Denis Diderot Miscellanea philosophiques Garnier, 1875-77 (pp. 17-19). CARACTÈRES INCERTAINS CONSULTATION A DIFFÉRENTES PERSONNES SUR UN MÊME FAIT. (inédit.) — Que ferai-je ? — Je l’ignore. Puisque vous avez eu le malheur d’être obligé par un indigne qui ne respecte pas ses bienfaits, vous êtes dans une position dont vous ne sentez pas toute la ...
— Je l’ignore. Puisque vous avez eu le malheur d’être obligé par un indigne qui ne respecte pas ses bienfaits, vous êtes dans une position dont vous ne sentez pas toute la difficulté ; vous vous voyez seulement entre l’ingratitude, si vous repoussez l’injure comme elle le mérite, et la bassesse, si vous la supportez. — Mais qu’est-ce qu’il y a de plus ? Cette alternative ne suffit-elle pas pour rendre un homme assez malheureux ? — J’en conviens. — Qu’y a-t-il donc de plus ? — Et le scandale public ; et les ris des méchants, si vous rompez par un éclat ; et le mal que vous ferez à cet homme sans le vouloir ; et celui que vous vous ferez à vous-même ? L’honnêteté de votre conduite serait claire comme le jour, que les avis se partageront. — Et que m’importe ce partage des sentiments qu’on ne saurait éviter et qui lierait les mains dans toutes les occasions ? Moi, moi d’abord et le témoignage de ma conscience ; ensuite l’approbation de mes amis. — Et vous vous sentez ce courage ? — Assurément. — Cet homme, dites-vous, vous a comblé de bienfaits ? — Il est vrai. — Et ces bienfaits, êtes-vous le maître de les lui rejeter au visage et de lui dire : Tenez, reprenez vos dons ; lorsque je les acceptai, je vous croyais un honnête homme, et vous n’êtes… — Aucunement ; je ne le saurais. — Eh bien, arrachez-vous les cheveux dans le silence. Le seul parti que vous ayez à prendre, c’est de vous dire à vous-même que celui qui reçoit se lie, et qu’il faut bien connaître celui dont on accepte une chaîne. Retirez-vous doucement. — Encore si les circonstances le permettaient. — Quoi ! vous êtes dans la nécessité de vivre à côté de lui, et c’est ce moment qu’il a choisi ?
— Il est vrai.
— Vous me mettez bien à mon aise, et vous y êtes bien aussi.
— Je ne vous entends pas.
— Vous ne devez plus rien, vous êtes quitte.
— Je vous entends encore moins. — Et qu’est-ce que peut avoir fait et que peut encore faire pour vous un homme qui vous dédommage de la peine journalière qu’il vous cause ? Ne le voyez-vous pas du matin au soir avec une indignation que vous contenez ? — Assurément. — N’abuse-t-il pas à chaque instant de votre patience ? — Assurément. — Ne vous reprochez-vous pas amèrement la moindre des choses que votre position vous force d’accepter ? — N’en doutez pas. — Sa présence, sa maison, sa table ne sont-elles pas ?… Eh ! vivez en repos. Encore une fois, travaillez sans relâche à abréger ce supplice. — C’est ce que je fais. — Fuyez, fuyez vite, et lorsque vous serez loin, ne vous plaignez pas même à vos meilleurs amis ; amincissez imperceptiblement le lien qui vous blesse jusqu’à ce qu’il se casse de lui-même. — Et si l’occasion se présentait à la longue de m’acquitter par quelque service important, car enfin le temps amène tout, et le rat coupa un jour la maille qui empiégeait le lion. — Je n’ai rien à vous dire sur ce point. Je connais votre ami. Que ce moment serait heureux pour vous ! n’est-il pas vrai ? — Très-vrai. — Mais j’ai encore un scrupule. — Quel ? — C’est que les hommes de cette trempe imputent à lâcheté votre patience ; ils ne pèsent rien ; ils comptent les petits services journaliers que vous êtes forcé d’accepter comme aillant de bassesses ; ils ne sont pas au fond de votre cœur, ils ne voient pas combien vous souffrez. — Et qu’est-ce que cela vous fait ? — Qu’est-ce que cela vous ferait à ma place ? — Peut-être le même mal qu’à vous ; mais j’aurais tort.