Néo contes
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Description

Paul Bernard nous emmène dans un voyage dans le temps et autour du monde au travers de 23 contes retraçant le destin exceptionnel de personnages réels ou légendaires.

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Publié le 17 novembre 2019
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Langue Français

Extrait

Le berger des nuages I Kaleb avait une dizaine d'années lorsqu'il arriva épuisé dans un campement nomade de la Somalie, à quelques journées de marche au sud du port de Bender Laskoraï. Il ne parlait pas le dialecte de la tribu qui le recueillit, et plus tard, quand il en eut appris le langage, personne ne s’avisa de lui poser des questions. Fier et taciturne, il garda son secret pour lui. Ce fut tout naturellement qu'on le mit au travail dès le premier jour, puisque les tâches manuelles étaient réservées aux femmes et aux esclaves. Il acceptait tout avec simplicité. Avec le passage du temps, il devint d'une beauté surprenante. Sans doute était-il de la race des Galla, ces maîtres de l'Ethiopie devant lesquels tout avait plié depuis de nombreux siècles. Il regardait en face sans jamais baisser les yeux. Bientôt les membres de la tribu, ressentant en lui un être d’une essence supérieure, lui attribuèrent instinctivement une place à part et son statut initial de jeune esclave fut vite oublié. On recherchait son conseil en toute occasion, et tous s’écartaient pour le laisser au premier rang dans les cérémonies. Dédaignant le pouvoir, il préféra continuer à garder les troupeaux. Seul dans la brousse, une sagaie en main et une fronde à la ceinture, il se sentait libre et heureux. Vinrent les dernières années du siècle, le XIXe, troublées par les luttes que se livraient trois nations prédatrices, la Grande-Bretagne, la France et l'Italie, pour le contrôle de ces régions dont l'importance ne se mesu-rait pas à leur étendue mais à leur exceptionnelle situation stratégique en bordure du golfe d'Aden et de l'Océan Indien. Dans sa forteresse montagneuse naturelle d'Abyssinie, le négus Ménélik faisait face. Il se peut que les combats qu'il dut mener, tant pour la conquête du pouvoir dans son pays que pour résister aux influences étrangères, aient été à l'origine de l'abandon de l'enfant Kaleb. Le nom même de ce dernier pouvait laisser supposer une ascendance princière, car il fut porté de façon continue dans les familles nobles depuis un roi d'Ethiopie auquel l'Empereur romain Justinien accorda son amitié au VIe siècle. Quoiqu'il en soit, les tribus somalies étaient bien plus préoccupées à l'époque par la sécheresse prolongée qui tarissait les rares points d'eau, que par les enjeux politiques. Comment imaginer aujourd'hui que cette contrée au climat torride, l'une des plus déshéritées de la planète, ait pu faire rêver les peuples de l'Antiquité. C'était le fabuleux pays de Poûnt, d'où venaient le cinnamome, la myrrhe et l'encens. Dans ces temps mythiques, le sinistre cap Guardafui, à la pointe orientale de la corne de l'Afrique, portait le nom enchanteur de promontoire des aromates.
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Mais la mémoire des rudes habitants de la Somalie n'en gardait plus aucune trace. Sauf peut-être à travers la légende toujours vivante de la reine de Saba. Lorsque deux années eurent passé sans la moindre goutte de pluie, le spectre de la famine se mit à roder. De façon abrupte, Kaleb annonça un soir qu'il partirait le lendemain pour aller chercher les nuages. De sa part, rien n'étonnait les membres de la tribu, tant était grande maintenant la vénération qui l'entourait. Personne ne lui demanda ce qu’il voulait dire; personne n'eut l'audace de proposer de l'accompagner dans son expédition. II Kaleb se mit en route avant l'aube. Il allait au Sud, en infléchissant légèrement sa marche vers l'Est, dans la direction de la masse sombre du plateau d'Abyssinie qui barrait l'horizon. Les ondes irradiées par le sol brûlant en voilaient peu à peules contours, mais il n’avait pas besoin de ce repère pour s’orienter. Comme les buissons d'épineux, les hautes termitières et les effondrements du terrain gênaient sa progres-sion, rendue plus difficile par la chaleur et la réverbération, il s'arrêta avant midi dans un creux de terrain et s’enveloppa dans sa tunique.Il ne repartit qu'après le coucher du soleil. Il espérait se ravitailler à un point d'eau dont il connaissait l’existence, mais ses espoirs furent déçus. Au fond du petit vallon que fréquentaient auparavant les troupeaux, seule une boue grisâtre achevait de se durcir sous une croûte fendillée. Pour économiser l'eau de sa gourde, il se contenta de mâcher des lanières d'écorce arrachées aux racines des mimosas, et se lova pour la nuit sous la protection d'une zériba d'épines, seul vestige d'un campement abandonné. Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi. La falaise montagneuse qui sur-plombe de près de trois mille mètres la plaine de Somalie se rapprochait de plus en plus, laissant apercevoir l'amorce de gorges étroites et pro-fondes creusées par les torrents. Il la contourna par l'Est, et poursuivit sa route en s'orientant au Sud. Il accompagnait sa marche en chantant une mélopée où s’associaient des réminiscences de ses années d’enfance et des rythmes somalis. Parvenu à quelques kilomètres des flancs abrupts de la muraille rocheuse, il regarda avec satisfaction les nuées qui s'accumulaient devant l’obstacle infranchissable. Il avait atteint son but.
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III II attendit que la nuit fût complètement tombée et se plaça au centre d'un grand cercle dont il avait délimité le périmètre avec des cailloux et des buissons. Repérant Cassiopée située légèrement au-dessus de l'horizon, il tourna lentement sur lui-même vers la pleine Lune dont les nuages cachaient par moments la face doucement lumineuse. Il savait que dans ce halo, il n'arriverait pas à distinguer la constellation du Capricorne, perdue dans cette région imprécise du ciel située juste au-dessus du niveau de la plaine, mais il fit néanmoins son adjuration : « Par Abu Ma'shar et al-Bîrûni, je t'invoque, ô Saturne, pour que tu me rendes maître de la nuée qui voile en ce moment les étoiles de la chèvre, et me fasses également maître des nuages qui la suivront. » Une formation cotonneuse se détacha des brumes de l'horizon, et vint s'immobiliser au zénith, au-dessus de lui, comme un navire qui jetterait son ancre dans l'océan du ciel. Après une légère rotation, et bien que ne parvenant pas à voir non plus la constellation du Sagittaire, Kaleb s'adressa à Jupiter : « Ô al-Mushtari, Seigneur du peuple astral du Qaws, donne-moi toute puissance sur le nuage qui te cache à mes yeux et sur tous ceux qui, après lui, passeront devant toi ! » Des formes vaporeuses traversèrent en biais tout l'horizon, pour fina-lement s'amarrer parmi les étoiles de la Couronne boréale. Personne ne saura jamais de qui ou d’où Kaleb tenait sa connaissance et ses pouvoirs. Avant d'être abandonné aux fins fonds de la Somalie, peut-être les avait-il acquis au sein de ces grandes familles d'Ethiopie qui se transmettent des traditions millénaires de génération en géné-ration. A moins qu’un enseignement secret lui ait été transmis à l'époque de sa puberté par d'étranges personnages qui s'étaient fixés plusieurs mois dans le voisinage de la tribu, et s'étaient intéressés au mystérieux adolescent dont l'histoire leur avait été contée avec mille détails fabuleux. Mais qu’importe après tout? Saurons-nous jamais comment les mages de Mésopotamie apprirent le langage des astres ? Au pied de la muraille d'Abyssinie, Kaleb poursuivait la célébration du surprenant rituel. Pivotant légèrement vers le point où la Voie lactée s'inclinait vers les collines, il reconnut l'étoile rouge Antarès au cœur des sinuosités du Scorpion. Devant elle glissait silencieusement une masse pommelée dont la Lune argentait les contours. Il en réclama la souveraineté à Mars, l'al-Mirrikh des Arabes, et s'assura que le nuage rejoignait docilement le reste du troupeau.
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Puis il se tourna vers le sud-ouest, et repéra le losange de Libra, la Balance : « Ô al-Zuhara, implora-t-il, maîtresse de Mîzân, toi laplus belle et la plus brillante, compagne des soirs et des matins, fais-moi présent de cette nuée qui s'apprête à passer sur ton visage. » Un nuage aux formes douces et voluptueuses vogua avec nonchalance vers Kaleb en l'enveloppant de son ombre transparente. La Lune avait maintenant complètement disparu sous l’amoncellement menaçant des cumulus. Le jeune homme apercevait au-dessus de l'horizon la splendeur de la Croix du Sud. Relevant les yeux, il identifia la constellation de la Vierge, dessinée autour de l'étoile Spica,l'épi de blé des anciens Egyptiens. Elle apparaissait de façon intermittente entre les nuages de plus en plus abondants. Invoquant l'aide de la planète Utârid, il vit des gerbes de vapeur se condenser sur les amas de galaxies, et dériver lentement vers la Couronne boréale. Kaleb aurait voulu compléter sa capture en invoquant le Soleil qui règne sur le Lion, mais cette dernière constellation se cachait derrière les hautes montagnes d'Abyssinie. Levant les yeux, il constata avec une grande jubilation que les nuages continuaient à converger vers lui sur un immense arc de cercle s'étendant du Nord au Sud-Est. Son troupeau serait bientôt au complet. En bon berger, il se dit alors que pour le voyage de retour il aurait besoin de l'aide d'un chien fidèle. Sa pensée alla d'abord vers Sirius, l'étoile chiendes Anciens, mais il n'était pas possible de la voir en cette saison de l'année. En revanche, la constellation du Bouvier, lechien aboyantdes Hébreux, occupait le milieu du ciel, et son étoile principale, Arcturus, brillait d'un vif éclat. Kaleb jeta son dévolu sur un petit nuage tout frétillant qui s'avisa de passer à cet instant devant elle : « Ton nom sera Amlak. Sois mon ami, et garde mon troupeau. » Le petit nuage s'immobilisa aussitôt, et la petite frange pomponnée qui lui servait de queue s'agita dans le scintillement d'Arcturus. IV Abaissant brusquement les bras d’un geste décisif, Kaleb mit fin à la cérémonie, et sortit du cercle tracé sur le sol. Le moment du retour était arrivé : « En route, Amlak ! s'écria-t-il. Il nous reste encore quelques heures avant l'aube. » À cet instant, la foudre éclata au-dessus de sa tête, tandis que les grondements du tonnerre se répercutaient contre la muraille rocheuse, et qu'une pluie diluvienne s'abattait sur la plaine.
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S'étirant avec délices sous l'averse, Kaleb laissa les gouttes couler entre ses lèvres, et se mit en marche. Comme si le déchaînement des éléments ne les eût concernés en rien, les nuages de son troupeau glissèrent à sa suite à travers l'orage. Le jeune berger s'accorda quelques heures de repos dans le milieu de la journée, protégé des ardeurs du soleil par l’immense couverture nuageuse quis’était immobilisée au-dessus de lui. Il repartit à la tombée de la nuit, enveloppé dans l’ombre mystérieuse de la nuée qui accompagnait ses pas. Plusieurs fois, il croisa en chemin des nomades qui regardaient avec envie et étonnement les nuées moutonnantes dont la masse étincelante sous le soleil se déplaçait à contre-courant en direction du golfe d'Aden. C'est en vain qu'ils lançaient leurs sagaies et tiraient des coups de fusil, dans l'espoir de déclencher la pluie. C'est aussi avec la plus extrême stupéfaction qu'ils observaient le manège d'Amlak. Jamais ils n'avaient vu un petit nuage pareil, virevoltant dans le ciel, remontant parfois toute la colonne de nuées pour se placer devant elles et redresser leur direction de marche, ou retournant sur leurs arrières, comme pour accélérer leur allure. Lorsque Kaleb approcha de son village, les membres de la tribu gisaient accablés sous les tentes. Certains s'aventuraient parfois au-dehors sous la lumière implacable du soleil, et regardaient vers la mer dans une attente toujours déçue. Des enfants aperçurent l'avancée déferlante des nuages sans en croire leurs yeux. Jamais, de mémoire d'homme, aucun orage n'était descendu des montagnes ! Bientôt tous se retrouvèrent à l'extérieur de la zériba épineuse, sans savoir s'il y avait lieu de se réjouir ou de s'apprêter à fuir. N'étaient-ils pas victimes d'un sortilège ? Allah ne leur envoyait-il pas une armée de démons pour les anéantir ? Mais lorsque Kaleb s'avança vers eux de son allure rapide, enveloppé comme un seigneur dans les tentures du ciel, toutes leurs craintes s'évanouirent. Il n'y avait rien à expliquer. Leur ami revenait avec des nuages, comme il l'avait promis. Tous les récipients disponibles, bassines, chaudrons, plats et jattes en terre, vases et bidons de fer-blanc, outres et calebasses en peau de chèvre, se trouvèrent bientôt étalés sur le sol désespérément sec. Sur un geste de Kaleb, l'orage se déchaîna. Dans la pluie ruisselante, les enfants s'étaient dépouillés de leurs vêtements et dansaient nus comme de jeunes divinités. «Allah Akbar ! »s'écriaient les hommes, prosternés en direction de La Mecque, tandis que les femmes poussaient les cris stridents des fêtes et des mariages. Seul, un peu à l'écart, Kaleb s'était appuyé sur sa sagaie, et méditait, les yeux emplis d'une inexprimable joie.
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La guillotine Cette histoire a été rapportée par Monsieur de Vaublanc, comte de l'Empire, qui fut aussi préfet des Bouches-du-Rhône et ministre de l'intérieur sous la Restauration. Il raconte dans sesMémoires la singulière aventure d'un gentilhomme, M. de Châteaubrun, condamné comme tant d'autres par le tribunal révolutionnaire, pendant l'épisode sanglant de la Terreur, et qui venait d'être conduit au lieu du supplice dans la fatale charrette, avec une vingtaine de malheureuses victimes. La lame triangulaire du couteau était déjà tombée douze fois, lorsqu'un des montants de la guillotine céda, déréglant le parallélisme des glissières. Les exécutions furent momentanément suspendues, pendant que les gendarmess'en allaient quérir l’ouvrier en charge, occupé présentement à vider une chope dans un estaminet voisin. Sans trop se presser, l’ouvrier entreprit de réparer. L’opération traînait en longueur. Tantôt un outil manquait, qu'il fallait aller chercher, tantôt les essais de fonctionnement ne paraissaient pas satisfaisants, ce qui obligeait à recommencer. L'interminable attente devenait insoutenable. Malgré l'allongement des jours, en cette dernière décade de mai 1794, la nuit approchait en étirant les ombres. La foule se pressait encore très nombreuse autour des derniers condamnés, affaiblis et résignés, qui ne se distinguaient des spectateurs que par l'échancrure dégageant largement leur col et par leurs mains liées derrière le dos. Des murmures montaient de cette multitude qui commençait à craindre d'être privée de sa ration quotidienne de sacrifices humains. Au milieu de cette assemblée disparate, où se côtoyaient la cruauté et le désespoir, Antoine Gaspard de Châteaubrun se laissait aller à ses tristes pensées. Comme ils étaient déjà loin, les jours insouciants de sa liberté. Tant de chers compagnons avaient disparu dans la tourmente ! La lune qui montait lentement dans le ciel vint se placer entre les deux montants de l'échafaud. Antoine Gaspard ressentit cette apparition comme une ultime provocation. Pourquoi s'avisait-elle de le narguer, cette enchanteresse de ses nuits de jeunesse ? Il se souvint des railleries dont il accablait Alphonse de Montillac, son ami d'enfance, qui s'était pris de passion pour ce qu'il appelait la science astrale, et vivait littéralement avec les phases de la lune. Combien de fois lui avait-il demandé avec ironie ce qu'il fallait craindre le plus, le passage de la Lune sur son ascendant, ou la naissance d'un descendant au moment de la pleine lune ! Alphonse se montrait insensible à la moquerie, et changeait de sujet.
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Malgré l'horreur de sa situation présente, Monsieur de Châteaubrun se prit à sourire tout en retournant contre lui-même l'esprit caustique qu'il avait si souvent exercé contre les autres : « Mon pauvre Antoine Gaspard, se disait-il, que dois-tu attendre ce soir de la Lune ? Te rappelle-t-elle que tu mettras tout à l'heure la tête dans sa petite sœur la lunette? » Écrasé de lassitude, et tout en ironisant sur son propre sort, Antoine Gaspard se laissait porter par la foule massée derrière lui. Les spec-tateurs, les yeux rivés sur les opérations de réparation, s’écartaient inconsciemment en lui faisant la place. Les gendarmes, qui s'impatientaient et harcelaient l'ouvrier, n'y prenaient pas garde non plus. Le dernier à s'en rendre compte était notre héros lui-même. Il se souvenait maintenant de ce jour d'été où son ami Alphonse l'avait contraint à l'accompagner dans la garrigue pour observer une éclipse partielle du soleil : « Aurais-je pu imaginer à l'époque, pensait-il, qu'un soir viendrait où la Lune ne se contenterait plus du Soleil et s'intéresserait à ma petite per-sonne pour l’éclipser à son tour? » Saisi d'un étourdissement, il s'abandonna à la fatigue, son poids se fit plus lourd, et la foule, toujours captivée par le spectacle, continua à lui ouvrir le passage. Brusquement, il réalisa qu'il n'y avait plus personne derrière lui! Reculant avec d’infinies précautions, il s'appuya contre une devanture, et entreprit d'user la corde qui liait ses mains contre l'angle saillant d'une pierre. La nuit tombait maintenant et les supplices avaient repris. Personne ne faisait attention à lui, à moitié dissimulé qu'il était dans l'encoignure d'une porte. Le quart d'heure qui s'écoula avant que ses bras ne se re-trouvassent libres lui parut durer une éternité. Son premier soin fut de rajuster son col et de fermer haut sa veste. Il avisa un grand chapeau tombé sur le sol, et s'en coiffa. Plus rien ne le distinguait désormais des badauds. Les gendarmes ne s'étaient pas préoccupés de compter le nombre des victimes restantes, et le bourreau n'en avait cure. Antoine attendit la dispersion de la foule pour partir en se mêlant à elle. Levant les yeux vers le ciel, il contempla la face joviale de la Lune qui semblait se moquer tendrement de lui, et lui fit une grande révérence.
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La part de fortune Portées par l'haleine chaude de la nuit équatoriale, les rumeurs de la savane ravissaient les cinq amis, réunis dans un bungalow après une journée épuisante en plein cœur de la réserve du Tsavo. Ils réalisaient avec ce safari au Kenya un rêve qu'ils caressaient depuis leurs années de pension. Ce soir, un verre d'armagnac longuement réchauffé entre leurs mains, ils étaient tombés d'accord pour que chacun racontât une histoire presque vraie. Lorsque son tour fut arrivé, Vincent, le plus jeune et le plus sérieux de tous, s'exécuta, non sans prendre quelques précautions oratoires : « Aussi déconcertantqu'ilpuisse vousparaître, le récitqueje vais vous narrer est absolument authentique. J'en connais personnellement le principal personnage, bien que je ne me sente pas autorisé à dévoiler son identité. Je l'appellerai Jacques Carrassiot, nom plus évocateur que son véritable patronyme, car sans doute quelque fée Carabosse se pencha sur son berceau. Encoreque... Mais n'anticiponspas. « Elevé dans un milieu de grande bourgeoisie, Jacques avait été entouré de soins jaloux par une mère inquiète, qui interrogeait à longueur d'année des diseurs d'avenir pour se rassurer sur le destin de son fils. Un praticien de la science des astres lui révéla un jour que Jacques bénéficiait d'une exceptionnelle "part de fortune". Ne me demandez pas ce que signifie cette expression, car je n'en ai pas la moindre idée. Jacques non plus d'ailleurs, mais la pensée que le sort lui réservait d'agréables surprises lui procurait un singulier plaisir. « Son entrée dans la vie professionnelle ne fut pas une réussite. Son père leprit auprès de lui dans lapetite banquefamiliale, créée au début du siècle par le grand-oncle Gustave, et voulut lui confier tout de suite d'importantes responsabilités. Jacques avait du mal à se concentrer sur les opérations financières, et baillait d’ennui pendant les heures de bureau. Le résultat ne se fit pas attendre ; il se trouva bientôt relégparmi les subalternes, sous la menace d'y rester définitivement s'il ne se décidait pas à prendre son métier au sérieux. Sa vie sentimentale ne fut pas meilleure. Poussé par sa mère, il épousa docilement la fille d'un vicomte d'opérette, qui l'entraîna dans des dépenses qu'il était bien incapable d'assumer. Papaymit bon ordre, se remboursa des dettes sur le maigre salaire qu'il allouait à son fils, ce qui conduisit rapidement à un divorce dont Jacques fit tous les frais, car il lui fallut payer désormais une lourde pension à son ex-femme. Le mauvais sort continua à s'acharner sur lui.
8
Au cours d'une mission de médiocre importance que son père lui avait confiée, tous les passagers furent retenus en otages par des terroristes sur l'aéroport de Dubaï, et peu s'en fallut qu'il ne fût exécuté avant la redditionfinale. Ramené d'urgence à Paris dans un état de santé très délabré, il passa deux mois à l'hôpital, et en profita pour contracter une dangereuse hépatite.» Reprenant son souffle et sans répondre aux plaisanteries qui fusaient, Vincent porta religieusement le verre d'armagnac à ses lèvres, avant de poursuivre gravement son récit : « Tout autre que Jacques Carrassiot eût cédé à la dépression. Mais sa distraction légendaire le protégeait. Au lieu de s'enfermer dans des pensées tristes, il laissait aller son esprit à mille fantaisies, et récitait des poèmes aux moments les plus inopportuns. Peut-être est-ce la raisonpour laquelle, au cours de laprise d’otages, il avait attiré les mauvais traitements des pirates de l'air, qui supportaient sans doute mal ce qu'ils prenaient pour un défi et une moquerie, alors que ce n'était que de l'inconséquence. Il me serait très difficile de vous raconterpar le menu la suite des mésaventures de Jacques, car la liste en est tellement variée que j'en ai oublié les détails. Je me souviens simplement qu'il vint à bout de deux ou trois voitures neuves, dans les accidents les plus invraisemblables. Un accrochage banal sur une route de campagne le laissa d’ailleurs quelque peu claudicant. Il tenta un nouveau mariage, apparemment heureux pendant quelques mois, jusqu'au jour où sa deuxième femme partit avec son cardiologue. Il se brûla gravement alors qu'il faisait griller des saucisses sur un barbecue et manqua de se noyer dans cinquante centimètres d'eau sur une plage parfaitement sûre.» Echauffés par le dîner et réjouis par le récit, les compagnons de Vincent ne dissimulaientpas leur hilarité. «Le plus étonnant, c'est que Jacques croyait toujours à cette "part de fortune" inscrite dans son ciel natal. Mais il en vint à penser qu'il fallait peut-être lui donner un sens moins littéral. Il se demandait parfois si Dieu n'attendaitpas de luiquelque chosequi lui eût encore échappé. Les années avaient passé maintenant, son père avait disparu, en lui léguant, après bien des hésitations, les parts majoritaires qu'il détenait dans la banque familiale. Jacques Carrassiot en devint le président à son corps défendant. D'un naturel confiant, il abandonna la gestion à son vice-président,qui s'envola unjourpour une destination inconnue avec le produit de ses malversations. La banque fit faillite, et Jacques se trouva complètement ruiné après avoir remboursé sur ses propres biens toutes les victimes de cette banqueroute. Au moins avait-il fait son devoir !
9
Que pouvait-il désormais lui arriver, puisqu'il avait tout perdu, pensait-il un soir en regagnant la maison qui ne lui appartenait plus depuis la veille ? Il ne lui restait que quelques sous en poche et les habits qu'il portait sur le dos ! Eh bien, cela aussi luifut enlevé ! Un voleur, trompé par son apparence aisée, se fit remettre son portefeuille, et, fâché de n'y trouver ni billets, ni cartes de crédit, ni chéquiers, se vengea en le dépouillant de ses vêtements et en lui administrant une correction qui le laissa quelques instants inanimé au bord du chemin. » Arrivé à ce point de son histoire, Vincent fit une courte pause, et, regardant à la ronde ses amis suspendus à ses lèvres, mais qui ne riaient plus du tout maintenant, il reprit la parole en ces termes : «Avant que je vous conte la fin de cette tragi-comédie, j'aimerais que vous tentiez de l'imaginer par vous-mêmes. Après tout, le nombre de possibilités n'estpas trèsgrand.Qu'auriez-vousfait à saplace, en vous réveillant le long d'un sentier, nu comme un ver, humilié, et privé de la totalité de vos biens et de vos espérances ? » Des glapissements lointains s'élevèrent au-dessus du murmure confus de la savane. Un boy passa la tête dans la bibliothèque pour s'assurer que les hôtes du bungalow n'avaient besoin de rien. Alban, dont les yeux clairs éclairaient un visage carré sous une broussaille de cheveux roux, rompit le silence pour donner sa version : « Tel que tu nous l'as décrit,j'imagine quejamais l'idée du suicide n'agita un instant l'esprit désemparé de Jacques Carrassiot. Peut-être fut-il heureux de se trouver déchargé de toutes les responsabilités et de toutes les complications de son existence prosaïque. Je le vois assez bien partant à l'aventure, comme autrefois les baladins sur les routes de France, récitant des poèmes ou chantant de vieux airs à la terrasse des cafés, et se contentant de la soupe populaire lorsque la recette était trop maigre. Jusqu'aujour où il rencontra une noble dame, à lafois belle, pas trop jeune et très riche, qui le prit sous sa protection et finit par l'épouser. » Barthélémy, qui faisait penser à un moine zen, avec sa tête ronde et son crâne rasé, esquissa une autre variante : « Non ! s'écria-t-il. Ce n'est pas très vraisemblable. Tu nous as dit, cher Vincent, que Jacques "se demandait parfois si Dieu n'attendait pas de lui quelque chose qui lui échappait". Il me paraît probable que Jacques réalisa l'inanité des biens de ce monde, etqu'il remercia le Seigneur de l'en avoir délivré. Rendant grâce à Dieu, et conscient enfin que la plus merveilleuse "part de fortune" ne pouvait être que la paix intérieure, il adopta la vie monastique dont il ressentait l'appel depuis si longtemps. »
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Mais Didier, qui se disait cartésien, sans trop savoir ce que cela veut dire, haussa les épaules. Il ne voyait pas la moindre trace d’intervention divine dans cette histoire, qui n’aurait été alors à son avis qu’une réédition peu glorieuse du livre de Job. Il se hasarda à proposer une hypothèse plus élaborée : « Je me souviens d'avoir lu que le terrible Tamerlan, qui régna à Samarkand sur un vaste empire conquis dans le sang, ayant essuyé une série de défaites, lui qui n'avaitjamais été vaincu, se demandait tristement un soir s’il n’allait pas abandonner. Son regard absent se posa sur une fourmi qui tentait d’escalader la toile de sa tente. Distraitement, il la fit tomber, mais elle recommença. Irrité, le maître du monde souffla sur l’imprudente, qui disparut un moment avant de reprendre sa progression. Cette scène se reproduisit plusieurs fois, car la fourmi ne renonçait pas. Comprenant la leçon, le grand conquérant fit lever le campdès le matin et écrasa ses adversaires, surpris de cette offensive inattendue. Loin de moi l'idée de comparer Jacques Carrassiot au sanglant Émir, encore qu'ils aient eu un point de ressemblance, leur claudication ! Il me paraîtrait cependant possible que Jacques, qui avait jusqu'ici subi la volonté des autres, ait résolu de devenir ungagneur. Le destin lui avaitpromis dès sa naissance une "part de fortune". Eh bien ! Il se la taillerait lui-même. Je le vois volontiers inventant un objet apparemment farfelu, le fabriquant au fond d'un garage dans une banlieue misérable, et finissant par bâtir un empire sur son exploitation. » Tous les regards se tournèrent vers Théophile. Mais celui-ci se refusa à entrer dans le jeu. Il était pressé, disait-il, de connaître la fin véritable de l’histoire, et faisait le pari qu'elle serait assez voisine de la théorie mystique de Barthélémy. Vincent n'avait donc plus qu'à s'exécuter : « Vous avez certainement noté que rien de ce qui arrivait à Jacques Carrassiot ne résultait directement de ses initiatives. Et c'estpar cela même que pèchent les trois versions que vous avez suggérées. Elles lui font toutes les trois une part trop importante. Ce qui advint réellement est bien plus étrange, bien plus simple, et tout compte fait bien plus moral que tout ce que vous avez imaginé, car Jacques ne fit rien, ne pensa rien, ne tira aucune conclusion, et neprit aucune détermination. Peut-être l’aurait-il fait si le sort lui en avait donné le temps, mais de cela nous ne saurons jamais rien. Alors qu'il se réveillait de son court évanouissement, ses regards tombèrent sur un bout de papier. Il le ramassa machinalement, et comme il n'avait plus de poche pour l'y fourrer, il se contenta de lefroisser et de legarder dans la main. Il ne put même pas rentrer chez lui, car la clef de sa maison était restée dans les affaires volées. Il échoua au poste de police, raconta sa triste histoire, et fut hébergé pour la nuit dans des locaux pour sans-abri. Lorsqu'il ouvrit les yeux au petit matin, il réalisa que le bout de papier était un billet de loto, sans doute tombé des poches de son voleur.
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