Cyriel Buysse
C’ÉTAIT AINSI...
Traduit du Flamand par l’auteur
(1921)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
Première partie..........................................................................5
I..................................................................................................... 5
II ..................................................................................................10
III.................................................................................................21
IV ................................................................................................ 28
V 34
VI 38
VII............................................................................................... 54
Deuxième partie ..................................................................... 62
I................................................................................................... 62
II ................................................................................................. 68
III 71
IV ................................................................................................ 84
V.................................................................................................. 88
VI 93
VII............................................................................................... 98
VIII ........................................................................................... 100
IX ...............................................................................................103
X.................................................................................................105
XI 113
XII..............................................................................................128
XIII ............................................................................................ 131
XIV.............................................................................................132
XV136
XVI138
XVII ...........................................................................................142
XVIII..........................................................................................145 XIX ............................................................................................153
XX..............................................................................................170
XXI172
XXII ...........................................................................................178
Troisième partie ....................................................................183
I..................................................................................................183
II ................................................................................................186
III.............................................................................................. 190
IV ...............................................................................................195
V................................................................................................ 202
VI 207
VII 211
VIII ............................................................................................213
IX218
X................................................................................................ 224
XI .............................................................................................. 232
XII............................................................................................. 236
XIII ........................................................................................... 237
XIV241
XV 243
À propos de cette édition électronique ................................ 246
- 3 - À mon fils
Qui connaît la Flandre
Qui comprend l’esprit de la Flandre
Qui aime la Flandre
- 4 - Première partie
I
L’huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe
de vieux bâtiments, à côté d’un beau grand jardin.
Un rentier du village y demeurait jadis. La maison
d’habitation était en bordure de la rue ; et les bâtisses, qui plus
tard allaient devenir une fabrique, étaient alors une sorte d’asile
abritant des vieillards et nécessiteux. Le grand jardin les séparait
de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin
d’accès.
A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y
installa sa fabrique, d’abord modestement, puis l’agrandit peu à
peu, jusqu’à ce qu’elle absorbât toutes les vieilles maisonnettes.
Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi
contraints, à tour de rôle, de chercher un autre toit ; mais,
puisque c’était l’inévitable, ils finissaient par se résigner. Et même
par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune
chez eux offraient leurs services à M. de Beule, qui, de son côté,
les employait volontiers à la fabrique, de préférence à d’autres.
La fabrique de M. de Beule était la seule au village, où elle
devenait un peu synonyme de lumière et de progrès. Les gens se
sentaient plus de goût à travailler dans une usine mue par la
vapeur, qu’à peiner dans l’un ou l’autre atelier où la force motrice
était fournie par un cheval ou un moulin à vent. L’arrivée de cette
machine à vapeur, – achetée d’occasion, – fut un événement
sensationnel pour les villageois. Jusque des environs les gens
vinrent contempler la merveille. Les trois chaudières surtout, une
très grande et deux plus petites, firent une impression énorme. Il
fallut trois gros chariots et douze chevaux pour amener le tout à
pied d’œuvre. Le maître d’école y était, avec tous ses élèves, pour
leur donner sur place une belle leçon de mécanique ; M. le curé et
son vicaire également, comme pour apporter leur bénédiction. En
- 5 - voyant décharger ces engins formidables, on avait l’impression
d’assister à un travail surhumain. Il était dirigé par des ouvriers
de la ville, qui criaient leurs ordres dans un langage que les
manœuvres villageois ne comprenaient pas toujours. D’où des
méprises dangereuses, et qui provoquaient chez les citadins des
jurons effroyables, à la grande indignation de M. de Beule qui en
frémissait, scandalisé à cause de la présence des ecclésiastiques,
et invitait les mécaniciens à modérer leurs expressions. Avec ses
coups de chance et ses contretemps, le travail d’installation prit
un été ; et au premier octobre enfin tout fut prêt et la fabrique
« tourna ».
Il y avait six pilons, deux jeux de meules verticales à broyer la
graine et deux meules horizontales à moudre le grain. Tout cela se
trouvait dans une sorte de large hangar, bas et sombre, aux noires
solives. A côté, dans une salle plus claire et aménagée avec
quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe, était installée
la machine à vapeur, séparée de l’huilerie par un mur aux larges
baies vitrées. Par ces baies et par les fenêtres au mur d’en face, du
trou sombre qu’était l’huilerie on apercevait les pelouses lustrées
et la majesté des hautes frondaisons, dans le beau jardin
d’agrément de M. de Beule.
A six heures du matin commençait le travail. Le chauffeur
ouvrait le robinet de vapeur ; et lentement, avec un lourd soupir,
la machine se mettait à tourner. Les engrenages mordaient, sur
les poulies luisantes les courroies glissaient en s’étirant comme de
grands oiseaux du crépuscule volant en cage ; et les boules de
cuivre du régulateur dansaient une ronde folle, pendant que
l’énorme volant traçait son cercle formidable et noir contre le mur
pâle, pareil à une bête monstrueuse et violente, faisant de vains
efforts pour échapper à sa captivité. Dans la « fosse aux huiliers »
les grandes meules aussitôt écrasaient la menue graine de lin ou
de colza, les six fours la chauffaient, les hommes en emplissaient
les sacs de laine, les aplatissaient de la main dans les étreindelles
de cuir garnies de crin à l’intérieur, les mettaient dans les presses.
Bientôt les lourds pilons tapaient à grands coups répétés sur les
coins qui s’enfonçaient, et alors, sous la pression violente, l’huile
- 6 - chaude commençait à couler dans les réservoirs. C’était, sous les
solives basses, un vacarme effroyable ; à mesure qu’augmentait la
pression, les pilons dansaient en rebondissant plus haut et plus
fort sur le bois dur et coincé ; on ne s’entendait plus ; s’il avait un
mot à dire, l’homme devait le hurler à l’oreille de l’autre. Jusqu’au
moment enfin où une sonnette, après le soixantième coup, leur
indiquait mécaniquement le temps de déclencher le chasse-coin :
deux à trois chocs sourds, et cela dégageait toute la presse, en un
ébranlement de cataclysme. Alors ils extrayaient des étreindelles
les tourteaux durs comme planches, y aplatissaient d’autres sacs
remplis et les remettaient dans les presses ; et la danse sauvage
recommençait, faisant trembler les murs et craquer les mortaises.
Les hommes peinaient, manches retroussées, tout luisants de
graisse et d’huile. Une odeur fade flottait en buée sous le plafond
bas et sombre et le sol était gluant, comme s’il eût été enduit de
savon. Bientôt aussi le meunier était à l’ouvrage ; et au pesant
vacarme des pilons, le moulin mêlait son tic-tac saccadé et
rageur. Parfois les deux moulins à blé marchaient en même
temps ; alors la charge devenait trop forte pour la machine, dont
le régulateur ralenti laissait pendre ses lourdes boules de cuivre,
comme des têtes d’enfants fatigués. En vain le chauffeur bourrait-
il de charbon son foyer ; le moteur essoufflé n’en pouvait plus. Il
fallait que le meunier finît par lui retirer une des meules ; et
aussitôt la machine reprenait haleine et faisait tournoyer ses
boules de cuivre, comme en une ronde folle de joyeuse délivrance.
Puis tout se régularisait et le travail continuait en une
monotonie sans fin.
A huit heures, les ouvriers avaient trente minutes de répit
pour déjeuner. Lorsque le temps était beau, i