Chercher Kinski
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Description

Kinski, un énigmatique écrivain, a disparu dans la banlieue de Londres. Notre héros quitte Paris et se lance à sa recherche. Chercher Kinski raconte la poursuite d’un jeune homme en quête d’idéal. C’est au cœur même de la littérature, impraticable dédale alors incarné par la figure inhumaine de Kinski, qu’il pense pouvoir le trouver. Mais l’on ne parvient à l’art qu’au prix du sacrifice de soi-même. Ce livre est autant une exhortation qu’une mise à garde pour celui qui choisirait d’emprunter une telle voie.

Informations

Publié par
Publié le 10 mars 2021
Nombre de lectures 36
Langue Français

Extrait

CherCher KinsKi
ARtHuR TERRIER
(extrait)
Conspiration | Éditions
ère 1 partie
Chercher
e matin-là, en cherchant Kinski, j’ai cru le voir. Je mar-C chais sur Coldharbour Lane, dans le quartier de Brix-ton, à Londres, et l’hiver anglais rendait ma recherche di-cile. J’ai cru le voir sans le voir véritablement, j’ai seulement eu la conviction de l’avoir vu. J’étais convaincu d’avoir vu marcher Kinski le long de Coldharbour Lane et, plus en-core convaincu, de l’avoir vu s’engourer dans Cambria Road. C’était tout juste une ombre qui s’est engourée dans Cambria Road, du moins ce que j’estimais être une ombre, mais qui de Kinski avaitune sorte d’allure. Rien n’avait pour-tant suggéré ce matin-là que j’allais voir Kinski, et ce préci-sément sur Coldharbour Lane, cette rue n’était qu’une des cinquantaines d’autres rues qui étaient le théâtre de mes re-cherches, et si j’ai cherché ce matin-là Kinski, sur Coldhar-bour Lane, j’aurais très bien pu le chercher sur Southwell Road, Loughborough Park ou Railton Road. Or, c’est bien en cherchant Kinski sur Coldharbour Lane que j’ai cru voir son ombre s’engourer dans Cambria Road. Il y avait tout au plus une centaine de mètres qui m’en séparaient. Elle s’y était engourée il y a de cela quelques secondes, et moi, im-médiatement, je me suisempresséde la rejoindre. Je me suis
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empressé ce matin-là d’une manière tout à fait semblable à celle avec laquelle je m’empresse d’ordinaire. J’ai toujours cherché Kinski avec empressement, comme j’ai toujours fait les choses avec empressement. Il demeure une urgence dans les choses comme dans Kinski. À Paris déjà, j’étais très empressé, ai-je pensé sur le moment. Les rues parisiennes et les boulevards parisiens ont été bien avant Coldharbour Lane, le théâtre de mon empressement. Je me souviens par exemple avoir été empressé de rejoindre mon ami Hugo au café la Fusée, rue Saint-Martin, dans le troisième arrondis-sement. Plusieurs fois suis-je arrivé en retard lors d’un café avec mon ami Hugo, et toujours, il avait dans son sac un pe-tit livre de poche qu’il parcourait lorsque j’étais en retard. Malgré tout, je m’étais empressé de le rejoindre ce jour-là. Il m’avait dit, viens au café la Fusée, nous pourrons nous installer sous le chauage en terrasse, voilà exactement ce qu’il m’avait dit. C’est durant ce café que j’ai entendu par-ler pour la première fois de Kinski. Était-ce le matin ou l’après-midi que mon ami Hugo m’avait parlé de Kinski, me suis-je demandé tout en m’ap-prochant de Cambria Road, là où l’ombre s’était engouf-frée ? Je ne parvenais pas à me le rappeler. Je me rappelais toutefois avoir accepté son invitation, à une période de ma vie où je n’en acceptais aucune. J’avais durant cette période de terribles préoccupations, et ces préoccupations avaient pour directe conséquence d’alourdir mon âme et de bêtiïer mon esprit. Jamais je ne connus de périodes plus terribles que celle-ci, car jamais je n’eus l’âme aussi lourde et l’esprit aussi bêtiïé qu’en cette période. Ces préoccupations avaient accaparé l’intégralité de mon être, j’étais commemarionnet-tisépar ces préoccupations et quiconque m’aurait rencontré à ce moment-là, ne m’aurait pas rencontré moi, mais plutôt
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un pastiche de moi, une vulgaire marionnette. Je n’arrivais tout simplement pas à m’en délivrer. Je me sentais lourd, mais pas seulement, j’étais préoccupé, mais pas seulement non plus, je portais aussi avec moi les pensées les plus déses-pérantes qu’il soit. L’idée du suicide était l’une de ses pen-sées. C’est même par l’idée du suicide que s’illustraient le mieux mes pensées désespérantes. J’avais à cette époque une fantaisie de la corde, c’est-à-dire que s’il me fallait illus-trer plus précisément l’idée du suicide, je l’illustrais systé-matiquement sous la forme d’une corde. Jamais le revolver, jamais les barbituriques ne m’ont servi à l’illustrer, c’est la corde qui m’a toujours semblé l’illustration la plus pure et la plus évidente du suicide. À plusieurs reprises, avais-je regardé le plafonnier de ma chambre et cherché du regard un point d’accroche pour une corde. Si le plafonnier était net, c’est sur une patère que je jetais alors mon dévolu. La corde en elle-même, sans avoir à la nouer, brillait à mes yeux d’un éclat singulier. Toute corde de chanvre me pa-raissait être la corde du pendu, et je fus tenté, en passant devant quelques boutiques, d’en faire l’achat. Mais cela aurait fait de moi un suicidaire, et c’est une chose que je n’aurais pu accepter, ai-je pensé en marchant sur Coldhar-bour Lane, à la recherche de Kinski. Jamais je n’aurais pu accepter d’être un suicidaire ; autant trouvais-je beaucoup de grâce ausuicidé, autant j’exécrais au plus haut point le suicidaire. Le suicidé est un homme d’action, le suicidaire, lui, un homme d’attitude, pensai-je alors. Je préférais cô-toyer mille fois un suicidé plutôt qu’un suicidaire. D’ail-leurs, j’ai formellement rejeté la compagnie de mes rares amis suicidaires, alors que les amis suicidés, eux, ont tou-jours euplace à part dans ma mémoire. L’idée du suicide n’était toutefois pas l’unique illustration de mes pensées
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désespérantes : il y avait aussi cette manie que j’avais de pervertir mes souvenirs d’enfance. Il me susait alors de penser à mon enfance et à ma famille, pour qu’aussitôt j’en pervertisse le souvenir. C’était de manière systématique que je les pervertissais. Vue à travers le prisme de mes pensées, mon enfance et ma famille me paraissaient soudainement ignominieuses. Les paroles de mon père : ignominieuses. Les faiblesses de ma mère : ignominieuses. À qui me l’aurait demandé, j’aurais répondu que mon enfance fut désas-treuse ! Qu’elle ne fut que sourance et peine, et j’aurais émis un tel gémissement que personne n’aurait osé me contredire. Mes pensées désespérantes avaient alors presque falsiïé mon enfance, tout autant dupé mon esprit que déna-turé mes origines. Mes souvenirs étaient devenus dagues ou étaient devenus couteaux, et je ne pouvais retrouver un par-fum ou me remémorer une comptine, sans être pris d’une violente nausée. Tout ce qui constituait l’expérience enfan-tine, directement ou indirectement, me répugnait, et lorsque je passais devant les squares et les fêtes foraines, c’est le regard bas que je passais. Cette fantaisie de la corde et cette perversion de mes souvenirs avaient pris une place prépondérante dans mon existence. C’est mes pensées dé-sespérantes qui avaient pris une place prépondérante, et lorsqu’un jour, elles atteignirent le seuil critique, lorsqu’elles me devinrent proprement intolérables, je décidai ïnale-ment de medétruire. J’avais pris la décision de me détruire, estimant que rien ne pouvait me sauver si ce n’est cette dé-cision radicale. C’était une décision radicale, mais aussi la seule et unique solution possible. Mes pensées étaient alors sigraves que ma décision devait nécessairement êtresiradi-cale, donc je pris la décision de me détruire.C’est d’ailleurs peu après avoir pris cette décision que mon ami Hugo me
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téléphona pour m’inviter au café la Fusée. Plus tôt ce jour-là, j’avais décidé de me détruire,et j’avais débuté sa planiï-cation quand Hugo me téléphona pour m’inviter au café la Fusée. Pourquoi pas ? Je n’avais pas encore convenu d’une date à ma destruction, et il me semblait que ma volonté de me détruire pouvait parfaitement cohabiter avec celle de prendre un café avec mon ami Hugo. Je me suis dit à ce moment-là : prends donc un café d’abord, puis après dé-truis-toi. Je me suis dit : d’ailleurs tu aimes beaucoup te rendre au café la Fusée. Reportant ainsi ma destruction, je me suis rendu avec empressement au café la Fusée, rue Saint-Martin, dans le troisième arrondissement de Paris. Là-bas m’attendait déjà mon ami Hugo, emmailloté dans son épais manteau en daim, son petit livre de poche posé devant lui. Mon ami Hugo avait le même âge que moi, et était une personne aable, d’une constante bonhomie. Toujours, lorsqu’il me fallait évoquer mon ami Hugo à d’autres, j’évoquais sa bonhomie. Je disais toujours : ah, que mon ami Hugo est d’une constante bonhomie ! Ah, qu’il est aable ! De plus, les conversations que nous partagions étaient des conversations plaisantes, jamais je n’ai eu autre chose que des conversations plaisantes avec mon ami Hugo, ai-je pensé. Que je puisse lui faire conïdence dema volon-té de me détruire m’a semblé évident, et tout aussi évident que mon ami Hugo comprendrait cette volonté. Mon ami Hugo possède un caractère qui le prédispose à comprendre toute volonté de destruction, me suis-je dit. Avec mon ami Hugo, je peux conïer mes sentiments tels qu’ils se donnent à moi et je suis certain qu’il m’écoutera, me suis-je dit. Mais parvenu sous le chauage en terrasse, mon ami Hugo n’a pas voulu m’écouter et, au contraire, a tenu à m’entretenir d’un sujet particulier ; il m’a dit : connais-tu Kinski ? C’est
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au café la Fusée et à cet exact moment que j’ai entendu pour la première fois parler de Kinski, ai-je pensé alors que je m’approchais peu à peu de Cambria Road. Il a continué : tu ne connais pas Kinski ? Kinski a disparu depuis un mois, a dit mon ami Hugo. C’est un individu d’une ving-taine d’années, qui a disparu. Moi, avant sa disparition, je ne le connaissais pas, mais maintenant qu’il a disparu, je le connais. De plus, il a disparu à Paris. C’est à Paris qu’il a vécu, mais à Paris qu’il a aussi disparu. Il faudrait toujours se méïer de Paris, m’a dit mon ami Hugo, parce qu’à Paris, il y a autant de bâtiments splendides que de disparitions. La plupart des gens ne voient en Paris qu’une ville de splen-deur, jamais ils ne voient que c’est aussi une ville où l’on disparaît. Paris est en somme une ville où l’on vit et où l’on disparait, m’a dit mon ami Hugo. Il semble exister une double expérience parisienne. Il faudrait que quelqu’un recense un jour toutes les disparitions, je suis certain que le nombre de disparitions à Paris est supérieur au nombre de disparitions dans les autres capitales européennes. On dis-paraît à Paris plus qu’on ne disparaît à Berlin ou à Vienne. Nous tous à Paris, connaissons quelqu’un qui a disparu ; moi avant, je ne connaissais personne, mais maintenant qu’on m’a entretenu de Kinski, je peux dire que je connais quelqu’un qui a disparu à Paris. Il y a néanmoins autre chose qu’il est nécessaire de savoir sur Kinski, m’a dit mon ami Hugo. Kinski est écrivain. Il est écrivain, c’est-à-dire qu’il a fait de l’écriture sa profession. La disparition de Kinski n’est donc pas seulement la disparition d’un indivi-du, mais la disparition d’un écrivain, ce qui rend cette dis-parition bien plus singulière. D’ailleurs, depuis quand les écrivains sont-ils des personnes qui disparaissent ? Jamais, m’a dit mon ami Hugo, je n’ai eu à chercher un écrivain. Ils
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ne disparaissent pas, car ils ne se rendent pratiquement nulle part, ce sont des êtres profondément casaniers, qui demeurent à leur bureau et font de leur bureau un univers à part. Un écrivain qui ne serait pas perpétuellement occu-pé à son bureau, n’est pas un écrivain, il est autre chose. Le fait d’être écrivain et le fait d’avoir disparu semblent a prio-ri incompatibles, a dit mon ami Hugo ; puisque Kinski est écrivain, il doit être à son bureau ou derrière son bureau, comme on dit, or c’est là que ses proches l’ont immédiate-ment cherché, mais Kinski n’y était pas. Le bureau était à l’abandon. Ce n’était en somme plus qu’une table. Que Kinski ait pu abandonner son bureau est quelque chose de fortement inhabituel, selon ses proches. L’écrivain est dans une dépendance presque totale envers son bureau, il justiïe le bureau autant que le bureau le justiïe. Comprends-tu comme les proches de Kinski ont été inquiets ? Ils se sont immédiatement alarmés de ne pas l’avoir vu à son bureau ou derrière son bureau. Mais que lui est-il donc passé par la tête, se sont dit les proches de Kinski ? Quelque chose a dû absolument lui passer par la tête. Mais la tête d’un écrivain est complexe, m’a dit mon ami Hugo. Il est presque impos-sible de deviner ce qui passe par la tête d’un écrivain. On peut faire tous les eorts du monde, s’eorcer de présumerla tête d’un écrivain, sans jamais parvenir à deviner ce qui s’y passe. Tout au plus pouvons-nous parvenir à un pastiche de cette tête, à une caricature. La tête de l’écrivain demeure un mystère. Les écrivains sont d’ailleurs des mystères eux-mêmes, m’a dit mon ami Hugo. Je ne saurais pas me les représenter sans les mettre à part, toujours je mets les écri-vains à part, sur le côté, parfois en parallèle, parfois en per-pendiculaire des choses. Lorsque je me représente la socié-té, je me représente les écrivains à part. De même lorsque
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je me représente le monde, je me représente les écrivains à part du monde. Les écrivains me semblent à part de la so-ciété et à part du monde, au sens où ils n’y participent pas. En cette aaire de Kinski, je devine donc un double mys-tère. Il me semble que pour résoudre le mystère de sa dispa-rition, il faut d’abord résoudre le mystère de l’écrivain, m’a dit mon ami Hugo. Si l’on veut chercher Kinski, il faut d’abord chercher l’écrivain ! D’ailleurs, il paraît que Kinski était le plus écrivain de tous. Que Kinski était même l’écri-vain suprême. C’est une drôle de formulation, m’a dit mon ami Hugo, mais c’est ainsi qu’on m’a évoqué Kinski : comme un écrivain suprême. Il serait, paraît-il, allétout au boutde la littérature ettout au boutde l’écriture. Par suprême on peut penser aussi à supérieur, et en déduire qu’il était supérieur, bien que sa supériorité devait toutefois se limiter à la profession d’écrivain. On ne peut être supérieur que dans un seul domaine à la fois, ou alors on est génial. J’ignore comment l’on devient écrivain, m’a dit mon ami Hugo. Kinski a écrit un livre, m’a-t-on dit, un livre qui n’a jamais été publié. Preuve que la publication ne fait pas l’écrivain. On peut être écrivain en cachette du monde, être écrivain en catimini. Kinski, lui, n’a jamais caché qu’il était un écrivain, et n’a jamais caché non plus le fait qu’il ait écrit un livre. La qualité d’un livre ne fait pas non plus l’écrivain, il me semble que le bon livre fait l’écrivain, tout comme le mauvais le fait aussi. J’ignore si Kinski fut un bon ou un mauvais écrivain, mais écrivain il l’était assurément, car de cette profession il avait, paraît-il, toutes les caractéristiques, a dit mon ami Hugo. Kinski était doté de toutes les caracté-ristiques que l’inconscient collectif fantasme et octroie à l’écrivain de manière générale.
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