L ombre du tueur - article ; n°1 ; vol.28, pg 165-185
22 pages
Français

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

L'ombre du tueur - article ; n°1 ; vol.28, pg 165-185

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
22 pages
Français
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Communications - Année 1978 - Volume 28 - Numéro 1 - Pages 165-185
21 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1978
Nombre de lectures 34
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Carmen Bernand
L'ombre du tueur
In: Communications, 28, 1978. pp. 165-185.
Citer ce document / Cite this document :
Bernand Carmen. L'ombre du tueur. In: Communications, 28, 1978. pp. 165-185.
doi : 10.3406/comm.1978.1423
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1978_num_28_1_1423Carmen Bernand
L'ombre du tueur
Réflexions anthropologiques sur une rumeur
Entre janvier 1969 et janvier 1976, sept femmes et un homme furent abattus
dans la région de Creil — Nogent-sur-Oise, dans des circonstances mystérieuses.
Les crimes portaient tous la même marque : la victime était d'abord assommée
avec une matraque, puis dénudée — avec éventuellement des sévices sexuels — ,
enfin achevée d'une balle de 22 long rifle dans la tête. Régulièrement la presse
parlait de cet étrange « tueur de l'ombre » dont on ne tenait pas le moindre indice.
On liait les meurtres à certaines particularités météorologiques, à la pluie, à
la nuit, à l'hiver, aux phases de la lune, mais l'enquête policière traînait. De
juin à décembre 1976, en compagnie de Patrick Reumaux, j'avais mené une
enquête sur la rumeur, à partir d'interviews réalisées à l'intérieur de ce que nous
pourrions appeler « l'espace du mal ». Les discours que j'ai entendus et enregistrés
pendant cette période et qui dépassent la centaine m'ont inspiré quelques
réflexions anthropologiques qui font l'objet de ce texte. Il s'agit bien d'une
anthropologie, car le tueur de l'ombre n'est pas un simple fait divers, ni une
banale affaire crapuleuse. « L'homme aux yeux de chat », « le tueur de la pluie »,
est un mythe urbain né dans une banlieue parisienne lointaine. Hommes et
femmes, notables et ouvriers, suspects et innocents, policiers et civils constituent
l'échantillon des voix qui ont colporté la rumeur pendant des années. Certes la
présentation de ces mythes serait partiellement inexacte si nous laissions de côté
les chuchotements de la presse, représentée notamment par les deux journaux
locaux antagonistes, Le Courrier picard et Le Parisien Libéré (Oise-Matin). « Les
gens vont vous réciter ce qu'ils ont lu dans Détective », avait dit poliment un ins
pecteur de la PJ. C'était logique et prévisible, mais c'était aussi minimiser la
force sauvage de la rumeur, capable de voler de ses propres ailes. Il est certain
que la presse et la rumeur ont joué un long combat de paroles, celles que l'on
écrit et celles qui se transmettent de bouche à oreille, insensibles aux contradic
tions et à l'absurde, se nourrissant au passage de quelques bribes de savoir
écrit.
Mais peut-on parler vraiment, en ce qui concerne le tueur, du « savoir » de
la presse? Les faits d'abord : que ce soit à cause du secret de l'instruction ou des
impératifs du journalisme à sensation, la vérité paraît toujours inaccessible.
Le Nogentais le sait et se méfie de ces articles où les noms des principales pro
tagonistes sont écorchés, où des erreurs grossières, comme par exemple l'annonce
de la mort d'une femme qui n'avait été que blessée, font douter de la véracité
de l'ensemble, où des reconstitutions fantaisistes (« la jeune fille poussa un
cri de terreur et pressa le pas ») n'apportent qu'une distraction passagère. Il
165 Carmen Bernand
n'est pas un Nogentais qui n'ait rejeté la presse dans son ensemble ; et pourtant,
étant la seule source d'information écrite, la presse fournit nécessairement
un langage à la rumeur (et la rumeur à la presse). Le problème n'est pas de
savoir si la presse, comme le déclarait le maire de Nogent — a « monté » l'affaire
du tueur, mais de connaître ce que la rumeur a glané, déformé ou rejeté dans les
récits des journaux.
La rumeur, en tout cas, n'a pas été étouffée parla presse lorsque, le 17 décembre
1976, tous les media ont annoncé l'arrestation de Marcel Barbeault, ouvrier
trois-huitard à Saint-Gobain-Rantigny, inculpé des deux derniers assassinats
et déféré au parquet de Senlis. Malgré des présomptions très fortes — qui sont
devenues à l'heure actuelle des preuves — , l'inculpé ne correspondait pas aux
attentes de la population. Que le tueur de l'ombre fût un ouvrier, voilà un fait
inacceptable et pour la rumeur et pour la personne qui écrit ces lignes, séduite
elle aussi par le mythe du notable assassin. « Nous croyons savoir », disait Le
Courrier picard du 5-2-76, malgré sa prudence habituelle, que « la personnalité
du criminel s'il s'avérait qu'il fût véritablement confondu, ferait comme l'effet
d'une bombe... Les rumeurs semblaient prendre corps dans la journée d'hier
puisqu'à Beauvais on laissait entendre qu'il y aurait anguille sous roche ». Cette
bombe, les Nogentais l'auront attendue vainement. Quand l'arrestation de Bar
beault aura lieu, sa personnalité sera si peu conforme à la légende que la rumeur
avait patiemment entretenue pendant sept ans que le lynchage tant attendu
de l'assassin par les familles n'aura pas lieu. Du reste, le silence farouche de
l'inculpé est là pour permettre à la rumeur de reprendre souffle. Deux mois
après son arrestation on assure qu'il a été relâché, qu'il s'agit d'une erreur judi
ciaire, que le tueur reviendra avec le mauvais temps x. Décidément l'affaire du
tueur de l'ombre ne sera jamais un fait divers.
1. L'espace du mal.
Nogent-sur-Oise est une commune de 16 000 habitants, située à 51 kilomètres
de Paris. Elle forme avec Creil un canton de l'arrondissement de Senlis et du
département de l'Oise, et elle est desservie par la gare de Creil, sur la ligne
Paris-Lille. Nogent et Creil sont deux communes différentes, bien que pour l'étran
ger qui les visite pour la première fois rien ne permette de distinguer la frontière
entre les deux agglomérations. L'Oise n'est pas une ligne de démarcation : Creil
s'étend sur les deux rives. Elle n'a pas d'existence dans le discours urbain :
lorsque les Nogentais parlent de ponts, indispensables jalons du territoire,
ils ne se réfèrent pas à celui qui unit les deux rives du fleuve, mais à ceux qui
traversent les voies ferrées, présentes partout. Creil est en effet un nœud ferro
viaire et, jusqu'aux années soixante, sa population était essentiellement composée
de cheminots et d'employés de la SNCF. Aujourd'hui l'agglomération s'est
étendue à l'est, entre Nogent et Montataire, et au sud du vieux Creil, sur
le plateau où, il y a un peu plus d'une décennie, on cultivait encore des bette
raves. L'ancien noyau de cheminots s'est trouvé débordé par une population
hétérogène composée en grande partie de travailleurs immigrés (Nord-Africains,
1. Cette rumeur fut si forte dans les premières semaines de février 1977, que le
maire téléphona à la Police judiciaire pour avoir des explications précises.
166 L'ombre du tueur
Portugais et Turcs) mais aussi de gens du Nord (Calais et région lilloise notamm
ent). L'ensemble des agglomérations Creil-Nogent-Montataire est évaluée
approximativement à 75 000 habitants.
Cette vaste agglomération urbaine est en fait constituée de plusieurs quartiers
ou zones particulières. Tout d'abord le vieux Nogent, qui s'étend entre les deux
voies ferrées et la déviation, caractérisé par ses petits pavillons soignés, ses
jardins potagers et ses rues tranquilles. C'est là qu'habitent les « vieux Nogen-
tais » (retraités, employés de la SNCF) ; entre la voie industrielle, le pont Royal,
la voie ferrée et la route de LaigneviUe (qui prend à cet endroit le nom de rue Fai-
dherbe) se trouve la zone commerciale de Nogent avec la mairie, le foyer des
jeunes travailleuses, la poste et les maisons cossues des notables; de l'autre
côté de la rue Faidherbe s'étend la ZUP, construite dans les années soixante
et comportant des HLM, des tours résidentielles autour du parc Sarcus et des
immeubles de standing moyen. Enfin il faut citer deux îlots dans le territoire
nogentais : la Commanderie (six grands ensembles HLM divisés en immeubles),
peuplée de petits retraités et de travailleurs immigrés, et les deux foyers SONA-

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents