Joseph Conrad
LE FRÈRE-DE-LA-CÔTE
1923
Traduit de l'anglais par G. Jean-Aubry en 1927
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I .................................................................................................4
II.............................................................................................. 15
III ........................................................................................... 30
IV.............................................................................................46
V 61
VI76
VII ........................................................................................... 91
VIII .........................................................................................115
IX138
X ............................................................................................158
XI 179
XII ........................................................................................ 200
XIII 215
XIV225
À propos de cette édition électronique................................. 319
ILE FRÈRE-DE-LA-CÔTE
IIJoseph Conrad
Le somme après le labeur, le port après les flots tempé-
tueux,
L’aisance après la guerre, la mort après la vie, voilà qui
plaît fort.
1SPENSER
À G. Jean-Aubry, en toute amitié ce récit des derniers jours
2d’un Frère-de-la-Côte français .
1 Ces deux vers, qui devaient être gravés en 1924 sur la tombe de
l’auteur, sont extraits de The Faerie Queen (La Reine des Fées, 1589, livre
I, chant LX, strophe 40) d’Edmund Spenser (1552-1599).
2 G. Jean-Aubry était l’ami intime et fut le principal traducteur de
Conrad. Cette dédicace est l’un des éléments qui ont déterminé le choix
du titre français.
– 3 – I
Entré à la pointe du jour dans l’avant-port de Toulon, après
avoir échangé de bruyants saluts avec un des canots de ronde de
la flotte qui lui montra où prendre son mouillage, le maître ca-
nonnier Peyrol jeta l’ancre du bâtiment, usé par la mer et déla-
bré, dont il avait la charge, entre l’arsenal et la ville, en vue du
quai principal. Au cours d’une vie que toute personne ordinaire
eût trouvée remplie de merveilleux incidents, mais dont il était
bien le seul à ne s’être jamais émerveillé, il était devenu si peu
démonstratif qu’il ne poussa pas même un soupir de soulage-
3ment en entendant vrombir son câble . Cela marquait pourtant
le terme de six mois passés dans l’angoisse à courir la mer avec
une cargaison de prix sur une coque endommagée, à ne vivre la
plupart du temps que de rations réduites, toujours à guetter
3 e Le câble d’ancre, évidemment. Au début du XVIII siècle, le câble
était normalement en chanvre ; les câbles-chaines en métal furent pro-
gressivement substitués aux cordages pour cet usage. Dans la première
version imprimée de ce passage, le texte anglais contenait le mot chain
au lieu de cable. G. Jean-Aubry (voir son édition des Lettres françaises
de Conrad, Gallimard, 1929, p. 198-199) a retrouvé un brouillon de lettre
au lieutenant de vaisseau Blanchenay sur ce sujet. Conrad lui écrivait :
« Merci bien de votre bonne lettre à propos du Rover. Elle prouve surtout
l’humanité de votre caractère, car le premier paragraphe de ce livre
contient un anachronisme atroce pour lequel vous auriez pu me faire
passer au conseil. Je veux dire le bruit de chaîne quand Peyrol jette
l’ancre dans l’avant port. Une chaîne en 1796 ! C’est inouï ! Je n’avais pas
pu lire les épreuves moi-même. Quinze jours après l’arrivée du premier
exemplaire, je l’ouvris d’une main distraite. Vous pouvez imaginer la se-
cousse que ce bruit de chaîne m’a donné [sic]. J’ai commencé par le geste
de m’arracher les cheveux ; puis je me suis dit qu’à mon âge ça ne se fai-
sait pas ; qu’il fallait me résigner à porter cette chaîne à mon cou jusqu’à
la fin de ma vie. »
– 4 – l’apparition de croiseurs anglais, à une ou deux reprises au bord
du naufrage et plus d’une fois au bord de la capture. Mais, à vrai
dire, le vieux Peyrol s’était résolu, dès le premier jour, à faire
sauter son précieux bâtiment, et cela sans la moindre émotion,
car tel était son caractère formé sous le soleil des mers de l’Inde
au cours de combats irréguliers pour la possession d’un maigre
butin dissipé aussitôt qu’obtenu, et surtout pour la simple sau-
vegarde d’une vie presque aussi précaire à conserver entre ses
4hauts et ses bas, et qui avait déjà duré cinquante-huit ans .
Tandis que son équipage d’épouvantails affamés, durs
comme des clous et avides comme des loups d’aller goûter les
5délices du rivage, s’empressait dans la mâture à ferler des voi-
les presque aussi minces et rapiécées que les chemises sales
qu’ils avaient sur le dos, Peyrol parcourut le quai du regard. Des
groupes s’y formaient d’un bout à l’autre pour contempler le
nouvel arrivant, et Peyrol, remarquant parmi eux bon nombre
d’hommes à bonnets rouges (Ce bonnet rouge est la coiffure
adoptée par les sans-culottes en 1793.), se dit : « Les voici
donc ! » Parmi les équipages qui avaient porté le drapeau trico-
lore dans les mers de l’Orient, il y en avait des centaines qui
professaient les principes des sans-culottes : « Des vauriens
vantards et grandiloquents ! » avait-il pensé. Mais maintenant,
il avait sous les yeux la variété terrienne. Ceux qui avaient assu-
ré le salut de la Révolution, les vrais de vrais. Peyrol, après un
long regard, descendit dans sa cabine pour s’apprêter à aller à
terre.
Il rasa ses fortes joues avec un véritable rasoir anglais, pris
jadis comme butin dans une cabine d’officier sur un bâtiment de
4 Peyrol est l’un des rares héros ou protagonistes de Conrad qui ne
soient pas jeunes ; et surtout il approche de l’âge qu’avait l’auteur au
moment d’écrire ce roman.
5 Relever (une voile carrée) pli par pli et la fixer le long d’une ver-
gue.
– 5 – la Compagnie des Indes capturé par un navire à bord duquel il
servait alors. Il mit une chemise blanche, une courte veste bleue
à boutons de métal et à col haut retroussé, et passa un pantalon
blanc qu’il assujettit avec un foulard rouge en guise de ceinture.
Coiffé d’un chapeau noir luisant à calotte basse, il faisait un très
digne chef de prise. De la dunette, il héla un batelier et se fit
conduire au quai.
La foule s’était déjà considérablement accrue. Peyrol la
parcourut des yeux sans paraître lui porter grand intérêt, quoi-
que en réalité il n’eût jamais de sa vie vu autant de Blancs réunis
6pour regarder un marin. Après avoir été un écumeur de mers
dans de lointains parages, il était devenu étranger à son pays
natal. Pendant les quelques minutes que mit le batelier à le
conduire jusqu’aux marches, il se fit l’effet d’un navigateur dé-
barquant sur un rivage nouvellement découvert.
À peine eut-il mis pied à terre, la populace l’entoura. L’arri-
vée d’une prise faite dans des mers lointaines par une escadre
des forces républicaines n’était pas à Toulon un événement quo-
tidien. De singulières rumeurs avaient déjà été lancées. Peyrol
joua des coudes parmi la foule tant bien que mal ; elle continua
d’avancer derrière lui. Une voix cria : « D’où viens-tu, citoyen ?
– De l’autre bout du monde ! » tonna Peyrol.
Ce n’est qu’à la porte du bureau de la Marine qu’il put se
débarrasser de ceux qui le suivaient. Il fit à qui de droit son rap-
port, en qualité de chef de prise d’un bâtiment capturé au large
7 par le citoyen Renaud, commandant en chef de l’esca-du Cap
6 Le texte contient ici le mot rover qui constitue le titre anglais du
roman. Il est indispensable de lui donner dans le présent contexte son
sens habituel.
7 Dans la ville du Cap, fondée en 1652 par les Hollandais à la pointe
sud de l’Afrique, non loin du cap de Bonne-Espérance.
– 6 – dre de la République dans les mers de l’Inde. On lui avait donné
l’ordre de faire route sur Dunkerque, mais il déclara qu’après
que ces sacrés Anglais lui eurent donné la chasse à trois reprises
8, il avait en deux semaines entre le cap Vert et le cap Spartel
décidé de filer en Méditerranée où, d’après ce qu’il avait appris
d’un brick danois rencontré en mer, ne se trouvait alors aucun
navire de guerre anglais. Il était donc arrivé : avec les papiers du
bord, les siens également, tout en ordre. Il déclara aussi qu’il en
avait assez de rouler sa bosse sur les mers, et qu’il aspirait à se
reposer quelque temps à terre. Jusqu’à ce que les formalités fus-
sent terminées, il resta toutefois à Toulon, à se promener par les
rues, d’une allure tranquille, jouissant de la considération géné-
rale sous la dénomination de « citoyen Peyrol ! » et regardant
tout le monde froidement dans les yeux.
La réserve qu’il gardait touchant son passé était de nature à
faire naître mainte histoire mystérieuse au sujet d’un homme.
Les autorités maritimes de Toulon avaient sans doute sur le
passé de Peyrol des idées moins vagues, encore qu’elles ne fus-
sent pas nécessairement plus exactes. Dans les divers bureaux
maritimes où l’amenèrent ses obligations, les pauvres diables de
scribes et même quelques-uns des chefs de service le regar-
daient très fixement aller et venir, fort proprement vêtu, et te-
nant toujours son gourdin qu’il laissait en général à la porte
avant d’entrer dans le bureau personnel d’un officier, quand il
était convoqué pour une entrevue avec l’un ou l’autre de ces
« galonnés ». Ayant cependant coupé sa cadenette et s’étant
abouché avec quelques patriotes notoires du genre jacobin,
Peyrol n’avait cure des regards ni des chuchotements des gens.
Celui qui le fit presque se départir de son calme, ce fut un cer-
tain capitaine de vaisseau, avec un bandeau sur l’œil et une tu-
nique d’uniforme très râpée, qui faisait on ne sait quel travail
8 Les îles du Cap-Vert