La « laideur » des fous - article ; n°1 ; vol.60, pg 49-61
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Description

Communications - Année 1995 - Volume 60 - Numéro 1 - Pages 49-61
13 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1995
Nombre de lectures 9
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Anik Kouba
La « laideur » des fous
In: Communications, 60, 1995. pp. 49-61.
Citer ce document / Cite this document :
Kouba Anik. La « laideur » des fous. In: Communications, 60, 1995. pp. 49-61.
doi : 10.3406/comm.1995.1908
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1995_num_60_1_1908Anik Kouba
La « laideur » des fous
Antonin Il était fou, Artaud, aussi. au Avait-il dire de cessé ses contemporains, d'être beau lors de était ses beau. hos
pitalisations à Ville-Evrard et Rodez, ou après ?
En 1586, Garzoni imagine un spectacle inédit. Dans son Hospedale
per i pazzi incurabili, Al invite de nobles visiteurs à venir, voir ses
« trente + une » catégories de fous (la trente et unième est celle des
femmes). S'identifïant à un montreur de foire, il y exhibe des monstres,
qui fascinent et qui font peur. Mais ces monstres, ce ne sont plus des an
imaux sauvages ou exotiques, ni des déviances de la nature, ce sont les
fous enfermés. Il met en scène leurs traits d'animalité, leur étrangeté. Il
offre un spectacle de l'abjection, où se mêlent la laideur et la déchéance
humaine. Les gens « beaux et raisonnables » viennent s'en gausser.
Soixante-quinze ans le séparent d'Érasme qui, dans Éloge de la folie
(1511), dressait le portrait des figures de la déraison. Les deux auteurs
sont animés d'une même volonté satirique. Mais un fossé les sépare, dont
les titres mêmes témoignent.
Érasme appartient encore à la tradition du Moyen Age et de la Renais
sance. Pour les morosophes dont il est, dans ce monde de folie, « seul
le fol est sage ». Fêtes et carnavals font partie du paysage, avec leur cor
tège d'amuseurs, de bonimenteurs. Les jongleurs font grand bruit, imi
tent les cris des animaux et parodient les grands de ce monde. Tout roi
ou prélat a son bouffon, son double dérisoire. Raison et déraison ne ces
sent de communiquer, d'être réversibles l'une dans l'autre. Ainsi Mont
aigne s'interrogeait-il, lors de sa visite au poète interné Le Tasse : toute
pensée n'est-elle pas hantée de déraison ? Génie et folie ne se côtoient-
ils pas de façon étrangement intime ? Expérience familière d'une raison
déraisonnable et d'une raisonnable déraison. La folie, envers de la rai
son (et son double immanent), y incarne un regard affranchi de la men-
49 Anik Kouba
songère vérité du monde. Ou, comme le formule Michel Foucault, « elle
est au cœur des choses et des hommes, signe ironique qui brouille les
repères du vrai et du chimérique1 ».
Chez Garzoni, la folie devient le contraire de la raison. Les traits d'ani
malité, de monstruosité, d'étrangeté, omniprésents dans la culture du
Moyen Age et de la Renaissance, faisaient partie des devenirs toujours
possibles. Ils inscrivent désormais les fous dans une sous-humanité. Le
rire universel de Rabelais a cédé la place à une dérision résolument
négative. De plus, une rampe tangible — les grilles des cellules — sépare
le public du spectacle et affermit une conscience de la différence.
Nous lirons cette histoire de Garzoni comme le moment inaugural où
se jouent simultanément, pour la folie, sa mise au ban de la société, et
pour les fous, l'instauration d'une esthétique de la laideur. C'est-à-dire
où se noue, semble-t-il pour la première fois, un ensemble :fous/ enfer
més /laids. Notons cependant que cette laideur attire autant qu'elle
repousse : on vient la voir et s'en moquer2.
Garzoni est juste un peu en avance sur son temps. Il anticipe ce que le
classicisme, moins d'un siècle plus tard, énoncera comme dogme : la Rai
son, érigée en principe universel, est intelligence. Elle mène au chemin
de la connaissance,- au Savoir rationnel qui entend discriminer le Vrai du
Faux3. Cette même Raison se veut au fondement d'une éthique dont les
thèses, définissant le Bien et le Mal, relèveraient de principes intelli
gibles. Être moral, c'est être raisonnable. Et, dans le champ de l'esthé
tique, le Beau devient soumission à des règles, expression d'un ordre,
celui-là même qui règne dans la Nature. Ainsi, pour Boileau4, le Beau est
ce qui plaît à un esprit bien né, sachant que ce qui plaît, c'est aussi ce
qui est convenable, raisonnable. Ou, comme le résume Gilbert Lascault,
« le classicisme se veut, en termes d'idéaux et d'exclusion, [. . .] plénitude,
achèvement, création d'œuvres harmonieuses parfaites, aux parties par
faitement subordonnées à la totalité achevée ; imitation de la nature ; souci
dé la vraisemblance ; volonté de plaire et de se conformer à un goût qui
ne contredit pas la raison, se soumet à la morale, qui privilégie un art à
la mesure de l'homme tel qu'il se veut, non tel qu'il se refuse5 ».
On assiste à une mise en équivalence du Beau, du Vrai et du Bien.
Cette trilogie, encore aujourd'hui fameuse, n'est que la déclinaison d'une
partition première, principielle, celle de la Raison et de la Déraison.
L'être de raison dit le vrai, il est moral, il est beau. Il baigne dans un
monde idéal de l'harmonie, qui exclut ou rejette aux marges tout écart.
La connaissance balaie les superstitions et fausses croyances. Un art
officiel relègue toutes les manifestations de « mauvais goût » du côté du
populaire ou des arts mineurs. Au nom de la Raison, la folie est réduite
au silence ; au nom de la morale, on l'enferme.
50 « laideur » des fous La
Le fou, être de déraison par excellence — irrationnel et déraisonnable,
c'est-à-dire immoral —, n'a plus d'autre possible esthétique que la lai
deur.
Le regard porté sur les fous aujourd'hui en serait-il encore imprégné ?
En resterait-il quelque chose lorsque, spontanément, le sens commun
accole la folie à la laideur ?
Il y avait deux manières de poser la problématique d'une esthétique
de la folie. Une première démarche aurait consisté à mettre le paradigme
« beauté/laideur/folie » à l'épreuve des différentes représentations de la
folie — aujourd'hui et à travers l'histoire — dans l'art, la littérature, la
« science » psychiatrique. Et voir si les figures de la folie étaient asso
ciées à la laideur ou non. (Ce n'est pas le choix que nous avons retenu.
Cette étude reste à faire.)
Nous aborderons, ici, la question dans sa dimension sensible, phé
noménologique, au sens d'une perception immédiate de la présence de
l'autre « fou », ou repéré comme tel. Où le beau et le laid se retrouvent
sans contenu a priori, si ce n'est des mouvements d'affects : « je suis
attiré par, je porte le regard sur », ou « je fuis, je détourne mon regard ».
Où le postulat est : la beauté attire, la laideur repousse6.
La réaction la mieux partagée face aux fous est un premier mouve
ment de rejet, voire d'aversion. Comme si leur laideur était immédiate.
Il vaut mieux ne pas les voir, ne rien avoir à faire avec eux. En témoi
gnerait par exemple la difficulté d'implantation de certains secteurs psy
chiatriques. Des pétitions d'habitants ont ainsi circulé contre l'installa
tion d'un dispensaire. Tout un travail de sensibilisation, d'explicitation
des projets par les équipes a été nécessaire pour que la population
accepte cette proximité au quotidien de personnes marquées du sceau
de la folie.
De notre expérience, il ressort que l'intégration de patients sortant de
l'hôpital psychiatrique — dans des appartements thérapeutiques par
exemple — ne pose aucun problème particulier dans les périphéries des
villes où se côtoient déjà moult nationalités et couleurs de peau. En
revanche, dans les quartiers résidentiels, tout se passe comme si ces si
lhouettes fantomatiques, quelque peu étranges ou monstrueuses, faisaient
tache dans l'harmonie d'un paysage familier, perturbaient l'ordre des
choses7.
Le livre de Denise Jodelet, Folie, représentations sociales, fruit d'une
enquête de plusieurs années sur la colonie familiale d'Ainay-le-
Château8, présente l'intérêt de déconstruire ce que discerne le regard
« populaire ».
51 Anik Kouba
La population se

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