Santé, Société et Solidarité - Année 2002 - Volume 1 - Numéro 1 - Pages 45-51The report on the future of the French health care system in 2020 is one of the most accomplished prospective studies to have been conducted in our country. It simultaneously considers the demographic, economic, sociological, technological and geographical dimensions. This report is a plea for a regional organization to manage the health care system and proposes major innovations in the regulation of the demography of all health care professions, by setting up a mechanism to co-ordinate human resources management at the national level. However, this report calls for further consideration of the dynamics of change within the system since the rates of change of the dimensions explored by the report vary. These differentiated rates of change will strongly structure the final outcome of their interactions, a few examples of which are given in this article. Moreover, the report does not take into account the system's current inertia, in particular the impact of current methods of regulation which, by creating irreversibility, are already profoundly shaping the future. Thus, a plea is made for the development of scenarios which juxtapose possible future developments by contrasting the following two dynamics: irreversibility induced by maintaining current regulations and discrepancies induced by fundamental trends interlinking with superficial trends. The article poses a fundamental question which can be applied to an examination of the evolution of any system, i. e. the relative dynamic of evolution of its subparts. Le rapport sur l'avenir du système de santé français à l'horizon 2020 représente l'un des efforts les plus achevés de prospective qui ait été réalisé dans notre pays par la prise en compte simultanée des dimensions démographique, économique, sociologique, technologique et géographique. Ce rapport est un plai doyer pour une organisation régionale du pilotage du système de santé, et propose par ailleurs des innovations majeures sur la régulattion de la démographie de l'ensemble des professions de santé, par le biais de l'instauration d'un mécanisme de coordination au niveau national de la gestion des ressources humaines. Néanmoins, ce rapport appelle à une réflexion complémentaire sur la dynamique d'évolution du système: les rythmes d'évolution des dimensions que le rapport explore sont différents. Or, ces vitesses différenciées vont structurer fortement le résultat final de leurs interactions, et nous en donnons quelques exemples dans cet article. De surcroît, le rapport ne tient pas compte de l'inertie actuelle du système, notamment de l'impact des modes présents de régulation, qui modèlent déjà profondément le futur en créant des irréversibilités. On plaide alors pour le développement de scénarios qui contrasteraient des futurs possibles en tenant compte de ces deux dynamiques: celle des irréversibilités induites par le maintien des régulations actuelles, celle des décalages induits par des mouvements de fond s'intriquant dans des mouvements de surface. L'article pose une question fondamentale qui peut s'appliquer à une réflexion sur l'évolution de tout système: celle de la dynamique relative d'évolution de ses sous-parties. 7 pages
Rythmes et irréversibilité dans les transformations du système de santé en France À propos du rapportQuel système de santé à l’horizon 2020 ?
Point de vue d’un expert français Gérard de Pouvourville (France) Directeur du Centre de recherche en gestion et administration de la santé (CREGAS)
Résumé Le rapport sur l'avenir du système de santé français à l'horizon 2020 représente l'un des efforts les plus achevés de prospective qui ait été réalisé dans notre pays par la prise en compte simultanée des dimen-sions démographique, économique, sociologique, technologique et géo-graphique Ce rapport est un plai-doyer pour une organisation régio-nale du pilotage du système de santé, et propose par ailleurs des in-novations majeures sur la régula-tion de la démographie de l'ensem-ble des professions de santé, par le biais de l'instauration d'un méca-nisme de coordination au niveau national de la gestion des ressour-ces humaines Néanmoins, ce rap-port appelle à une réflexion com-plémentaire sur la dynamique d'évolution du système : les ryth-mes d'évolution des dimensions que le rapport explore sont différents Or, ces vitesses différenciées vont structurer fortement le résultat fi-nal de leurs interactions, et nous en donnons quelques exemples dans cet article De surcroît, le rapport ne tient pas compte de l'inertie ac-tuelle du système, notamment de l'impact des modes présents de ré-
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gulation, qui modèlent déjà profon-dément le futur en créant des irré-versibilités On plaide alors pour le développement de scénarios qui contrasteraient des futurs possibles en tenant compte de ces deux dy-namiques : celle des irréversibili-tés induites par le maintien des ré-gulations actuelles, celle des déca-lages induits par des mouvements de fond s'intriquant dans des mou-vements de surface L'article pose une question fondamentale qui peut s'appliquer à une réflexion sur l'évolution de tout système: celle de la dynamique relative d'évolu-tion de ses sous-parties
Abstract The report on the future of the French health care system in 2020 is one of the most accomplished prospective studies to have been conducted in our country It simultaneously considers the demographic, economic, socio-logical, technological and geogra-phical dimensions This report is a plea for a regional organization to manage the health care system and proposes major innovations in the regulation of the demography of all health care professions, by setting
up a mechanism to co-ordinate human resources management at the national level However, this report calls for further considera-tion of the dynamics of change within the system since the rates of change of the dimensions explored by the report vary These differen-tiated rates of change will strongly structure the final outcome of their interactions, a few examples of which are given in this article Moreover, the report does not take into account the systems current inertia, in particular the impact of current methods of regulation which, by creating irreversibility, are already profoundly shaping the future Thus, a plea is made for the development of scenarios which juxtapose possible future deve-lopments by contrasting the following two dynamics: irrever-sibility induced by maintaining current regulations and discre-pancies induced by fundamental trends interlinking with superficial trends The article poses a funda-mental question which can be applied to an examination of the evolution of any system, ie the re-lative dynamic of evolution of its subparts
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Dossier L’avenir des systèmes de santé en question : France et Québec Points de vue E« Quel rapportplus en plus accès à une information pluraliste sur lasystème de santé à lhorizon L 2020 ? », dont la production a été pilotée par Do-qualité des services de soins et la pratique médicale, ce minique Polton, Directrice du CREDES, sur mandatqui vient renforcer en théorie la liberté de choix des du gouvernement français, fait partie de ces exercicesindividus entre les prestataires : il ne sera donc accep-périlleux que lon exécute sans filet, puisque lon in-table de « sectoriser » les soins pour préserver une offre vente des futurs possibles qui mettront peut-être unlocale que si cette offre est de qualité uniforme sur tout malin plaisir à ne pas émerger Lexercice demandé estle territoire en outre particulièrement complexe : le prétexte de cette Lexercice de prospective territoriale se transforme donc réflexion est laménagement du territoire, invention bien en exercice de prospective sur lensemble dun secteur française me semble-t-il Il sagit pour le gouvernement dactivité Comment faire cette prospective ? Les auteurs de veiller à ce que les dynamiques de la société civile et ont tenté didentifier les facteurs structurants dévolu-notamment la dynamique des acteurs économiques na-tion, les racines actuelles du futur, en quelque sorte, tionaux et internationaux, se déploient sur lespace na-pour nous dessiner la frondaison de larbre de demain tional sans créer trop de déséquilibres entre les citoyens De ce point de vue, le travail est passionnant par son en fonction de leur lieu de résidence Limplantation souci de ne rien laisser de côté, en intégrant même par des services publics est un des leviers utilisés par la rapport à dautres exercices prospectifs une partie ori-puissance publique pour assurer une égalité de traite-ginale sur les changements dattitude et de comporte-ment entre les citoyens sur tout le territoire Le rapport ment des Français Mais un commentaire tout aussi traite alors de la contribution des services de soins de louangeur soit-il ne peut se passer dune critique cons-santé à la gestion de ces équilibres territoriaux tructive : ce nest pas faire offense aux auteurs que de pointer du doigt les points sur lesquels nous souhaite-En fait, il dépasse largement cette question, pour pro-rions quils continuent de travailler, ou qui méritent un poser une réflexion densemble sur la dynamique du débat plus approfondi Il est difficile de couvrir un système de santé en France Cette ambition est parfai-champ aussi vaste, incluant une prospective territoriale, tement légitime En effet, une réflexion dite daména-démographique, économique, professionnelle, techno-gement du territoire sur les services sanitaires est plus logique, sociologique, organisationnelle, de sciences po-complexe quune réflexion sur les services postaux, par litiques et administratives, sans laisser des points dans exemple, pour une bonne raison : les services offerts à lombre la population sont le fait dacteurs de statut, de degré dorganisation, de technologie, de modes de finance-ment fort hétérogènes, en tout cas en France: méde-Un temps trop linéaire cins et autres professionnels de santé de ville, plateaux techniques privés (imagerie et biologie), établissementsUne première remarque: compte tenu des rythmes hospitaliers publics et privés Tous ces acteurs fonction-dévolution des systèmes de santé que lon peut obser-nent à lheure actuelle dans un cadre législatif et régle-ver, vingt ans est une toute petite période En France, il mentaire global, et leur financement est très largementa fallu quatorze ans pour que le projet visant à ajuster collectif Mais ils gardent pour beaucoup dentre euxle financement des hôpitaux publics sur léventail des une forte autonomie décisionnelle, et nont pas linten-cas soit mis en place, en important et en adaptant loutil tion de sen priver dans les années qui viennent utre-desDiagnosis Related Groupsmis au point aux États-ment dit, sils doivent jouer un rôle dans la couvertureUnis Mais alors il faut être particulièrement vigilant territoriale des services offerts, cela ne pourra pas sesur les choix de scénarios qui sont faits par les auteurs, faire sans compensation économique notable, à moinscar ils reposent nécessairement sur des hypothèses de que lon pense à des changements importants des sta-vitesse de changement, dhorloges différentes Or, cette tuts des acteurs Les Français sont eux-mêmes très atta-notion des rythmes variés dévolutiondes différents chés à une liberté de choix de leur prestataire de servicesous-systèmes qui composent le système de santé fran-de soins Si lon en croit le rapport, cet attachementçais est trop implicite dans le rapport Lexercice quan-pourrait fort bien se renforcer par la transformation déjàtitatif de prévision impose un déroulement uniforme du observable des attitudes et comportements des person-temps, année après année, alors que lon sait que cha-nes à l'égard du système de soins Les Français ont deque phénomène social a sa vitesse propre
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Par exemple, il peut y avoir dimportants phénomènes de génération, chez tous les acteurs du système de soins Lévolution de la démographie médicale ne se traduit pas seulement par une diminution du potentiel de pro-duction à partir de 2005 (cest demain), cest aussi une génération de médecins formés il y a plus de trente ans, avec un modèle bien particulier de lexercice médical et de la relation médecin-patient, des objectifs en ter-mes de revenus et de temps de travail Or, parmi cette génération, il y a des responsables professionnels, syn-dicaux, des leaders dopinion, des « interlocuteurs pri-vilégiés » des pouvoirs publics et des caisses Le renou-vellement de la base va-t-il saccompagner dun renou-vellement des porte-parole de la profession ? Si oui, cela peut-il se traduire par une facilitation de certaines évo-lutions (comme les modes de paiement) et donc une accélération des changements ? Dans le cas de la pro-fession médicale, il existea contrario un facteur diner-tie et de socialisationqui est la durée des études, qui va jouer de deux manières dans la réalisation des scéna-rios présentés par les auteurs La génération actuelle de diplômés na pas été acculturée au cours de ses études à une pratique plus coordonnée ou coopérative, et il faut se presser de mettre en place les formations requises pour ceux qui sont en cours détudes ou qui commen-cent Quand on connaît la lenteur de linstitution uni-versitaire à se réformer, on peut penser que leffet po-tentiel daccélération créé par le départ dune généra-tion pourrait être largement compensé par un effet de freinage lié à linertie du système de formation
Cet effet génération nest pas propre aux acteurs médi-caux Il peut exister pour les personnels des caisses, dirigeants ou exécutants, pour les gestionnaires hospi-taliers et pour le personnel politique Par exemple, le changement de majorité syndicale au sein de la Caisse Nationale dssurance Maladie des Travailleurs Sala-riés a indéniablement modifié la politique de cet orga-nisme à légard de sa responsabilité dacheteur de soins Il nétait pas question pour les auteurs dévoquer ces dynamiques, notamment politiques : ils rendaient un travail dexpertise pour un gouvernement en place, dans lequel la discussion de la dynamique socio-politique du système de santé français navait pas sa place Pour-tant, cette dynamique est très structurante Lorsque les élites politiques et les élites professionnelles sont les mêmes depuis trop longtemps, elles ont appris le jeu dévitement autour des sujets sensibles, au point que certaines réformes deviennent tabou, ou ne peuvent
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même pas faire lobjet détude Les décideurs fonction-nent sur des représentations figées des acteurs du sys-tème (larchétype du médecin libéral ou larchétype du médecin hospitalier ou larchétype du gestionnaire de caisse) alors même que la réalité - pour des raisons de génération déjà évoquées - nest plus la même En France, de surcroît, ces dernières années, lalternance politique na pas été un facteur daccélération des chan-gements structurels dans le système de soins : par exem-ple, il y a encore bien peu de progrès dans la coopéra-tion entre lÉtat et les Caisses dssurance Maladie, donc peu de progrès sur la fameuse fongibilité des dé-penses Il y a bien peu de progrès dans la mise en place dexpérimentations innovantes en matière de rémuné-ration de loffre de soins, que les auteurs du rapport appellent de leurs vux
Cette rythmologie des sous-systèmes nest pas seule-ment celle des générations et des élections Cest égale-ment celle de linteraction entre ceux-ci Car ils sont habités par des acteurs collectifs qui ont leur propre stratégie, dont une partie seulement est déterminée par laction des pouvoirs publics Prenons lexemple de lin-formation médicale en médecine de ville En France, le codage des pathologies, cest-à-dire la transmission par le médecin de ville au payeur dune information sur le motif médical des soins quil délivre, est inscrit dans la loi depuis 1991, réaffirmé dans son principe par les or-donnances (texte législatif qui ne passe pas par le vote du Parlement) depuis 1995, et objet de plusieurs grou-pes de travail et de négociations politiques sans issue depuis Il est vrai que la logique dominante de ce co-dage est celle du contrôle des pratiques médicales par le payeur et que les professionnels ne sont pas pressés de rendre des comptes aux médecins contrôleurs de las-surance-maladie Pourtant, il est bien possible que ce dossier prenne un essor rapide pour une raison toute autre, mais avec des formes différentes de celles qui étaient prévues à lorigine En effet, de plus en plus, le payeur public exige de lindustrie pharmaceutique quelle fasse la preuve des bénéfices apportés par leurs produits non seulementex ante, dans le cadre dexpéri-mentations rigoureuses, mais égalementex post, en con-ditions réelles de prescription Cette pression se traduit par lémergence dobservatoires de pratiques, tantôt ci-blés sur un produit, tantôt sur une classe thérapeutique, tantôt sur une pathologie Ces observatoires sont finan-cés par lindustrie, ne conduisent pas à un codage sys-tématique et exhaustif des pathologies Ils permettent
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aussi de vérifier la conformité des pratiques de pres-cription aux référentiels, mais sans pénalité pour les médecins, puisque les données seront anonymisées à la fois du côté des prescripteurs et des patients On est donc en face dun déblocage « par la base » dun dos-sier politiquement sensible, mais dont le résultat nest pas tout à fait celui qui était espéré par les pouvoirs publics
Un deuxième exemple dinteraction possible nous est fourni par le rapport, bien quil ne soit pas traité, seule-ment suggéré On apprend, oh ironie de la démogra-phie, que les médecins de la région Provence - lpes -Côte dzur, connue pour la clémence de son climat et la densité de personnes âgées retraitées à haut niveau de revenus, sont également vieux, plus vieux que leurs collègues de la région Nord - Pas-de-Calais, archétype de la région défavorisée à la fois sur le plan du niveau de santé de sa population, de son offre de soins de spé-cialistes, et de son climat Donc la Côte dzur va con-naître plus tôt que le Nord les affres de la pénurie médi-cale Mais le rapport sarrête à ce constat, et prévoit seulement une certaine égalisation des densités médi-cales entre régions dans le futur Or, comment écarter lhypothèse que les médecins du Nord (et dautres ré-gions défavorisées) ne vont pas saisir cette occasion pour migrer vers le sud et remplacer leurs collègues, sachant que la demande de soins en Côte dzur nest pas prête de baisser et quelle est solvable? Que prévoir alors pour contrebattre cette correction par le marché? u moins des incitations financières égales à la différence entre le revenu moyen dun médecin dans le Nord et dans le Sud
La dynamique spatiale des territoires pourrait égale-ment nous fournir un exemple plus général deffets din-teractions entre les vitesses de transformation des sous-systèmes Les scénarios exposés sur ce plan dans le rap-port opposent essentiellement deux modèles Dun côté, le modèle de la mégalopole à laméricaine, les ména-ges des classes moyennes quittant les centres-villes de plus en plus onéreux et pollués pour habiter dans un espace péri-urbain lointain à laméricaine, peu struc-turé par des services collectifs ou des lieux communau-taires symboliques, à côté dune désertification accrue des campagnes et dune sur-occupation saisonnière des zones touristiques (principalement côtières) De lautre côté, la résistance du modèle de la ville moyenne, mais avec la désertification des campagnes et les fortes mi-grations saisonnières Mais les auteurs sétendent peu
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sur les conséquences de cette dynamique spatiale sur loffre de soins, sauf à identifier dans leurs recomman-dations des types de zones fragiles pour lesquelles il faudrait apporter des réponses spécifiques intervention-nistes On comprend cette réserve : ce qui va se passer dans le système de soins est très dépendant de ce qui se passerait pour dautres services collectifs, dont la pré-sence va également jouer un rôle structurant dans les décisions dinstallation des médecins, par exemple Mais ne serait-il pas utile, dans ce cas, dapprofondir lana-lyse, notamment du point de vue de la vitesse dévolu-tion des phénomènes qui sont décrits, et de la flexibi-lité observable de loffre de soins ?
Pourquoi insister tant sur ces rythmes différents ? Un rapport comme celui qui nous est présenté a limmense mérite de mettre ensemble les dynamiques de plusieurs facteurs au cours du temps, précisément pour essayer den modéliser les interactions Lapport est double: dune part, sur chaque dimension, le rapport fait létat des lieux de ce qui est connaissable, mais qui souvent échappe aux décideurs compte tenu de la latence tem-porelle des phénomènes en cause Dautre part, le deuxième apport est celui de la mise en commun des analyses sur plusieurs dimensions Mais dans le futur, les évolutions considérées ne se feront pas au même rythme, et il est possible que les décideurs soient con-frontés à des situations de crise liées aux effets dinte-raction entre dynamique et vitesse différentes Cest dailleurs pour cela que les auteurs insistent beaucoup sur la nécessaire réactivité ou flexibilité du système de soins Dans la réalité, cependant, les politiques pren-nent souvent des décisions de court terme dans des si-tuations de crise Peut-on alors aller un peu plus loin dans lanalyse prospective, et brosser des scénarios qui permettraient sinon de prévoir, du moins de compren-dre les germes dune situation de crise, de façon à réflé-chir en amont aux réponses quil faudrait y donner sans compromettre par des décisions irréversibles mais de court terme lévolution du système de santé ?
Les irréversibilités du passé
ller chercher dans le présent les germes ou les racines du futur est une bonne démarche Maisquiddes raci-nes du passé, qui sont peut-être en train de créer des irréversibilités pour le futur ? On évoquera ici les effets des modes de régulation actuels du système de santé français, qui, sils ne changent pas rapidement, pour-
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raient fort bien lever quelques incertitudes sur les scé-narios évoqués par les auteurs
Schématiquement, on est encore en France dans une procédure dallocation des ressources au système de soins qui fonctionne sur les bases suivantes : il y a quasi-séparation entre médecine de ville et médecine hospi-talière publique (les spécialistes de ville peuvent hospi-taliser leurs patients dans les établissements privés avec lesquels ils ont des contrats) Cette séparation fonction-nelle est accentuée par les différents modes de finance-ment, mais surtout de tutelle entre les deux secteurs : un Yalta est intervenu il y a quelques années entre lÉtat et les Caisses dssurance Maladie Celles-ci soccu-pent du financement des soins de ville (sous contrôle de lÉtat, quand même), lÉtat soccupe du secteur hos-pitalier public et privé, hors revenu des médecins pour le second Ce Yalta est compensé au niveau régional par une concertation entre lacteur étatique, lgence Régionale de lHospitalisation, et lacteur assurance maladie, par le biais dune Union Régionale dssu-rance Maladie Mais cette compensation nimplique pas la fongibilité des ressources entre les deux secteurs
La médecine de ville est payée à lacte, elle est en prin-cipe régulée sur la base de la fixation annuelle de lévo-lution des dépenses dhonoraires et de dépenses indui-tes, le respect de cet objectif se faisant principalement par lédiction de règles de pratique pouvant conduire à des sanctions financières individuelles pour des prati-ciens non observants : cest le dispositif dit de régula-tion médicalisée des dépenses, qui sappuie sur les Ré-férences Médicales Opposables (RMO) Les sanctions financières individuelles sont en principe redistribuées pour financer des expérimentations damélioration de la qualité des soins en médecine de ville On sache-mine cependant de façon très implicite vers la mise en place dun mécanisme de type prix-volume : si lobjec-tif annuel dévolution est dépassé, la rémunération des actes baisserait dautant Un tel système prix-volume fonctionne déjà pour les infirmières pratiquant à titre privé en ville, les laboratoires danalyse médicale et les kinésithérapeutes
La médecine hospitalière est régulée par quatre outils principaux En premier lieu, il existe un dispositif de planification régionale, fondé sur la recherche dune satisfaction des besoins de santé observés sur un terri-toire régional et une division du travail entre les éta-blissements Schématiquement, on peut dire que la planification organise le partage du marché entre les
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établissements publics et privés dune région, en con-trôlant la gamme de services offerte par chaque établis-sement et la capacité daccueil de ses services (nombre de lits, équipements techniques)
Deuxièmement, les établissements publics reçoivent une dotation budgétaire annuelle quils sont tenus de res-pecter Cette dotation est ajustée à la marge dans une même région en fonction du coût unitaire du séjour de chaque établissement calculé sur son éventail de cas (le casemix) comparé à celui de la moyenne régionale En principe, dans un tel contexte, un établissement na aucun intérêt à développer son activité car il ne peut pas le faire sans générer un déficit, sauf sil diminue dautant ses coûts unitaires ou sil substitue certaines activités à dautres, ce qui ne manquera pas de poser des problèmes au niveau régional, puisque des besoins pourraient ne plus être satisfaits Les établissements ne peuvent pas (et ne veulent pas, en général) séchanger des ressources et des malades entre eux, autrement dit leur part de marché est bloquée La somme des budgets hospitaliers publics est fixée dans son évolution annuelle au niveau national, et déclinée au niveau régional
La régulation financière du secteur privé est très diffé-rente Les établissements continuent de recevoir une rémunération à lactivité (prix de journée, forfait médi-caments, forfait plateau technique) Le contrôle des re-venus des médecins leur échappe Mais lensemble des dépenses hospitalières privées est « sous enveloppe », cest-à-dire soumis au respect dun objectif annuel dévolution, lObjectif quantifié national (OQN) On rentre alors dans un mécanisme dajustement des dé-penses par rapport au volume Si lOQN est dépassé, les établissements doivent reverser le trop-perçu et ré-ciproquement Par rapport aux établissements publics, cependant, les hôpitaux privés peuvent avoir des stra-tégies de conquête de marché : il suffit dêtre plus per-formant que les autres Le secteur privé a par ailleurs intérêt à (et peut) prendre des parts de marché au pu-blic Les deux « enveloppes » publiques et privées ne sont pas fongibles, il ny a pas de possibilité de trans-fert de ressources de lune à lautre
Enfin, le dernier instrument de régulation qui commence à se mettre en place est laccréditation, qui doit sappli-quer à tous les établissements, publics et privés Il faut en outre savoir que, hors revenus des médecins, lhôpi-tal privé est en moyenne moins cher que lhôpital pu-blic (environ 35%) Ceci sexplique en partie par le
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poids du service des urgences, par la sélection opérée par les établissements privés sur les patients à niveau moyen ou faible de risque, se traduit par une densité de personnel soignant inférieure mais par une rentabilisa-tion beaucoup plus poussée de léquipement technique que dans le secteur public La tendance au cours des dernières décennies a été celle dune conquête des parts de marché en chirurgie par le privé au détriment du public Cela a été accentué par lexistence dune incita-tion économique au développement de la chirurgie am-bulatoire qui existe pour le privé, mais pas pour le pu-blic En revanche, les établissements publics dynami-ques se trouvent dans une situation difficile, car seul le redéploiement des ressources venant dautres structu-1 res publiquespermettrait de financer leur déficit, or ce redéploiement reste marginal pour linstant
Cette mise en contexte est nécessaire pour bien com-prendre un des enjeux de demain dans loffre de soins hospitalière en France En effet, le mode de régulation actuel, les évolutions démographiques prévisibles et le 2 passage aux 35 heurescréent des tensions fortes au sein du système, au point de bouleverser complètement le secteur hospitalier à terme Il est difficile à lheure actuelle de dire sil sagit dune politique délibérée, ou des effets de plusieurs politiques de court terme
En premier lieu, la mise en place de laccréditation, mais aussi de projets de mesure de la performance des établissements hospitaliers, va aiguiser la concurrence entre secteur public et secteur privé On ne pourra plus éviter de poser la question du rapport coût-performance des deux secteurs, surtout sil savère que le secteur privé est au moins aussi performant en qualité que le secteur public De ce point de vue, il y a en France une situa-tion très asymétrique entre les deux secteurs Du côté public, on peut dire que lÉtat est à la fois « proprié-3 taire » du secteur publicet celui qui définit les règles du jeu pour lensemble des hôpitaux Sil est face à un établissement public de faible qualité mais de faible coût, il ne peut que lui donner les moyens de fonctionner mieux, ou le fermer, à condition que loffre concurrente le permette Si loffre concurrente est privée, il est rare
1 Absence de fongibilité des ressources entre le secteur hospitalier public et le secteur hospitalier privé 2er Depuis le 1janvier 2000, la durée légale du travail est passée de 39 heures à 35 heures hebdomadaires 3 Ce terme est abusif Il signifie que lEtat exerce un tel contrôle sur les conditions de fonctionnement du secteur public quil agit en propriétaire
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quil prenne la décision de fermer ! Sil est face à un établissement de faible qualité mais coûteux, il peut certes exiger de lui quil fasse les efforts de producti-vité nécessaires Bien souvent, cependant, la mise à ni-veau requiert lapport de fonds frais (lÉtat devient prê-teur) qui seront gagés sur les résultats futurs Sil est face à un établissement de bonne qualité et bon mar-ché, alors en toute rigueur celui-là devrait servir de ré-férence aux autres ! Sil est face à un établissement de bonne qualité et cher, alors il doit expliquer pourquoi il est prêt à payer cette qualité supplémentaire sans la mettre à disposition de toute la population
En revanche, vis-à-vis du secteur privé, il est payeuret il fixe les niveaux de qualité Il peut donc décider plus facilement (il est payeur quasi-monopolistique) dim-poser aux établissements privés une mise aux normes, sans apport financier Il ne fait pas de comparaison avec les établissements publics sur la base du rapport qua-lité/prix Il ne se comporte pas comme il le fait pour un établissement public pas cher et de faible qualité en sub-ventionnant leffort de mise aux normes Il y a donc aujourdhui traitement asymétrique des deux secteurs du point de vue du rapport qualité/prix Un établisse-ment privé peut certes tenter de se rattraper par une activité supplémentaire (à condition quil prenne des parts de marché à ses concurrents publics et privés), mais il y aura nécessairement des perdants dans le sec-teur
Les tensions démographiques décrites dans le rapport avivent cette asymétrie Elles se font sentir tout parti-culièrement sur le personnel infirmier, pour lequel il y a pénurie relative en France suite à une réduction des flux de formation, et à un turnover plus élevé des per-sonnels Le passage aux 35 heures de travail hebdoma-daire, qui sest fait dabord dans le privé, a créé une demande supplémentaire sur un marché très tendu, et sur lequel les établissements privés sont moins bien pla-cés que les hôpitaux publics, qui offre la pérennité de lemploi et des salaires égaux ou supérieurs Le pas-sage du secteur public aux 35 heures en 2002 va encore accentuer cet excédent de demandes On peut satten-dre à ce que lÉtat (et le gouvernement) favorise le sec-teur dont il est « propriétaire », pour des raisons de ser-vice public, mais aussi en loccurrence pour des raisons électorales
La pénurie médicale peut elle aussi accentuer ce phé-nomène En effet, les jeunes médecins arrivant sur le marché du travail aujourd'hui seront moins nombreux,
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donc en position économique plus favorable vis-à-vis des cliniques On assisterait alors à une modification du partage du surplus entre les propriétaires des éta-blissements privés et les médecins
De sérieuses pressions risquent donc de peser dans le moyen terme sur le secteur hospitalier privé en France, sauf si les règles de régulation financière changent Il est vrai quune telle disparition favoriserait peut-être lémergence de réseaux de soins hospitalo-centrés dont lhôpital public serait le centre, puisque ce secteur est sous la tutelle directe des gences Régionales dHopitalisation Il reste à savoir si les médecins de ville accepteraient cette tutelle Ceci est dautant moins cer-tain que le rapport prévoit des scénarios qui ne sont pas exempts deffets pervers En effet, le rapport évoque le recours à des personnels moins qualifiés pour effectuer certaines activités médicales, palliant ainsi à un moin-dre coût la pénurie médicale : on pourrait former moins de médecins Mais par contrecoup, les médecins res-tants seraient eux-mêmes, compte tenu de leur exper-tise supérieure et de leur rareté, dans une position de force sur le marché du travail Sils ne sont pas obligés à une activité de service public, ils auront tout intérêt à sinstaller dans le privé en équipant un plateau techni-que ambulatoire de haute technicité Ceci sera facilité par lévolution technologique actuelle, qui va dans le sens dun allègement des interventions diagnostiques et thérapeutiques Paradoxalement, on créerait donc une médecine hospitalière publique fonctionnant avec des auxiliaires médicaux, et une médecine spécialisée de haute technicité privée !
Le lecteur nous pardonnera ce long détour, qui a pour but de pointer du doigt sur une des faiblesses du rap-
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port : en regardant loin en avant pour dessiner le futur, on risque de ne pas voir quil est peut-être en train de se structurer de façon irréversible Des scénarios, sil vous plaît, Mesdames et Messieurs les Rédacteurs! Certes, la question posée nest pas celle de la régula-tion, mais lorganisation territoriale des soins nest pas indépendante des modalités de celles-ci Si lon table sur le développement doffres coordonnées entre des acteurs hétérogènes, alors il faut en dire un peu plus sur les types dincitations économiques, réglementai-res ou professionnelles qui vont gommer ces différen-ces dintérêt
Des scénarios !
On terminera par les louanges : par la vision très large quil propose sur le système de santé en France, les rap-porteurs rendent un grand service à tous ceux qui sont concernés par lévolution du système de soins, décideurs, professionnels, citoyens Il leur donne précisément les moyens danticiper et dadapter leur stratégie Il est aussi fondé sur une continuité certaine de la réflexion en France sur les bénéfices dune régionalisation de la ré-gulation des services sanitaires, et sur une plus grande décentralisation des décisions Il va au-delà de la com-mande passée, en léclairant de façon substantielle Une demande : compléter le travail par ce que lon a appelé ici des scénarios, qui tiennent compte à la fois de lauto-nomie des acteurs du système de santé, et donc de lin-teraction entre leurs stratégies, et des tendances de fonds créées volontairement ou pas par les mécanismes existants de régulation du système, qui sont déjà à luvre pour façonner le futur