Les « Chantres du Trégor » - article ; n°2 ; vol.64, pg 203-246

Léon Dubreuil

Description

Annales de Bretagne - Année 1957 - Volume 64 - Numéro 2 - Pages 203-246
44 pages

Informations

• Publié par: ANNALES_DE_BRETAGNE
• Publié le: 01 janvier 1957
• Nombre de lectures: 16
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 2 Mo

Extrait

Léon Dubreuil
Les « Chantres du Trégor »
In: Annales de Bretagne. Tome 64, numéro 2, 1957. pp. 203-246.
Citer ce document / Cite this document :
Dubreuil Léon. Les « Chantres du Trégor ». In: Annales de Bretagne. Tome 64, numéro 2, 1957. pp. 203-246.
doi : 10.3406/abpo.1957.2023
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0003-391X_1957_num_64_2_2023DUBREUIL Léon
" CHANTRES DU TRÉGOR " LES
LA ROCHE DES MARTYRS
LES MÉDAILLONS DES POÈTES
LEURS SCULPTEURS
II existe, nombreux en Bretagne, des hauts lieux de la
littérature et de l'art, là où l'on a su conserver le souvenir
des grands écrivains et des grands artistes. Si Mâcon,
Milly, Tramaye, Montculot, en Bourgogne, rappellent le
souvenir de Lamartine, La Châtre et Nohant celui de
George Sand, la Bretagne, qui honore, en premier lieu le
souvenir des trois littérateurs de génie que, au xixe siècle,
elle a donnés à la pensée humaine, Chateaubriand à Com-
bourg et à Saint-Malo, Lamennais à Saint-Malo et à la
Chesnais, Renan à Tréguier et, on le souhaiterait à Rosma-
pamon, la Bretagne n'est pas indifférente au souvenir de
ceux qui, avec un grand talent, ont contribué à son rayon
nement. Elle les honore d'une manière souvent discrète,
mais elle leur demeure fidèle.
Parmi ces hauts lieux, il en est un, sur lequel U est
peut-être bon d'attirer l'attention : il se concrétise en une
roche sur deux des parois de laquelle ont été encastrés les
médaillons en bronze de Gabriel Vicaire, d'Anatole Le Braz
et de Charles Le Goffic — roche à laquelle Vicaire, soufflé
par son ami Charles Barré, avait donné le nom de « Roche
du Dante », en raison d'une similitude, reconnaissons-le,
un peu lointaine, avec le profil de l'Allighieri, — roche
que Charles Le Goffic voulut dénommer pompeusement
« Panthéon des Chantres du Trégor », mais à laquelle est
conservé le nom de « Roche des Martyrs ». LES « CHANTRES DU TRÉGOR » 204
Elle se trouve, cette roche, dans la commune de Perros-
Guirec, à gauche de la route qui mène du village de
La Clarté à celui de Ploumanac'h, presque en face d'une
croix-fée, Kroas Izellan (la Croix d'En-Bas), dont les degrés
étaient naguère orientés de telle sorte qu'elle paraissait se
diriger vers la chapelle de la Clarté, en haut d'une montée
assez rude. Naguère ! car les nécessités de la circulation
et l'outrecuidance d'un subalterne l'ont « désorientée ».
Une vieille tradition voulait qu'elle se déplaçât chaque
année, de la longueur, à moins que ce ne fût de la lar
geur, d'un grain de blé et qu'au jour même où elle serait
à toucher la muraille du cimetière de l'ancienne frairie du
Crach, arriverait la fin du monde.
Pourquoi cette roche a-t-elle été appelée « Roche des
Martyrs »? A quel moment ce nom lui a-t-il été attribué ?
A ces deux questions, il n'est pas aisé de répondre. Nul
souvenir précis ayant rapport à un martyre quelconque ne
s'y rapporte. Même les habitants du pays, qui sont des Tré-
gorrois souvent imaginatifs, n'y attachent aucune légende.
Il a fallu qu'un journaliste du Figaro vînt affirmer, en
1953, qu'elle devait son nom à l'exécution de prêtres réfrac-
taires fusillés par les bleus durant la Révolution. Cette
assertion, si contraire à la vérité historique, n'a intéressé
personne : il n'y eut, en effet, dans toute la région perro-
sienne ni fusilleurs ni fusillés.
Il était pourtant naturel que cette roche attirât l'atten
tion. Elle est une énorme masse de granit, grossièrement
parallélipipédique, reposant sur la surface déclive d'un
rocher encore plus volumineux qui émerge de la lande. Elle
est comme la sentinelle avancée de tous ces étranges chaos
de rochers, remontant aux périodes péri-glaciaires, qui ont
contribué à la grande réputation touristique de Plouman
ac'h et de Trégastel.
La roche supérieure porte la marque de toutes les sortes
d'érosions, marine, pluviatile, éolienne, physiques et chi
miques, qui se sont acharnées sur elle depuis des milliers
d'années. Deux de ses faces offrent des parois à peu près
lisses; les autres, plus exposées sans doute, présentent des LES « CHANTRES DU TRÉGOR » 205
rentrants et des saillants. Quant à la surface supérieure,
elle serait à peu près tabulaire si deux « marmites »
égueulées ne s'y trouvaient, pouvant à la rigueur donner
l'impression de deux cavités produites par des agenouille
ments prolongés.
Evidemment le nom de « Roche des Martyrs » porté
par cette masse isolée, en pleine campagne, sur le pen
chant du coteau formé par l'abaissement de la portion
perrosienne-lannionnaise de la pénéplaine armoricaine, a
de quoi frapper la curiosité.
L'idée la plus simple, qui est venue à beaucoup, est
qu'elle a été ainsi baptisée par des éditeurs de cartes pos
tales illustrées. Mais ces dignes commerçants n'ont point
tant d'imagination ! Les dénominations qu'ils ont attr
ibuées à des roches étranges sont toujours concrètes : c'est
ainsi, pour se bornei à un exemple, qu'ils ont appelé
« Chapeau de Napoléon » l'entassement de rochers situé
au nord-est de l'anse de Saint-Guirec que les Ploumana-
chams nommaient « Tour Awel » (la tour du vent), dési
gnation dont l'euphonie frappa Gustave Eiffel et qui l'in
cita peut-être à acquérir une bonne partie de la lande sur
laquelle elle se dressait et à y faire construire la première
villa du pays, Crec'h Awel (le tertre du vent).
J'ai été amené à me demander, étant désormais bien
établi que le nom de « Roche des Martyrs » était en usage,
quoiqu'on en ait pu dire, avant l'arrivée de Gabriel Vicaire
au village de La Clarté, en 1894, si je ne pourrais pas, à
son sujet, échafauder une hypothèse, que je présente
d'ailleurs sous les plus expresses réserves.
Il est un fait bien connu dans les annales du Trégor,
c'est l'exécution à Lannion de deux prêtres insermentés,
les abbés Le Gall et Lageat, et celle, à Tréguier, deux jours
après, de celle qui les avait cachés, Ursule Tierrier, femme
de Pierre Taupin, le valet de chambre du dernier évêque
de Tréguier, Mgr Le Mintier.
Or, les trois victimes avaient été dénoncées par un
patriote de Brélévenez, près de Lannion, Guillaume
Salaùn. Une tradition, exactement rapportée par G. Lenô- 206 LES « CHANTRES DU TRÉGOR »
tre, veut que Guillaume Salaûn, devenu vieux, fût en proie
aux remords et redoutât pour sa traîtrise d'encourir les
peines éternelles. Désireux de se racheter, il serait wnu,
chaque jour, à pied, de Brélevenez à Ploumanac'h, quelle
que fût la couleur du temps, et serait resté de longues
heures agenouillé sur la première roche géante rencontrée
pour obtenir par ses prières ardentes la rémission de son
crime. Le nom de « Roche des Martyrs » pourrait ainsi
évoquer le souvenir de l'exécution des deux prêtres et de
l'infortunée Mme Taupin.
Au début du mois d'août 1894, Charles Le Goffic amena
Gabriel Vicaire au village de La Clarté.
Charles Le Goffic, encore professeur au Lycée du Havre,
y rongeait son frein. Son activité extra-scolaire n'y avait
pas été nulle. Il y avait composé (ou travaillé à leur compos
ition peut-être commencée en Bretagne) Chansons bre
tonnes (1891), le Crucifié de Kéraliès (1892), son premier
et peut-être son meilleur roman, qui fut couronné par
l'Académie française, les Morceaux choisis des écrivains
havrais (1894) et un autre roman, Passé l'amour (1895),
auquel il donna plus tard le titre de la Double confession.
Il avait été le véritable artisan de l'érection, au Havre, du
buste de Jules Tellier, qui y était né et mort sans avoir
eu le temps de donner les réalisations littéraires que son
grand talent faisait légitimement