Fortuné Du Boisgobey
DOUBLE-BLANC
(1889)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
PREMIÈRE PARTIE.................................................................3
I .....................................................................................................4
II..................................................................................................47
III ................................................................................................85
IV114
V182
DEUXIÈME PARTIE ............................................................229
I ................................................................................................ 230
II276
III ............................................................................................. 306
IV...............................................................................................367
V422
ÉPILOGUE............................................................................... 460
À propos de cette édition électronique.................................464
PREMIÈRE PARTIE
– 3 – I
L’ancien Opéra, incendié il y a quinze ans, n’avait ni façade
imposante, ni escalier monumental, mais les vieux abonnés le
regrettent. On y voyait moins d’étrangers et l’acoustique y était
meilleure.
On y donnait aussi des bals masqués plus amusants que
ceux d’à présent.
Le carnaval de 1870 fut joyeux et la nuit du samedi gras de
l’année terrible, la salle de la rue Le Peletier regorgeait de
monde. On s’écrasait dans les couloirs, on s’étouffait au foyer et
les loges étaient bondées.
Aux premières, à droite, il y en avait une où on menait
grand bruit. Les jeunes qui l’occupaient étaient montés à un
formidable diapason de gaieté, et ce nid de viveurs élégants atti-
rait les chercheuses d’aventures, comme la lumière attire les
chauves-souris.
À tout instant, s’ouvrait et se refermait la porte qui donnait
sur le fameux corridor, si magistralement mis en scène par les
frères de Goncourt, au premier acte de Henriette Maréchal.
C’était un incessant va-et-vient de dominos de toutes les
couleurs.
Quelques loups de dentelle abritaient peut-être de vraies
mondaines en rupture de salons du high-life, mais la plupart
cachaient mal des visages de demoiselles trop connues, et ces
messieurs n’étaient pas venus au bal pour se faire intriguer,
comme on disait jadis.
– 4 –
En ce temps-là, il n’y avait déjà plus que les collégiens et les
provinciaux pour jouer à ce jeu démodé.
Dans la loge numéro 9, on remplaçait l’intrigue par une
pantomime expressive, et les femmes qui s’y risquaient savaient
à quoi elles s’exposaient. Elles partaient chiffonnées, mais non
pas fâchées, et elles ne craignaient pas d’y revenir après une ex-
cursion dans les couloirs où on ne les respectait pas davantage.
Sous cette loge tapageuse, venaient de danser les clodo-
ches, alors en pleine vogue, et le chef de la bande s’était mis à
faire la quête. Dans son bonnet tendu, à bout de bras, il avait
récolté une pluie d’or et il s’en allait recommencer plus loin ses
exercices, en les dédiant à d’autres amateurs de contorsions.
Il n’était resté qu’un individu, costumé en troubadour de
pendule, vêtu d’une tunique abricot et coiffé d’une toque à cré-
neaux.
Celui-là n’avait pas figuré dans le quadrille privilégié. Il
avait bien essayé de s’y mêler, mais les autres l’avaient rude-
ment repoussé. N’est pas clodoche qui veut et les titulaires de
l’emploi ne se souciaient pas d’admettre un intrus au partage
des bénéfices. Ces drôles ne travaillaient pas pour l’amour de
l’art et le bal de l’Opéra leur rapportait gros à cette époque où
les riches avaient encore le louis facile.
Le troubadour évincé avait l’air si triste et il regardait si
humblement les semeurs de pourboires que l’un d’eux le prit en
pitié, un grand brun que les grimaces des clodoches n’avaient
pas déridé et qu’avaient laissé froid les agaceries des belles de
nuit qui, les unes après les autres, s’étaient assises près de lui.
La dernière venue, une blonde en domino blanc, ne lui
avait rien dit encore, mais elle n’avait pas quitté la place, pen-
– 5 – dant qu’il se demandait, en examinant le troubadour mélancoli-
que : Où donc ai-je déjà vue cette figure-là ?
Il ne voulait pas l’interpeller du haut de la loge, mais tirant
de sa poche une pièce de vingt francs, il la montra au piteux
personnage qui s’empressa de tendre ses deux mains jointes
pour la recevoir.
Le pauvre diable n’était ni un ingrat, ni un incrédule, car
après avoir fait un signe de croix, il leva sur son bienfaiteur des
yeux baignés de larmes.
Un travesti de bas étage qui pleure de joie au bal masqué,
c’est rare, mais le signe de croix stupéfia le bienfaiteur qui ne
put pas s’empêcher de dire, assez haut pour que sa voisine
l’entendît :
– Est-ce que ce gars-là serait de mon pays ? Il n’y a guère
qu’en Bretagne que les pauvres remercient Dieu, quand on leur
fait l’aumône.
– Vous êtes Breton, Monsieur ? demanda vivement la
blonde.
Sa voix était douce ; son ton était celui de la bonne compa-
gnie, et maintenant elle disait : « vous » au jeune homme qu’elle
avait tutoyé d’abord.
Tout étonné de ce changement, il allait se décider à lui ré-
pondre. Un de ses compagnons s’en chargea, un gros garçon à la
mine réjouie, qui s’écria :
– Un peu qu’il l’est !… Breton bretonnant, mon ami Her-
vé… noble comme un Rohan, brave comme feu Duguesclin et
sociable comme un sanglier de la forêt de Rennes…, je vais te le
présenter… Hervé Le Gouesnach, seigneur de Scaër, Trégunc et
– 6 – autres lieux… âgé de vingt-sept ans… orphelin de père et de
mère… propriétaire foncier… châtelain de plusieurs manoirs
couverts d’ardoises… et d’hypothèques… Te voilà renseignée,
ma petite Double-blanc…
» Je t’appelle Double-Blanc parce que, excepté toi, il n’y a
ici que des dominos noirs… Tu me fais l’effet d’être gentille…
Veux-tu souper avec moi ?
– Avec vous, non, dit nettement la jeune femme.
– Tu aimerais mieux souper en tête-à-tête avec Hervé… pas
la peine, ma chère. Tu perdrais ton temps. Il va se marier.
– Déjà ! murmura la blonde.
– Parfaitement… et si tu savais contre qui…
– Assez ! interrompit le grand brun.
– Oh ! ne te fâche pas !… cette enfant m’intéresse et j’ai
bien le droit de lui crier : casse-cou !… Je ne suis pas Breton,
moi : mais je suis très sérieux… mes autres amis aussi… et
j’invite la petite à grignoter avec nous quelques écrevisses, au
Grand-Quinze.
– Merci, Monsieur, je n’y tiens pas, répond de domino
blanc.
– Des manières, alors !… Madame est une femme du
monde !… Fallait le dire !
Et le joyeux garçon se rejeta sur une errante qui venait
d’arriver et qui l’accueillit beaucoup mieux.
– 7 – La blonde n’avait pas cessé de regarder Hervé et elle finit
par lui dire, en baissant la voix :
– Je voudrais vous revoir.
– Me revoir ?… à quoi bon ? Je vais me marier… mon ami
vient de vous le dire… et je ne suis pas disposé à faire la fête.
– Je n’y suis pas plus disposée que vous, mais je vous
connais depuis longtemps et je vous cherche depuis un an. Je
vous ai aperçu dans cette loge et je n’y suis entrée que pour vous
parler.
– Eh bien !… parlez-moi ! et si vous voulez que je vous
écoute, commencez par m’apprendre votre nom et comment
vous me connaissez.
– Mon nom ne vous renseignerait pas sur ma personne.
Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous m’avez rencontrée…
autrefois… en Bretagne… et que vous vous souviendriez peut-
être de moi si je vous montrais ma figure.
– Montrez-la-moi donc !
– Ici ?… non… je ne veux pas.
– Alors, je ne la verrai jamais, car je vais quitter le bal, et il
est probable que, de ma vie, je n’y remettrai les pieds.
– Ni moi non plus, mais si je savais où vous demeurez à Pa-
ris, je pourrais vous écrire.
– Vous pourriez même venir chez moi, et je n’y tiens pas.
– Oui, je comprends… Vous craignez que ma visite ne vous
compromette… Vous avez tort… Je ne suis pas ce que vous pen-
– 8 – sez, et puisque vous refusez de me donner votre adresse, je me
contenterai de vous donner la mienne.
» Prenez ceci, je vous prie, dit la blonde, en glissant dans la
main d’Hervé une enveloppe cachetée à la cire.
Et sans lui laisser le temps de se récrier, elle sortit de la
loge.
– Tiens ! dit le gai compagnon qu’elle avait rebuté, voilà le
Double-Blanc qui décampe. Tans mieux !… cette farceuse ap-
partient évidemment à l’espèce des demi-castors… la pire de
toutes… ni chair ni poisson… ni cocotte ni femme du monde.
Elle a essayé de nous la faire à la pose, mais avec moi, Ernest
Pibrac, ça ne prend pas, et j’espère bien que tu ne vas pas courir
après elle. Tu souperas avec nous.
– Peut-être ; mais on étouffe ici, et je vais respirer un peu.
– Dans les corridors ?… Il y fait encore plus chaud… Avoue
donc que tu as envie de rattraper la blonde… Bonne chance,
mon cher !… tu nous trouveras chez Verdier… à la Maison
d’Or… à trois heures… j’ai retenu le cabinet du fond.
Ernest n’avait pas vu son camarade recevoir et empocher
prestement l’enveloppe ; s’il l’avait vu, il n’aurait pas manqué de
se moquer de lui et il y aurait eu de quoi, car cette coureuse
masquée ne valait probablement pas qu’on la prît au sérieux.
Mais Hervé de Scaër n’était pas Breton pour rien et quel-
ques années de vie parisienne ne l’avaient pas guéri des naïvetés
de son enfance. Il croyait encore à bien des choses que ses nou-
veaux amis blaguaient impitoyablement. L’inconnu l’attirait et il
n’hésitait jamais à se lancer dans une aventure, sans se deman-
der où elle le conduirait.
– 9 – Il avait pourtant de bonnes raisons pour être prudent, car
après beaucoup de sottises coûteuses, il touchait au port du ma-
riage et il allait franchir gaiement le pas solennel qui sépare la
vie de garçon de la vie conjugale. Il s’agissait de sa