Romain Rolland
JEAN-CHRISTOPHE
TOME III
L’ADOLESCENT
(1904)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I. LA MAISON EULER.............................................................4
II. SABINE .............................................................................55
III. ADA.................................................................................114
À propos de cette édition électronique.................................182
Christophori faciem die quacumque tueris,
Illa nempe die non morte mala morieris.
– 3 – I.
LA MAISON EULER
La maison était plongée dans le silence. Depuis la mort du
père, tout semblait mort. Maintenant que s’était tue la voix
bruyante de Melchior, on n’entendait plus, du matin au soir,
que le murmure lassant du fleuve.
Christophe s’était rejeté dans un travail obstiné. Il mettait
une rage muette à se punir d’avoir voulu être heureux. Aux
condoléances et aux mots affectueux il ne répondait rien, raidi
dans son orgueil. Il s’acharnait à ses tâches quotidiennes, et
donnait ses leçons avec une attention glacée. Ses élèves qui
connaissaient son malheur étaient choquées de son insensibili-
té. Mais ceux qui, plus âgés, avaient quelque expérience de la
douleur, savaient ce que cette froideur apparente pouvait, chez
un enfant, dissimuler de souffrance ; et ils avaient pitié. Il ne
leur savait point gré de leur sympathie. La musique même ne lui
apportait aucun soulagement. Il en faisait sans plaisir, comme
un devoir. On eût dit qu’il trouvât une joie cruelle à ne plus
avoir de joie à rien, ou à se le persuader, à se priver de toutes les
raisons de vivre, et à vivre pourtant.
Ses deux frères, effrayés par le silence de la maison en
deuil, s’étaient empressés de la fuir. Rodolphe était entré dans
la maison de commerce de son oncle Théodore, et il logeait chez
lui. Quant à Ernst, après avoir essayé de deux ou trois métiers, il
s’était engagé sur un des bateaux du Rhin, qui font le service
entre Mayence et Cologne ; et il ne reparaissait que quand il
avait besoin d’argent. Christophe restait donc seul avec sa mère
– 4 – dans la maison trop grande ; et l’exiguïté des ressources, le
paiement de certaines dettes qui s’étaient découvertes après la
mort du père, les avaient décidés, quelque peine qu’ils en eus-
sent, à chercher un autre logement plus humble et moins coû-
teux.
Ils trouvèrent un petit étage, – deux ou trois chambres au
second d’une maison de la rue du Marché. Le quartier était
bruyant, au centre de la ville, loin du fleuve, loin des arbres et
de tous les lieux familiers. Mais il fallait consulter la raison, et
non le sentiment ; Christophe avait là une belle occasion de sa-
tisfaire à son besoin chagrin de mortification. D’ailleurs, le pro-
priétaire de la maison, le vieux greffier Euler, était un ami de
grand-père, il connaissait la famille : c’était assez pour décider
Louisa, perdue dans sa maison vide, et irrésistiblement attirée
vers ceux qui gardaient le souvenir des êtres qu’elle avait aimés.
Ils se préparèrent au départ. Ils savourèrent longuement
l’amère mélancolie des derniers jours passés au foyer triste et
cher que l’on quitte pour jamais. Ils osaient à peine échanger
leur douleur ; ils en avaient honte ou peur. Chacun pensait qu’il
ne devait pas montrer sa faiblesse à l’autre. À table, tous deux
seuls dans une lugubre pièce aux volets demi-clos, ils n’osaient
pas élever la voix, ils se hâtaient de manger et évitaient de se
regarder, par crainte de ne pouvoir cacher leur trouble. Ils se
séparaient aussitôt après. Christophe retournait à ses affaires ;
mais, dès qu’il avait un instant de liberté, il revenait, il s’intro-
duisait en cachette chez lui, il montait sur la pointe des pieds
dans sa chambre ou au grenier. Alors il fermait la porte, il s’as-
seyait dans un coin, sur une vieille malle, ou sur le rebord de la
fenêtre, et il restait sans penser, se remplissant du bourdonne-
ment indéfinissable de la vieille maison qui tressaillait au moin-
dre pas. Son cœur tremblait comme elle. Il épiait anxieusement
les souffles du dedans et du dehors, les craquements du plan-
cher, les bruits imperceptibles et familiers : il les reconnaissait
tous. Il perdait conscience, sa pensée était envahie par les ima-
– 5 – ges du passé ; il ne sortait de son engourdissement qu’au son de
l’horloge de Saint-Martin, qui lui rappelait qu’il était temps de
repartir.
À l’étage au-dessous, le pas de Louisa allait et venait dou-
cement. Pendant des heures, on ne l’entendait plus ; elle ne fai-
sait aucun bruit. Christophe tendait l’oreille. Il descendait, un
peu inquiet, comme on le reste longtemps, après un grand mal-
heur. Il entr’ouvrait la porte : Louisa lui tournait le dos ; elle
était assise devant un placard, au milieu d’un fouillis de choses :
des chiffons, de vieux effets, des objets dépareillés, des souve-
nirs qu’elle avait sortis, sous prétexte de les ranger. Mais la force
lui manquait : chacun lui rappelait quelque chose ; elle le tour-
nait et le retournait ; et elle se mettait à rêver ; l’objet s’échap-
pait de ses mains ; elle restait, des heures, les bras pendants,
affaissée sur sa chaise et perdue dans une torpeur douloureuse.
La pauvre Louisa vivait maintenant la meilleure partie de
ses jours dans le passé, – ce triste passé, qui avait été pour elle
bien avare de joie ; mais elle était si habituée à souffrir qu’elle
conservait la gratitude des moindres bienfaits rendus, et que les
pâles lueurs qui brillaient de loin en loin dans sa vie suffisaient
à l’illuminer. Tout le mal que lui avait fait Melchior était oublié,
elle ne se souvenait que du bien. L’histoire de son mariage avait
été le grand roman de sa vie. Si Melchior y avait été entraîné par
un caprice, dont il s’était vite repenti, c’était de tout son cœur
qu’elle s’était donnée ; elle s’était crue aimée, comme elle ai-
mait ; et elle en avait gardé à Melchior une reconnaissance at-
tendrie. Ce qu’il était devenu, par la suite, elle ne cherchait pas à
le comprendre. Incapable de voir la réalité comme elle est, elle
savait seulement la supporter comme elle est, en humble et
brave femme, qui n’a pas besoin de comprendre la vie, pour vi-
vre. Ce qu’elle ne s’expliquait pas, elle s’en remettait à Dieu de
l’expliquer. Par une piété singulière, elle prêtait à Dieu la res-
ponsabilité des injustices qu’elle avait pu souffrir de Melchior et
des autres, n’attribuant à ceux-ci que le bien qu’elle en avait re-
– 6 – çu. Aussi cette existence de misère ne lui avait laissé aucun sou-
venir amer. Elle se sentait seulement usée, chétive créature, –
par ces années de privations et de fatigues ; et maintenant que
Melchior n’était plus là, maintenant que deux de ses fils
s’étaient envolés du foyer, et que le troisième semblait pouvoir
se passer d’elle, elle avait perdu tout courage pour agir ; elle
était lasse, somnolente, sa volonté était engourdie. Elle traver-
sait une de ces crises de neurasthénie, qui frappent souvent, au
déclin de la vie, les personnes laborieuses, quand un coup im-
prévu leur enlève toute raison de travailler. Elle n’avait plus le
courage de finir le bas qu’elle tricotait, de ranger le tiroir où elle
cherchait, de se lever pour fermer la fenêtre : elle restait assise,
la pensée vide, sans force, – que pour se souvenir. Elle avait
conscience de sa déchéance, et elle en rougissait ; elle s’efforçait
de la cacher à son fils ; et Christophe, absorbé par l’égoïsme de
sa propre peine, n’avait rien remarqué. Sans doute, il avait des
impatiences secrètes contre les lenteurs de sa mère, maintenant,
à parler, à faire les moindres choses ; mais, si différentes que
fussent ces façons de son activité accoutumée, il ne s’en était pas
préoccupé.
Il en fut frappé, pour la première fois, un jour qu’il la sur-
prit, au milieu de ses chiffons répandus sur le parquet, entassés
à ses pieds, remplissant ses mains et couvrant ses genoux. Elle
avait le cou tendu, la tête penchée en avant, le visage rigide. En
l’entendant entrer, elle eut un tressaillement ; une rougeur
monta à ses joues blanches ; d’un mouvement instinctif, elle
s’efforça de cacher les objets qu’elle tenait, et elle balbutia, avec
un sourire gêné :
– Tu vois, je rangeais…
Il eut la sensation poignante de cette pauvre âme échouée
parmi les reliques de son passé, et il fut saisi de compassion.
Pourtant il prit un ton un peu brusque et grondeur, afin de l’ar-
racher à son apathie :
– 7 –
– Allons, maman, allons, il ne faut pas rester ainsi, au mi-
lieu de cette poussière, dans cette chambre fermée ! Cela fait du
mal. Il faut se secouer, il faut en finir avec ces rangements.
– Oui, dit-elle docilement.
Elle essaya de se lever, pour remettre les objets dans le ti-
roir. Mais elle se rassit aussitôt, laissant tomber avec découra-
gement ce qu’elle avait pris.
– Je ne peux pas, je ne peux pas, gémit-elle, je n’en vien-
drai jamais à bout !
Il fut effrayé. Il se pencha sur elle, il lui caressa le front
avec ses mains.
– Voyons, maman, qu’est-ce que tu as ? dit-il. Veux-tu que
je t’aide ? Est-ce que tu es malade ?
Elle ne répondit pas. Elle avait une sorte de sanglot inté-
rieur. Il lui prit les mains, il se mit à genoux devant elle, pour
mieux la voir dans la demi-ombre de la chambre.
– Maman ! dit-il, inquiet.
Louisa, le front appuyé sur son épaule, s’abandonna à une
crise de larmes.
– Mon petit, répétait-elle, en se serrant contre lui, mon pe-
tit !… Tu ne me quitteras pas ? Promets-moi, tu ne me quitteras
pas ?
Il avait le cœur déchiré de pitié :
– 8 – – Mais non, maman, je ne te quitterai pas. Qu’est-ce que
c’est que cette idée ?
– Je suis si malheureuse ! Ils m’ont tous quitté, tous…
Elle montrait les objets qui l’entouraient, et l’on ne savait si
elle parlait d’eux, ou de ses fils et de ses morts.
– Tu resteras avec moi ? Tu ne me quit