sociale et solidaire veut être partie
prenante de ce vaste projet, car elle vise la satisfaction des besoins des êtres humains et des
sociétés et réaffirme le principe d’équité et la primauté du travail sur le capital.
JETER LES BASES D’UNE MONDIALISATION DIFFÉRENTE ET SOLIDAIRE
La mondialisation qui déferle actuellement sur le monde n’a cessé de creuser le fossé entre pays
riches et pays pauvres en matière de revenu. L’inégalité grandissante est un des problèmes qui
nous inquiète le plus dans les pays du Sud. Le Programme des Nations Unies pour le
développement (PNUD) examine cette inégalité dans son Rapport mondial sur le développement
humain en 1992 et dans des rapports successifs. La Banque mondiale, dans son rapport de 1995
sur le développement humain, aborde la question de l’inégalité dans les termes suivants :[TRADUCTION] L’écart dans le revenu par habitant constitue la caractéristique
dominante de l’économie moderne. D’après des estimations, l’écart dans le revenu par
habitant entre pays riches et pays pauvres est passé de 11 en 1870 à 38 en 1960 et à 52
en 1985. L’écart entre la croissance et le niveau initial du revenu n’est pas seulement
reflété dans ces cas extrêmes, sinon qu’il est empiriquement validé dans un échantillon de
117 pays… En moyenne, les pays les plus nantis au départ ont connu une croissance plus
rapide.
Malgré cet écart grandissant dans le revenu entre les pays, certains indicateurs relatifs à la qualité
de vie dans les pays pauvres ont connu une amélioration. C’est le cas de l’espérance de vie, de
l’alphabétisation, de la nutrition, de l’accès à l’eau potable et de la mortalité infantile. Ainsi, alors
qu’en 1960 l’écart en matière d’espérance de vie entre pays riches et pays pauvres était de 22,8
ans, il n’était plus que de 11,7 ans en 1990. Au chapitre de l’analphabétisme, l’écart a été réduit
de 49 points en 1960 à 33 points en 1990. Il en va de même en matière de nutrition, où l’écart a
été ramené à 25 points en 1990 alors qu’il était de 34 points en 1960. Ces données et d’autres
renseignements importants sont extraits du rapport du Programme des Nations Unies pour le
développement (PNUD) précédemment cité.
Mais que traduisent donc ces chiffres ? D’abord, que les efforts des populations dans le domaine
du développement semblent porter fruit, comme en font état les indicateurs en matière de qualité
de vie. Ainsi, les populations ont réussi d’importants progrès au chapitre de la satisfaction des
besoins de base. Tout ne va pas de mal en pis dans les sociétés et dans l’économie, au contraire,
certaines facettes semblent en voie de s’améliorer. La question est de savoir à qui on doit attribuer
ces progrès. Les tenants du néolibéralisme et le FMI voudront sans aucun doute s’attribuer ces
percées. Mais on peut également affirmer sans crainte de se tromper que ces progrès sont
attribuables aux luttes menées au quotidien par les populations et les familles des couches
populaires qui souhaitent offrir un avenir meilleur à leurs enfants et qui pour cela n’hésitent pas à
s’engager sur tous les fronts de l’économique et du social. Dans ce domaine, il y a un lien étroitentre l’économie sociale et solidaire et l’effort tendant au développement humain à partir des
organisations de la société civile et des organismes d’État.
Nous vivons à une époque de changements remarquables dans toutes les sphères de la vie
humaine. Aujourd’hui, il est de première importance de militer pour la création de nouvelles
institutions internationales qui soient mieux adaptées aux réalités de notre temps et d’œuvrer sans
relâche à la transformation des organisations internationales qui ne remplissent plus les objectifs
pour lesquelles elles ont été créées ou qui sont simplement devenues désuètes. Le monde a
énormément changé depuis la Conférence de Bretton Woods de 1944, qui a abouti à la mise en
place des institutions financières multilatérales actuelles.
L’Asie et l’Afrique se sont libérées du joug colonial. La lutte contre la pauvreté est aujourd’hui
une revendication mondiale dont la légitimité est davantage reconnue qu’il y a 60 ans. La théorie
et la pratique des droits de la personne ont évolué sans cesse et intègrent aujourd’hui le droit au
développement des peuples et des personnes. Le monde est aujourd’hui conscient que
l’environnement a une importance capitale pour la survie de la planète et des générations futures.
De même, la démocratie est perçue comme un droit universel et un bien collectif que l’on se doit
de préserver partout sur la planète.
Face à tous ces changements survenus au cours des dernières décennies – et qui constituent
également des facteurs sous-jacents de l’autre mondialisation que nous voulons consolider – le
besoin