Déconstruire » la gentrification ? Vers une réhabilitation du concept à partir du cas de Mexico
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Communication lors du Congrès du CEISAL 2010 – Symposium : Comprendre la complexité urbaine. Cette communication reprend les réflexions engagées dans le cadre de l’atelier Mapa al aire, coordonné par Jerónimo Díaz et Laura Reyes. Les émissions radiophoniques produites au cours de l’atelier sont disponibles sur http://mapa-al-aire.saltoscuanticos.org
L’utilisation croissante du concept de gentrification dans des contextes extra-saxons indique une tendance planétaire à l’homogénéisation des discours sur l’urbain. Cependant, l’éclatement du concept provoque des résistances dans certains milieux universitaires, notamment en France. Cette communication restitue la trajectoire des débats scientifiques qui caractérisent la gentrification en tant que champs d’étude, tout en distinguant l’existence d’un registre populaire capable d’insuffler de nouvelles perspectives dans la recherche en sciences sociales. Dans ce sens, nous abordons le cas du centre historique de Mexico en analysant les discours et les conflits inhérents au processus de revitalisation orchestré par les autorités et les capitalistes locaux. Enfin, la question de la circulation du concept est considérée à partir des mouvements sociaux, capables de donner du sens et de l’unicité à un phénomène par ailleurs jugé trop complexe.

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Publié le 10 février 2012
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Langue Français

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Congrès du CEISAL 2010 Symposium : Comprendre la complexité urbaine.
« Déconstruire » la gentrification ? Vers une réhabilitation du concept à partir du cas de Mexico 1  Jerónimo Díaz et David Mateos  Résumé L’utilisation croissante du concept de gentrification dans des contextes extra -saxons indique une tendance planétaire à l’homogénéisation des discours sur l’urbain. Cependant, l’éclatement du concept provoque des résistances dans certains milieux universitaires, notamment en France. Cette communication restitue la trajectoire des débats scientifiques qui caractérisent la g entrification en tant que champs d’étude, tout en distinguant l’existence d’un registre populaire capable d’insuffler de nouvelles perspectives dans la recherche en sciences sociales. Dans ce sens, nous abordons le cas du centre historique de Mexico en analysant les discours et les conflits inhérents au processus de revitalisation orchestré par les autorités et les capitalistes locaux. Enfin, la question de la circulation du concept est considérée à partir des mouvements sociaux, capables de donner du sens et de l’unicité à un phénomène par ailleurs jugé trop complexe. Resumen El creciente uso del concepto de gentrificación fuera del contexto anglo-sajón revela una tendencia hacia la homogeneización del discurso sobre la ciudad. Sin embargo, la dispersión semántica de éste provoca cierta oposición en el ámbito académico, como es el caso en Francia. Este trabajo restituye la trayectoria de los debates que han permitido el desarrollo de los estudios sobre la gentrificación, haciendo hincapié sobre el sentido popular de esta palabra y su potencial para abrir nuevas perspectivas en la investigación urbana. En este sentido, se aborda el caso del centro histórico de la Ciudad de México analizando los discursos y los conflictos inherentes al proceso de revitalización que es llevado a cabo por la autoridad pública y los capitalistas locales. Al último, se considera la cuestión de la circulación planetaria del concepto a partir de los movimientos sociales, capaces de darle sentido y unidad a un fenómeno urbano complejo.   
                                                 1  Cette communication reprend les réflexions engagées dans le cadre de l’atelie r Mapa al aire , coordonné par Jerónimo Díaz et Laura Reyes. Les émissions radiophoniques produites au cours de l’atelier sont disponibles sur http://mapa-al-aire.saltoscuanticos.org   
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Il n’y a de savoir que celui qui vise à transformer le monde.  Archile Mbembe, Qu’est -ce que la pensée postcoloniale. Esprit n°330 (2006), p. 121
Introduction Dans un article récent paru dans la revue Espaces et Sociétés , Alain Bourdin appelle à « déconstruire » le concept de gentrification, que « des géographes néo-marxistes »  se seraient  « emparés dans les années 1980 »  pour fabriquer une analyse « outrageusement simpliste » 2 . Bien que l’objectif de l’auteur soit celui de mettre en évidence l’écl atement du concept et sa difficile importation dans le contexte francophone, nous pensons qu’il véhicule plusieurs suppositions infondées. D’abord, l’article détourne la généalogie du concept selon un idéal épistémologique d’ordre positiviste. Le Oxford Dictionary of National Biography  nous apprend que la sociologue marxiste Ruth Adele Glass, à l’origine de ce néologisme, a toujours refusé l’idée que la recherche devait poursuivre des « effets de connaissance » 3 , mais bien qu’elle devait servir à influencer  les politiques publiques dans l’intérêt des classes opprimées. Ensuite, l’idée que des intellectuels puissent « confisquer » 4 un terme nous paraît invraisemblable. Tel un Organisme Génétiquement Modifié libéré dans la nature, il serait illusoire de vouloi r récupérer l’unicité et la stabilité d’un néologisme, fusse t-il d’origine universitaire, qui s’est profondément immiscé dans le langage courant d’une culture donnée. Bien au contraire, n’est -il pas du devoir du chercheur qui s’intéresse à des réalités culturelles étrangères de s’accommoder à l’évolution sociale des termes et au contexte de leur évolution ? Dans l’article, Alain Bourdin s’efforce d’expédier Neil Smith aux oubliettes, un des chercheurs les plus cités dans la littérature anglophone, en criti quant l’unique publication qui soit traduite au français 5 , pour conclure que : Les villes contemporaines fonctionnent comme des structures d’offre qui se décomposent notamment en un marché du logement, un marché des ambiances et des modes d’occupation (p. 36). Ces conclusions mettent en lumière la complexité des dynamiques urbaines, une complexité qui ne saurait se réduire au modèle explicatif issu de la théorie de l’écart de la rente foncière développée par Neil Smith en 1979 6 . Au-delà du fait que cette théorie visait à briser les idées racistes attribuant la décadence urbaine aux noirs et aux latinos, et qu’elle soit devenue le point de départ d’un débat fructueux qui se poursuit jusqu’à nos jours, il est étonnant que Bourdin n’ait pas prêté attention aux  ouvrages de Neil Smith (notamment The New Urban Frontier , 1996), où l’on retrouve                                                  2 Alain Bourdin, Gentrification : un « concept » à déconstruire‖, Espaces et sociétés , n°. 134 (2008) : 23-37. 3  Ibid. p. 25. 4 Ibid. p. 37.  5  Neil Smith, ―La gentrificat ion généralisée : d’une anomalie locale à la « régénération » urbaine comme stratégie urbaine globale‖, dans Retours en ville : des processus de « gentrification » urbaine aux politiques de « revitalisations » des centres (Paris : Décartes & Cie, 2003): 45-72. 6  Neil Smith, ―Toward a theory of gentrification: a back to the city movement by capital, not people,‖ Journal of the American Planning Association 45, n°. 4 (1979): 538 548.
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en filigrane la notion de « marché des ambiances ». Nous sommes ainsi amenés à penser qu’il s’agit là, non pas d’une « déconstruction », mais d’une sorte «  dévitement » par rapport à un pan entier de la recherche anglo-saxonne. En effet, la question qui se pose est de savoir s’il est finalement légitime de mobiliser le concept de gentrification dans un contexte extra-saxon, et dans un pays d’Amérique latine en particulier . Nous commencerons par analyser la figure du « pionnier » 7 , souvent associée aux premiers stades de la gentrification, à partir du cas emblématique de New York. Nous nous déplacerons ensuite vers le vers le centre historique de Mexico, où se multiplient des conflits liés à la maîtrise du foncier et aux tentatives de régularisation des activités informelles. Finalement, nous essayerons de « réhabiliter » le concept de gentrification à partir d’une réflexion sur ses usages actuels en-dehors des sciences sociales.
La figure du « pionnier » en question L’étude de la gentrification implique un questionnement sur les individus et les groupes sociaux qui investissent les quartiers centraux physiquement dégradés et socialement dévalorisés. Que l’on cherche à y repére r des artistes 8 , des jeunes professionnels sans enfants ( yuppies ), ou même des ingénieurs et des cadres supérieurs 9 , le raisonnement initial qui inspire la plupart des études sur ce sujet émane directement de la notion de front pionnier . Or il faut souligner que le premier à avoir rendu explicite et opératoire cette analogie fut Neil Smith (1996), qui dans son ouvrage The new urban frontier tient le raisonnement suivant : l’avancée du front de gentrification n’est pas le résultat des nouveaux choix résident iels des classes moyennes, mais répond à une logique de récupération de la rente foncière, pilotée par les forces du marché : Much like a real frontier, the gentrification frontier is advanced not so much through the actions of intrepid pioneers as through the action of collective owners of capital (p. xvi) L’approche développée par Smith dans son étude du quartier Lower East Side, à New York, a le mérite d’intégrer la dimension symbolique des paysages urbains dans l’analyse du processus de gentrification. Smith décrit comment, au début des années 1990, la rénovation de cet ancien quartier d’immigration, d’abord européenne puis portoricaine, s’accompagne d’une remise en scène de la conquête de l’Ouest, avec de nouvelles boutiques, galeries d’art et développe ments immobiliers aux noms évocateurs : The Dakota Apartments, Americana West, plusieurs restaurants Tex-Mex, une galerie Savage Energy , pour n’en citer que quelques -uns. Ainsi, il en vient à affirmer que le monde de l’art et les gentrifieurs s’approprient  symboliquement du quartier à travers sa toponymie. Le fait de renommer les lieux permet aux nouveaux                                                  7 À ce sujet, Bourdin se demande « Quelles sont les caractéristiques qui rendent ces contextes urbains  attractifs : est-ce un niveau socio-économique, la présence (voire la jouissance exclusive) de certains équipements, un type d’am biance ou encore le fait de se trouver dans une situation pionnière ? » op. cit. p. 33. 8 David Ley, ―Artists, aestheticisation and the field of gentrification,‖ Urban Studies 40, n°. 12 (2003): 2527 –2544; Eric Charmes et Elsa Vivant, ―La gentrification et ses pionniers : le rôle des artistes off en question,‖ Métropoles , n°. 3 (2008): 29-66, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00324079/en/. 9  Edmond Préteceille, ―Is gentrification a useful paradigm to analyse social changes in the Paris metropolis?, Environment and planning A 39 (2007): 10 31.
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habitants et aux promoteurs du processus de construire et d’entretenir le mythe de la frontière : Déterritorialization is (…) central to mythmaking, and the more events are wrenched from their constitutive geographies, the more powerful the mythology (p. 12). … as with the Old West, the frontier is idyllic yet also dangerous, romantic but also ruthless (p. 13). Aseptisé, le Loï Saïda  (appellation portoricaine du Lower East Side) va devenir le East Village  La pensée de Neil Smith n’est pas « simpliste ». Son objet et sa thèse sur la nouvelle frontière urbaine  se construisent à partir d’une approche multidisciplinaire qui va de la sémiologie à l’économie immobilière, s’intéressant quelque part au « marché des ambiances » évoqué par Alain Bourdin. Peut-on lui reprocher d’abuser de l’analogie avec la conquête de l’Ancien Ouest alors que, selon la formule de Vicent Berdoulay, « le nouveau provient, comme dans le cas de la métaphore, des rapprochements de phénomènes dont on ignorait jusque-là la congruence » 10 ? Au contraire, le fait de reprendre la figure du pionnier à la légère ce qui est fréquent dans les études urbaines  conduit à négliger l’ensemble des act eurs impliqués dans le processus de gentrification, notamment les pouvoirs publics, les agents immobiliers et… les habitants des quartiers en question. C’est ce que dénonce Tom Slater 11 dans un article controversé qui porte sur « la gentrification de la théorie » : There is next to nothing published on the experiences of non-gentrifying groups living in the neighbourhoods into wich the much-researched cosmopolitan middle classes are arriving en masse (p. 743). Dans le meilleur des cas, les travaux récents mettent en lumière la complexité des logiques de reconquête propres aux « catégories » intermédiaires ou supérieures. Dans le pire des cas, les universitaires font preuve de ce que Loïc Wacquant appelle « l’aveuglement de classe » 12 en devenant les chantres de la revitalisation urbaine : ...this scholarship parrots the reigning business and government rhetoric that adequates the revamping of the neoliberal metropolis as the coming of a social eden of diversity, energy and opportunity (p. 198). Il apparaît clairement que, dans le contexte anglo-saxon, les débats académiques sur la gentrification constituent un terrain d’affrontements idéologiques qui, en France et dans le contexte actuel des études urbaines, semblent avoir disparu 13 . En effet, derrière le concept aseptisés de gentrification, persiste cette figure du pionnier qui défriche des terres ―sauvages‖, qui investi des quartiers ―abandonnés‖, et qui ignore tout des populations antérieures aux colons.
                                                 10  Vicent Berdoulay, Des mots et des lieux: la dynamique du discours géographique  (Editions du CNRS, Paris, 1988): 27. 11  Tom Slater, ―The Eviction of Critical Perspectives from Gentrification Research,‖ International Journal of Urban and Regional Research 30, n°. 4 (2006): 743. 12  Loïc Wacquant, ―Relocating Gentrification: The Working Class, Science and the State in Recent Urban Research,‖ International Journal of Urban and Regional Research 32, n°. 1 (2008): 200. 13  Jean Pierre Garnier, ―La volonté de non -savoir,‖ Agone. Histoire, Politique & Sociologie , n°. 38 (2008): 49 79.
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Mexico : paysages et désirs néocoloniaux Le centre his torique de Mexico se classe parmi les plus vastes à l’échelle latino - américaine et parmi les plus riches en termes de monuments historiques de l’époque coloniale et préhispanique. Les neuf kilomètres carrés qu’il occupe depuis 1980 – lors de la définition du périmètre de conservation 14  intègrent les limites de l’ancienne capitale de la Nouvelle-Espagne. Son plan en damier, célébré depuis des siècles par les chroniqueurs européens, ouvre la perspective sur l’horizon montagneux qui entoure la Vallée de Mexico. La richesse patrimoniale de ces lieux est incontestable, mais ne permet pas, à elle seule, d’expliquer l’attractivité résidentielle récente ainsi que l’essor des activités artistiques et culturelles.  Commençons par situer les activités artistiques « alternatives », dont l’éclosion est particulièrement importante le long de la rue Regina. À l’extrême occident de cette rue devenue piétonne en 2007, on trouve un ancien hôtel transformé en résidence d’artistes trois ans auparavant. Le Señorial a été racheté et requalifié par l’agence Inmobiliaria del Centro Histórico, qui entre 2003 et 2008 a acquis une soixantaine dimmeubles dans ce secteur. Le fondateur et principal actionnaire de la société est Carlos Slim, qui par ailleurs possède des actions et des entreprises dans pratiquement tous les domaines de l’économie mexicaine, ce qui lui vaut d’être l’homme le plus fortuné de la planète. Philanthrope de renom, Slim a créé la Fondation du Centre Historique qui s’occupe de plusieurs projets, dont la résidence d’a rtistes El Señorial et un centre culturel emblématique appelé Casa Vecina. Cette « Maison de quartier » est une galerie d’art sur trois étages qui est devenue, en à peine trois ans, une référence incontournable dans le monde de l’art contemporain. Elle dispose d’un bar/restaurant, un « lieu de paix et de respect » comme l’indique la carte du menu. Les prix prohibitifs repoussent les riverains de Regina, à l’exception, bien entendu, des nouveaux habitants . Or d’après Inti Muñoz, directeur d’une agence publiq ue 15 mise en place en 2001 pour canaliser les ressources financières destinée à la « revitalisation », ces derniers sont assez nombreux puisqu’il n’y a plus de logements vacants dans le « corridor culturel » 16 . Regina, véritable laboratoire urbain en matière de politiques de repeuplement, est donc un produit fini. Avec des façades d’immeubles repeintes aux couleurs pastel et des lampadaires style 1900, on a l’impression de se promener dans un parc à thème, dans une sorte de reproduction idyllique du Mexique prérévolutionnaire. Alors que même les commerçants informels dédaignaient cette rue inhospitalière quelques années auparavant , il s’agit à présent d’un des lieux les plus fréquentés par les touristes ; un nouveau repère culturel prisé par la jeunesse dorée de Mexico qui inonde les nouveaux bars et restaurants. La scène locale contraste avec le reste du quartier : ici les gens se promènent à vélo ; les enfants peuvent jouer dans la rue sans craintes ; quelqu’un se promène d’un immeuble à l’autre avec son Mac  Book à la
                                                 14  Ce périmètre est divisé en deux secteur, A et B, l’un étant considéré prioritaire et l’autre fonctionnant comme une zone de transition. 15 Le Fideicomiso del Centro Histórico est un acteur public fondamental c ar il s’occupe du financement des projets culturels, de la maîtrise du foncier et des actions de réhabilitation dans le périmètre de conservation. Son atout est qu’il dispose d’une certaine indépendance décisionnelle et budgétaire vis -à-vis du gouvernement local et qu’il peut canaliser des fonds publics et privés.  16  Propos recueillis par Diana Silva, doctorante au Colegio de México, travaillant sur le thème du commerce informel dans les rues du Centre Historique, communication personnelle.
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main, rassuré par la présence policière tous les deux cents mètres ; les chiens sont tenus en laisse ! Regina est devenu un espace ludique. Une étudiante en Art à l’université voisine du Cloître de Sor Juana, installée ici depuis quelques mois, nous confie qu’elle « transforme » des déchets ménagers en œuvres d’art. « Et il y a des gens qui achètent ça, tu peux le croire ? ». Ses œuvres, elle les vend sur les sentiers de La Alameda, un jardin public situé à moins d’un kilomètre de là, autour duq uel les nouveaux développements immobiliers affichent des slogans provocateurs : L’opération qui transforma le centre historique , ou encore Le lieu avec la meilleure plus-value du Mexique . Déjà sensibilisé au concept de gentrification, un autre artiste raconte sa participation à l’inauguration du Señorial, qu’il aurait essayé de boycotter. À cette occasion, les artistes invités étaient censés réaliser une œuvre d’art dans l’une des 30 chambres de l’ancien hôtel. La ruse d’Eduardo fut d’aller récupérer des d échets produits par les autres artistes, puis de les revendre à la fin de la journée, enveloppés dans des pochettes transparentes. Son intervention s’intitula : artistes en vente . Et il faut dire qu’il fut bien rémunéré…  On pourrait continuer à énumérer les contradictions des artistes qui se prêtent au jeu de la gentrification, mais tel n’est pas notre objectif. Il s’agit surtout de comprendre pourquoi ils sont là, dans une rue qui à peine cinq ans auparavant était considérée comme un espace criminogène. Alejandra Leal 17 , qui s’est intéressée aux réflexes sécuritaires des gentrifieurs du corridor culturel, affirme que derrière la convergence des artistes vers cette zone de la ville il y a surtout des enjeux liés à la reconnaissance sociale et à l’inscription  des artistes débutants dans des réseaux d’avant -garde. On pourrait rajouter que dans un pays où les opportunités de travail et de développement dans le milieu de la culture sont rares, même les personnes critiques à l’égard de leur mécène doivent apprendre à accepter les espaces et les ressources qui leur sont offerts. Ainsi, nous sommes enclins à penser que l’essor de Regina tient davantage à l’entêtement de Carlos Slim –qui d’après ses propres termes souhaiterait y voir émerger un « Soho mexicain » 18  qu’ à une initiative spontanée de la part des nouveaux habitants, et des artistes en particulier. En d’autres termes, cette nouvelle ambiance urbaine a été produite à partir d’intérêts politiques et économiques qui dépassent la sphère des actions et des ambitions individuelles portées par les artistes et les petits acteurs de la gentrification. À Mexico, la gentrification est une affaire d’État. De fait, le maire Marcelo Ebrard hérite d’un projet qui fut initialement formulé sous l’égide de Camacho Solis, alors  directement placé à la tête du gouvernement local par le président néolibéral Carlos Salinas de Gortari 19 . Sous son égide, le groupe Reichmann Brothers, spécialisé dans la régénération des friches industrielles comme Canary Wharf, à Londres, participa à l’élaboration d’un macro -projet pour le secteur du parc La Alameda. Il est important de souligner que le Proyecto Alameda  a vu le jour dans un contexte national particulier : ouverture commerciale vers l’extérieur, désindustrialisation du District Fédéral, décentralisation, pénurie budgétaire de la capitale et augmentation de la                                                  17  Alejandra Leal Martínez, ―Peligro, proximidad y diferencia: negociar fronteras en el Centro Histórico de la Ciudad de México,‖ Alteridades 17, n°. 34 (2007): 27 38. 18  Cité par René Coulomb, ancien directeur du Fideicomiso del Centro Histórico, dans un entretien retranscrit par Mariano Andrade, ―Sin plan de gobierno claro, no habrá rescate que funcione,‖ Cuadernos de Mambo , n°. 1 (2008): 15. 19 Entre 1927 et 1997 la Ville de Mexico a été gouvernée par un Regente désigné par le président de la République.
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concurrence interurbaine. Les secteurs touristique et financier sont effectivement devenus des piliers du développement local et c’est précisément le long du couloir « touristico-financier », selon la phraséologie officielle, que des projets immobiliers de très haut standing voient le jour, notamment l’emblématique Puerta Alameda (figure 1).  
Figure 1 : Couverture du guide de l’immobilier Metros Cúbicos qui reprend l’image de Puerta A lameda dans un billet, à côté duquel est inscrit le slogan suivant : « Centre historique, une option pour vivre. Luxe et plus-value qui conquit ». L’article qui lui est consacré à l’intérieur s’intitule « La reconquête du centre historique ».          Le projet de « sauvegarde » compte sur le soutien redondant des médias et des classes supérieures qui redécouvrent le centre historique à travers des espaces comme Regina ou la Alameda. De plus en plus la phraséologie officielle du projet, désormais étendu à tout le périmètre de conservation, s’imprime dans la société. Le terme revitalización  se substitue progressivement à celui, plus technique, de rescate  (sauvegarde). À l’origine, ce terme concerne le patrimoine bâti, mais sa substitution par celui de revitalisation illustre cette volonté d’élargir les politiques patrimoniales à l’ensemble des problématiques urbaines, notamment la sécurité, l’hygiène et la civilité. En fin de compte, ce nouveau langage tend à imposer sur le centre historique une image idyllique portée par les secteurs privilégiés de Mexico qui méconnaissent globalement la vie quotidienne des différents quartiers qui le composent. Ainsi, à la « découverte » des hauts lieux de la mexicanité 20 , dans un rapport touristique à l’espace, se succèdent une volonté et un discours de « reconquête ».
                                                 20 Le concept nous vient de Jerôme Monnet, ―Mexcaltitan, territoire de l'identité mexicaine : la création d'un mythe d'origine,‖ dans Ethnogéographies (Paris: L'Harmattan, 1995).
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Conquête des anciens faubourgs En dehors des espaces précédemment décrits, les quartiers qui composent les marges orientales du centre historique portent le stigmate des milieux urbains populaires, relayé à l’échelle planétaire par l’image du ghetto. Peu ou pas pratiqués par les classes supérieures, des quartiers comme Tepito ou La Merced attirent pourtant des milliers de personnes qui viennent tous les jours animer les rues et les marchés publics. La fonction résidentielle y est de ce fait subordonnée à la fonction commerciale, et il arrive souvent que des logements soient transformés en magasins, restaurants, WC publics ou en entrepôts de marchandises. Dans les zones où l’activité commerciale est plus intense, l es cours d’immeuble accueillent des bazars qui débordent sur les rues voisines, devenues piétonnes par la force des choses. Les sources officielles s’accordent à dire qu’à Mexico un actif sur trois travaille dans le secteur informel. Or à l’informalité de l’emploi s’ajoute l’informalité dans l’usage du sol. En effet, les activités sont souvent régulées par des syndicats populaires plus ou moins indépendants des pouvoirs publics. Les commerçants informels, habitants ou non des quartiers en questions, payent un droit à l’usage des espaces publics auprès des organisations correspondantes. Les dirigeants, en majorité des femmes 21 , doivent garantir l’acheminement des marchandises de toutes origines jusqu’aux mains des revendeurs, tout en ménageant les autorités lo cales. L’équilibre est fragile, mais le système permet d’absorber une partie des exclus de l’éducation, du logement, de l’emploi salarié et de la société formelle (sous réserve de prouver qu’elle existe indépendamment du secteur informel). Lors de l’applic ation du décret qui interdit le commerce informel dans les rues du périmètre A de conservation, le 12 octobre 2007, des milliers de vendeurs de rue ont été placés dans des marchés sommaires, mis à disposition par le gouvernement en échange des rues du sect eur touristique et au prix d’une série d’expropriations. Plusieurs groupes de propriétaires ralliés au parti conservateur d’opposition ont condamné l’action du gouvernement, lui reprochant de violer les droits de propriété privée et d’encourager la vente d e produit de contrefaçon. Pour leur part, les « ambulants » n’ont pas toujours accepté de prendre des locaux éloignés de leur clientèle habituelle. Ainsi, par exemple, un groupe rebelle dirigé par Maria Rosete a décidé d’investir une petite place aux limit es orientales du périmètre A 22 . À présent, ces commerçants attendent le jour où ils seront forcés à quitter les lieux pour aller plus loin ou bien, avec un peu de chance, obtenir un local bien situé par l’intermédiaire de Rosete. L’incertitude est d’autant plus pesante qu’un deuxième corridor culturel vient d’être inauguré le long de la rue Alhóndiga. Il traverse le quartier de La Merced qui autrefois abritait le marché de gros mais qui, depuis son départ, s’est progressivement dépeuplé pour devenir un pôle majeur de la prostitution à Mexico. Armés d’un plan d’occupation du sol publié par la mairie en 2003, nous organisons un entretien collectif dans une épicerie du quartier. Le document fait sourire nos interlocuteurs. Ils savent que les choses ne marchent j amais comme l’indiquent les documents officiels. Cependant, au cours de l’entretien, la question de la reconquête                                                  21  Carlos Alba, ―Los líderes y las organizaciones de ambulantes en la Ciudad de México‖ (présenté au Séminaire International : Metropolización, transformaciones mercanitiles y gobernanza en los país es emergentes, Colegio de México, 1 juillet, 2009). 22 Boris Gilsdorff, Steffen Mayer, et Raphael Schapira, ¿De quién es el centro? , Documentaire, 2008, http://vimeo.com/9520081. 
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de La Merced par les classes supérieures est prise au sérieux. Avec la requalification du secteur et l’arrivée de nouveaux acteurs économiques, ils craignent l’expulsion. Guillermo, u n habitant qui a travaillé dans les services de l’urbanisme dans les années quatre-vingt-dix pose le problème de la façon suivante : On ne sait pas s’ils l’ont planifié ou pas, mais moi je crois que oui. D’une certa ine façon le fait d’avoir ouvert le Centre pendant un an, ce qu’ils appellent eux la réhabilitation, a causé de fortes nuisances. Beaucoup de gens ont dû partir. Beaucoup de locataires qui étaient ici depuis des années ont dû partir et il y a même eu des transformations dans les secteurs importants comme celui des papetiers. Beaucoup de petits commerces se sont fait absorber par les grands groupes et même si c’est toujours un corridor papetier, les plus faibles ont été économiquement coulés. Et je crois que c’est ça la tendance : annuler l’ambulantage et les plus faibles.  L’épicier, qui jusque -là restait sceptique quant à la capacité du gouvernement à transformer véritablement son quartier natal, reprend à son compte les propos de Guillermo : Comme à Polanco (quartier chic de Mexico) ils vont mettre des belles femmes, des gens qui savent parler plusieurs langues… Alors les gens qui ne savons parler que notre propre langue, et ce à moitié, et bien que va t-on devenir ? La vérité c’est que nous allons finir par nettoyer leur carrelage…  Le risque de voir partir des familles entières est latent, puisque plusieurs immeubles occupés de façon irrégulière depuis des décennies (notamment après le séisme de 1985) commencent à attirer l’attention de promoteurs immobili ers. À ce sujet, Guillermo lance un appel à l’intention de l’Institut de Logement (INVI), qui s’occupe des personnes qui n’ont pas accès aux circuits réguliers du crédit social : Il y a beaucoup de gens d’ici qui dépendent de l’INVI. (…) Mettons par exemple la vecindad 23  de la Aguilita où il y a 23 familles. Je ne sais pas si l’INVI a de l’argent ou pas, mais en tout cas s’il n’achète pas ce terrain alors le propriétaire va le revendre au premier qui soit en mesure de payer le prix qu’il demande. Le destin de ces 23 familles qui sont originaires d’ici n’est pas entre leurs mains. Elles sont à la merci des décisions du grand capital… La situation de l’habitant du Centre Historique est à ce point vulnérable.  Appartenance au barrio 24 et montée des conflits Deux kilomètres plus au nord, dans le quartier de Tepito, la situation est plus tendue. Dans cet ancien faubourg indigène, l’identité locale est mobilisée de façon récurrente. Le proverbe du quartier est le suivant : je suis fier d’être mexicain, mais c’est  un don de Dieu que d’être de Tepito . Véritable marché à ciel ouvert, le quartier a la réputation d’offrir aux habitants de Mexico tous les produits possibles et imaginables. Dans les faits, l’économie locale a longtemps reposé sur la fayuca , c’est à dire des produits illégalement importés des Etats-Unis, ainsi que sur une diversité d’ateliers de production, notamment de chaussures. Suite à l’ouverture des frontières douanières durant les années 1990, les commerçants, les artisans et les ouvriers du                                                  23 Habitat collectif.  24 Quartier
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Congrès du CEISAL 2010 Symposium : Comprendre la complexité urbaine.
quartie r ont dû se plier, s’adapter et se « moderniser » afin d’être compétitif dans la nouvelle économie globale de la piraterie. À présent, Tepito est au cœur d’une politique de criminalisation des travailleurs informels, directement inspirée du 5 programme de zéro tolérance mis en place par Rudolph Giuliani à New York 2 .  
Figure 2 : Une publicité parue dans le journal Informativo Tepito (n°1, juillet 2007) invite les habitants à aller soutenir le catcheur Mr. Tepito contre Chuky Bob Marcel (allégorie du maire Marcelo Ebrard) au nom du droit au « travail, au logement et au barrio ». Le combat à lieu dans la place centrale, à l’initiative du Mouvement Uni du Quartier de Tepito (MUBT) et du Front du Peuple (FP).        Les tepiteños  font corps avec leur quartier : « par mes veines circule du sang tepiteño », confesse un ferblantier d’un ton énervé lorsqu’on l’interroge à propos des émeutes de février 2007, à l’issue de l’expropriation d’une vecindad qui comptait 160 logements 26 : Ils arrivent la nuit, comme les délinquants. Ils ramènent leurs policiers anti-émeutes, ils prennent le 40 27  comme si c’était une forteresse et qu’il n’y avait que des gens abominables. Ils le prennent… Nous essayons de manifester qu’ils sont en train de violer les droits de l’homme et les libe rtés individuelles. Mais ils nous ignorent, ils ne veulent pas nous écouter, ils nous frappent et nous repoussent. Ils cassent et brûlent les stands [commerciaux]… Ils ont commis plein de barbaries ces enfoirés, et ils n’ont jamais voulu nous comprendre. C ’était eux ou nous.  Dans les mois qui suivent, les habitants du quartier s’organisent pour mener des manifestations pacifiques (figure 2), car ils redoutent la généralisation des procédures d’expropriation. Leurs craintes ne sont pas infondées puisque le maire déclare ouvertement sa volonté d’aller « au fond du problème » tout en encourageant les                                                  25  Diane Davis, ―El factor Giuliani: delincuencia, la ―cero tolerancia‖ en el trabajo policiaco y la tran sformación de la esfera,‖ Estudios Sociológicos 25, n°. 75 (2007): 639-681. 26  Officiellement l’action visait à affaiblir les organisations criminelles qui opèrent dans ce quartier, mais il n’y eu aucune arrestation. L’action aurait ainsi produit une dispe rsion des trafiquants, selon les personnes interrogées. 27 Appellation courante de la vecindad  située au 40 rue Tenochtitlan, aujourd’hui démolie.  
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grands acteurs du secteur privé à investir dans ce quartier 28 . Mario Ahuatl, un vendeur de sacs à dos qui s’est intégré aux mobilisations, analyse la situation de la façon suivante : Dans les rues de López, Revillagigedo et Avenida Juárez (secteur de La Alameda) les gens les plus pauvres sont évincés. Quelques consortiums, certains canadiens et d’autres étasuniens, rachètent aux habitants leurs logements et les expé dient en dehors de la ville. Bon, au moins eux ils ont reçu un peu d’argent ! Le Pejelagarto 29  vantait les vertus du Projet Alameda. Même s’il ne l’a pas achevé [quand il était maire], aujourd’hui on voit des immeubles modernes et luxueux, construits dans le même élan qui a failli atteindre Tepito. Je tiens à préciser que ce n’est pas le projet d’une personne, il n’appartient pas à Marcelo Ebrard, c’est un projet d’État, de gouvernement et d’un système néolibéral où les plus pauvres vont êtres encore plus pauvres et devenir presque des esclaves, alors que les plus riches vont obtenir la plus-value commerciale du quartier . Conscients des enjeux économiques qui pèsent sur les anciens faubourgs aujourd’hui absorbés par le centre-ville, certains habitants se mobilisent pour éviter de payer les frais de la « revitalisation » avec leur propre départ. Ces mobilisations mettent le gouvernement devant un dilemme : se plier aux revendications populaires ou bien satisfaire les intérêts des promoteurs de la revitalisation en garantissant la rentabilité de leurs investissements. Ainsi, nous pensons comme Eric Clark 30  que dans les lieux où il existe, d’une part, une polarisation sociale importante et, d’autre part, différents modes d’appropriation de l’espace, les conflits inhérents à la gentrification prennent de l’ampleur. À Tepito comme à La Merced, les nouveaux arrivants ne sont pas perçus comme une menace qu’ils soient des artistes bohèmes ou des cadres supérieurs. La menace est surtout associée à l’appareil répressif d’État et à l’application du programme de « nettoyage » des rues marchandes et des immeubles considérés criminogènes. À Mexico, la « nouvelle frontière urbaine » n’est pas linéaire. Elle se construit à partir d’une série de conflits localisés, au cours d esquels les acteurs sociaux opèrent une identification de « l’autre » en mobilisant des discours sur le territoire, réclamé par les uns en tant qu’ espace public ou patrimoine national , défendu par les autres en tant que barrio . Les conflits liés à l’approp riation des espaces commerciaux et résidentiels sont d’autant plus complexes que les acteurs impliqués sont pris dans des dynamiques parfois contradictoires : des artistes pro-revitalisation soumis à l’augmentation des loyers, des habitants menacés d’éviction qui apprécient l’embellissement des façades, des commerçants informels « infiltrés » dans le gouvernement, et bien d’autre cas particuliers.
                                                 28  Bertha Ramirez et Erika Duarte, ―Invita Ebrard a empresarios a instalarse en el barrio de Tepito,‖ La Jornada (México, Mars 13, 2007), http://www.jornada.unam.mx/2007/03/13/index.php?section=capital&article=036n1cap; Eduardo Martínez Cantero, ―Asegura la Canaco que sí hay interés empresarial por invertir en Tepito,‖ La Jornada (México, Mars 17, 2007), http://www.jornada.unam.mx/2007/03/17/index.php?section=capital&article=035n1cap. 29  Surnom attribué à l’anc ien maire de Mexico (2000-2006) Andrés Manuel López Obrador. 30  Eric Clark, ―The order and simplicity of gentrification: a political challenge,‖ dans Gentrification in a global context: the new urban colonialism (London: Routledge, 2005).
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