La bibliothèque privée, autel autobiographique - article ; n°1 ; vol.55, pg 123-133
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Description

Communications - Année 1992 - Volume 55 - Numéro 1 - Pages 123-133
11 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1992
Nombre de lectures 20
Langue Français

Extrait

Frances Nethercott
Jean-Yves Potel
La bibliothèque privée, autel autobiographique
In: Communications, 55, 1992. pp. 123-133.
Citer ce document / Cite this document :
Nethercott Frances, Potel Jean-Yves. La bibliothèque privée, autel autobiographique. In: Communications, 55, 1992. pp. 123-
133.
doi : 10.3406/comm.1992.1839
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1992_num_55_1_1839Nethercott * Frances
La bibliothèque privée,
autel autobiographique
Pour Virginia Woolf, posséder une bibliothèque vitrée était un des
symptômes de l'esprit borné. Jamais ouvert, uniquement admiré à tra
vers la glace, le livre y gît dans une parfaite stérilité. On rencontre par
tout ce genre de bibliothèques aux boiseries fignolées dans les apparte
ments de Moscou. Habillés de cartes postales, du portrait des auteurs
favoris ou des bien-aimés, de bibelots kitsch, de secrets affichés ou de
messages codés, ces meubles sont, comme les réfrigérateurs ZIL,
Sever, Saratov *, autant de démonstrations d'un esprit conformiste qui
aurait probablement déçu Virginia. Mais un conformisme non
conforme, car un examen plus approfondi de ce matériel révèle de
fortes individualités : en dehors de la bibliothèque, la penderie, les
tiroirs de classeurs suspendus, le sommet des réfrigérateurs, les
armoires à linge, les étagères rallongées au-dessus des portes, ju
squ'aux w.-c. trahissent la personnalité intellectuelle et spirituelle que
le propriétaire a choisi de communiquer aux curieux qui y fourrent
leur nez. Convertis au service de l'esprit et de l'âme, ces meubles
constituent le « terrain » 2 de notre enquête en vue de définir la place
du texte, le rôle de l'objet « livre » comme lieu de mémoire, comme
culture qui parfois se cache derrière, parfois s'affronte ouvertement
aux autres, c'est-à-dire aux vérités officielles immortalisées dans les
volumes de Lénine et de ses successeurs. Car c'est le texte lui-même,
lu et relu, qui devient un symbole - un refus de l'extérieur, une affi
rmation de ce que l'on a en soi : le texte incarne à travers son destin
matériel l'évolution intime de l'intelligentsia soviétique. Mais égal
ement le destin de la pensée indépendante.
* Historienne de la philosophie russe et soviétique. Directrice de programme au Collège inter
national de philosophie, Paris.
123 Frances Nethercott
Invitation à une autobiographie :
Eléna et Boris.
Eléna et Boris vivent dans un petit deux-pièces du quartier Octobre
à Moscou. Bien qu'ils soient tous les deux retraités, ils continuent à
travailler. Boris est professeur à l'Institut pédagogique. Eléna, qui
enseignait le latin, le grec et l'histoire médiévale française, collabore
maintenant à diverses encyclopédies soviétiques. Sur les plus basses
étagères de leur bibliothèque, les atlas, les encyclopédies démog
raphiques, les dictionnaires de cinéma, de musique, sur les mythes et
peuples du monde (deux volumes) et sur la guerre civile reflètent, par
leurs éditions successives, l'idéologie officielle d'une période et ses
mutations quinquennales. Au milieu, les volumes du dictionnaire
encyclopédique incomplet Brockhaus et Efron, dont l'édition,
commencée en 1906, avait été interrompue par la révolution d'Oc
tobre à la lettre 0. Eléna a réussi à sauver ces précieux volumes de la
bibliothèque de ses parents, qui fut confisquée en 1 937, au moment de
leur arrestation (Éléna avait alors quinze ans). Avocat, son père s'était
spécialisé en économie dans les années 20. A la maison, Éléna parlait
français avec sa mère : elles lisaient ensemble Les Malheurs de Sophie,
Un bon petit diable. Les livres de cette époque ont tous disparu : il ne
reste que Shakespeare, Schiller et la comtesse de Ségur.
Tandis qu'Éléna doit sa connaissance du français à la « Bibliothèque
rose », Boris emprunta ses exemples à Maupassant, mais bien plus
tard. Le bombardement de l'appartement de ses parents à Leningrad
durant la guerre le priva de tout héritage, fit table rase de ses livres
d'enfance, le laissant totalement dépendant de la dot littéraire de sa
jeune épouse Eléna.
La bibliothèque usuelle d'Eléna et de Boris date, pour l'essentiel,
des années 50. Ils commencèrent à la constituer dans les premières
années de leur mariage, lorsqu'ils vivaient à Irkoutsk. Des raisons pro
fessionnelles (ils enseignaient l'histoire moderne et médiévale à l'uni
versité) dictaient leur choix lorsqu'ils achetaient des livres. Mais,
« pour notre âme », dit Boris, « nous avions besoin de belles-lettres ».
Ils commencèrent à souscrire aux Œuvres complètes que l'on publiait
alors. Les classiques : Tchékhov (vingt volumes), Pouchkine (une édi
tion des années 40 achetée d'occasion, en bon état), Bounine, Kou-
prine, Lermontov, Nekrassov. Éléna, qui n'aime pas particulièrement
Dostoïevski (en dix volumes), se souvient qu'elle fit la queue pendant
plusieurs heures pour en payer la souscription. Ce scénario en appelle
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un autre. Son discours - « faire la queue », « se procurer » [dostat' au
lieu de kupit', « acheter »), « par chance » (slucajno) - évoque le rituel
de la vie quotidienne soviétique.
Fernand Braudel rencontra ce genre de problèmes propres au byt
soviétique, lors d'un séjour à Moscou, à la fin des années 50, aux archi
ves de l'Institut historique ; on avait assigné à Éléna la tâche de l'aider
à déchiffrer les documents qu'il voulait consulter. Un soir, Braudel
téléphona, affolé : dans tous les restaurants, toutes les tables étaient
marquées « Réservé », et il avait faim. Alors Éléna et Boris l'invitèrent
à dîner chez eux, ce qui valut à Éléna une inoubliable invitation à la
Coupole, plus tard, lors d'un séjour à Paris. Les premiers numéros de
la collection des Annales dans la bibliothèque d'Éléna et Boris datent
de cette époque.
Les modernes : « Nous adorons Trifonov, Nekrassov, Rybakov,
Grossman, Platonov. » Les étrangers : « Dickens, Jack London, Méri
mée, Ibsen, Maupassant, Graham Greene, Orwell, Camus. » Seuls
Camus et Orwell sont absents : ils ont été lus dans les traductions
manuscrites non officielles, « il y a bien longtemps ».
Deuxième invitation :
le Cantique des cantiques. Goldenberg.
« Mon amour des livres, commence-t-il, remonte à une enfance dif
ficile. » Orphelin à l'âge de treize ans, Goldenberg trouva refuge dans
la poésie russe de d'argent. Il devint un « homme-aux-livres »
(kniznik), lecteur et collectionneur d'éditions rares, lorsqu'il étudiait à
Kharkhov après guerre. Le dimanche, Goldenberg allait régulièr
ement au marché des livres d'occasion ; il y achetait pour quelques
kopecks des éditions originales d' Akhmatova, Gumilev, Kljuev, Tsve-
taeva, Kuzmine, Khodassevitch - des noms tabous, oubliés ou simple
ment ignorés du grand public. L'orphelin avait adopté l'histoire aban
donnée. Ici surgit une question inévitable : qu'étaient devenus les
premiers propriétaires de ces livres ? Inévitable, mais sans réponse.
Parmi les premières acquisitions de Goldenberg, il y eut la traduc
tion Rozanov du Cantique des cantiques. Puis il acheta Vekhi 3 et se
trouva une affinité avec Gerchenson (« quelque chose de proche, de
familier »). A travers il découvrit Tchaadaev, Soloviev,
puis leurs successeurs, les penseurs du tournant du siècle en Russie.
Goldenberg ne peut dissocier son rapport au texte de ses amis les
plus proches : le poète Boris Tchitchibabine, sa première femme
Marina Ryklin, Juli Daniel (avec lequel il étudia à l'université), le cri-
125 Frances Nethercott
tique littéraire Sacha Voronel. « En leur compagnie, j'étais le seul non-
écrivain. J'étais l'homme-aux-livres. » Le cercle se dispersa, victime
d'une conjoncture hostile. Le cercle s'élargit aussi : à Kharkhov, Gol
denberg créa un Club

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