• Etude critique « On l’a lu, on le lit, ou on le lira », écrivait le critique Edouard Muret dans le numéro du 13 avril 1835 du Courrier français à propos du Père Goriot, prophétisant ainsi l’extraordinaire fortune d’une œuvre appelée à devenir sans doute le roman le plus connu de La Comédie humaine en France comme à 1l’étranger . Il est vrai que ce texte écrit par un auteur parvenu à une pleine et parfaite maîtrise de ses moyens offre un point de départ privilégié pour quiconque veut se lancer dans l’exploration de l’immense massif que constitue l’ensemble de la production du « plus fécond de nos romanciers ». Comme le fait remarquer Gérard Gengembre, « consacré par la tradition, par l’institution scolaire, il contient tout ce qui, dans notre mémoire collective compose la mythologie balzacienne : descriptions, types, jeune héros, belles femmes du monde, bandit, 2argent, drame… » . En raison du caractère rigoureusement concerté du projet, de la fermeté de la démarche, Le Père Goriot apparaît comme une œuvre typique de la « manière » balzacienne. En premier lieu, une grande limpidité dans sa signification la caractérise. Cette clarté de sens est apparue, nous l’avons dit, depuis l’argument consigné dans l’album de projets de son auteur. Les propos tenus à madame Hanska montrent bien que le dessein de Balzac n’a jamais varié. Le roman est donc remarquablement et tragiquement fidèle aux données initiales dont cinq ans plus tard l’écrivain ...
•Etude critique On la lu, on le lit, ou on le lira », écrivait le critique Edouard Muret dans le numéro du 13 avril 1835 duCourrier françaispropos du à Père Goriot, prophétisant ainsi lextraordinaire fortune dune œuvre appelée à devenir sans doute le roman le plus connu deLa Comédie humaine en France comme à 1 létranger . Il est vrai que ce texte écrit par un auteur parvenu à une pleine et parfaite maîtrise de ses moyens offre un point de départ privilégié pour quiconque veut se lancer dans lexploration de limmense massif que constitue lensemble de la production du plus fécond de nos romanciers ». Comme le fait remarquer Gérard Gengembre, consacré par la tradition, par linstitution scolaire, il contient tout ce qui, dans notre mémoire collective compose la mythologie balzacienne : descriptions, types, jeune héros, belles femmes du monde, bandit, 2 argent, drame » . En raison du caractère rigoureusement concerté du projet, de la fermeté de la démarche,Le Père Goriotapparaît comme une œuvre typique de la manière » balzacienne.En premier lieu, une grande limpidité dans sa signification la caractérise. Cette clarté de sens est apparue, nous lavons dit, depuis largument consigné dans lalbum de projets de son auteur. Les propos tenus à madame Hanska montrent bien que le dessein de Balzac na jamais varié. Le roman est donc remarquablement et tragiquement fidèle aux données initiales dont cinq ans plus tard lécrivain revendiquera encore la véracité dans la préface duCabinet des Antiques, affirmant que lévénement qui lui a servi de modèle offrait des circonstances aussi affreuses » et que le pauvre père a[vait] crié pendant vingt heures dagonie pour avoir à boire, sans que personne arrivât à son secours » tandis que ses deux filles étaient, lune au bal, lautre au spectacle, quoiquelles 3 nignorassent pas létat de leur père » . Nicole Mozet a dailleurs souligné la parfaite adéquation entre lénoncé du sujet de lœuvre et sa réalisation, le récit expliquant comment la contradiction apparente du brave homme qui meurt 4 comme un chien nest en réalité quune relation de cause à effet » . En mars 1835, lauteur du compte-rendu du roman dansLe Figarosy était pas trompé, ne affirmant : Le Père Goriotest le type du dévouement poussé jusquà légoïsme par lexcès de passion, cest la paternité mourant pour racheter les enfants qui 5 lont mise en croix » . Désormais, dailleurs, les interprétations ne varieront pas, si ce nest quelles cultiveront soit léloge, soit le blâme pour voir dans lœuvre la 6 mise à mort du principe de la Paternité car comme la écrit le romancier : La
1 Voir à ce propos les pages sur le devenir du roman dans lessai critique de Jeannine Guichardet, Gallimard, Foliothèque », 1993, p. 236-238. 2 Préface duPère Goriot, Pocket, 1990, p. 5. 3 Le Cabinet des Antiques,Pl., t. IV, p. 962. 4 Nicole Mozet, La description de la pension Vauquer »,AB 1972, p. 121. 5 Le Figaro, 10 mars 1835. 6 Voir en particulier larticle de Nicole Billot, Le Père Goriotdevant la critique (1835) »,AB 1987.
société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants naiment pas 7 leur père » . La fermeté structurelle duPère Goriot, en outre, est incontestable. Tout dabord, lunité dans la composition est perceptible de lincipit au dénouement dans la modulation du thème funèbre qui de bien des manières parcourt lœuvre. Ainsi les premières pages évoquent-elles la pente de la rue Neuve-Sainte-Geneviève qui mène à la pension Vauquer comme une macabre descente aux Catacombes tandis que le narrateur conclut : Comparaison vraie ! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des 8 crânes vides ? » . Point nest besoin, sans doute dinsister sur la scène finale où lon voit Rastignac regardant Paris alors qu un humide crépuscule agaçait les 9 nerfs », depuis le cimetière du Père-Lachaise où vient dêtre inhumé Goriot . La mort quelle soit réelle ou symbolique ponctue dailleurs de manière récurrente le texte. Celle du fils Taillefer, issue fatale dun assassinat maquillé en duel, donne au héros la véritable mesure du cynisme de Vautrin tandis que le faux coup de 10 sang de ce dernier le fait momentanément tomber roide mort » . Quant à mademoiselle Michonneau, son châle à franges maigres et pleurardes semblait 11 couvrir un squelette, tant les formes quil cachait étaient anguleuses » . Elle est dite grêle, sèche et froide autant quune momie » et lon comprend par quelle 12 association didées Vautrin la qualifie de Vénus du Père-Lachaise » Poiret 13 ne vaut guère mieux, lui qui nest plus quune fantomatique ombre grise » . Ajoutons que la duchesse de Langeais et la vicomtesse de Beauséant ont choisi de mourir au monde en choisissant, lune le couvent lautre de se retirer en 14 Normandie jusquau jour où Dieu [la] retirera de ce monde » . 15 Mais le fil directeur du roman réside surtout dans le parcours initiatique accompli par Rastignac qui, dans cette perspective, dispute au père Goriot le devant de la scène. Pour cela, il est présent partout (si bien que ce parcours est dabord un parcours géographique) sillonnant lespace parisien de la pension Vauquer au somptueux hôtel de madame de Beauséant, de la maison de jeu du Palais-Royal au théâtre des Italiens, de la rue du Helder où habite madame de Restaud aux allées du Luxembourg où avec Bianchon il surprend létrange manège de Gondureau, sans oublier la rue dArtois et la faculté de droit très sporadiquement fréquentée, il est vrai. En quelques mois la société parisienne, devient intelligible pour le jeune provincial. Aidé par les deux initiateurs que sont sa cousine et Vautrin, il apprend à décrypter le monde qui lentoure, il perce bien des mystères et découvre de profondes misères matérielles et morales soigneusement dissimulées sous le vernis dapparences trompeuses. Il comprend 7 Le Père Goriot, Les classiques de poche », introduction, notes et dossier de Stéphane Vachon, 2008. Nos références sont empruntées à cette édition accompagnée dun remarquable appareil critique et plus accessible que celle de La Pléiade ». 8 P. 49. 9 P. 353. 10 P. 259. 11 P. 59. 12 P.269 et p. 271. 13 P. 60. 14 P. 327. 15 Jeannine Guichardet a établi un parallèle inattendu mais très convaincant avec le jeu de loie. Cf. Un jeu de loie maléfique. Lespace parisien duPère Goriot»,AB 1986, p. 169-189.
16 que largent est le maître mot, lultima ratio mundi » et quà Paris on ne réussit que par les femmes, qu avoir une maîtresse est une position quasi royale 17 [], le signe de la puissance » . En un mot, non seulement il perd ses illusions mais il se transforme et se corrompt sous nos yeux : ne nous est-il pas précisé quà lissue de son installation dans lappartement procuré pour lui et sa maîtresse 18 par Goriot ses derniers scrupules avaient disparu » ? On remarquera en outre que le texte sorganise subtilement à partir de toute une série de symétries, déchos ou doppositions, et lon conviendra avec Gérard Gengembre que la cohérence profonde duPère Goriot impressionne et 19 fascine » . Les exemples sont multiples. Ainsi dès le début du roman, lorsquil nous est précisé que mademoiselle Michonneau disait avoir pris soin dun vieux monsieur affecté dun catarrhe à la vessie, et abandonné par ses enfants, qui 20 lavaient cru sans ressources » largument de lœuvre se trouve déjà esquissé en sourdine. Victorine Taillefer, fille affectueuse, est repoussée par son père tandis que Goriot, père aimant, est abandonné par ses filles ingrates. Mais le vieux vermicellier nest pas moins immoral que Vautrin, lui qui a spéculé sur les farines pendant la Révolution, qui souhaite la mort de ses gendres et envisage même lenlèvement de son petit fils pour obtenir de la part de monsieur de Restaud la 21 restitution des biens dAnastasie . En revanche, lancien forçat banquier du bagne est sans aucun doute plus fiable que Nucingen, louche spéculateur ayant pignon sur rue. Vautrin et madame de Beauséant se rejoignent dans leur vision désabusée de la société et dans la leçon darrivisme quils prodiguent chacun à leur protégé. Rose Fortassier a même observé quen proie à cette espèce de démon du double », Balzac a joué habilement sur les points de vue divergents qui peuvent être adoptés à propos dun personnage, le cas le plus probant étant les filles de Goriot qui deviennent ainsi quatre femmes différentes, et que le style de lœuvre porte constamment la trace du dualisme par lusage de loxymore, de 22 lalternative, du chiasme ou même de la sous-conversation . Enfin, à ce maillage serré vient sajouter une intense concentration dramatique renforçant encore la cohésion du roman. Quelques mois, quelques semaines suffisent à sceller la destinée de Goriot et de Rastignac, lœuvre commençant fin novembre 1819 et sachevant le 21 février 1820. A vrai dire, la chronologie romanesque est vigoureusement scandée par quelques journées qui sont autant de moments forts de laction. Ainsi, par exemple, le même jour, Eugène rend visite à madame de Restaud chez qui il commet limpair de parler du père Goriot puis va chez sa cousine qui linitie aux secrets familiaux quil ignorait. A cette occasion, il découvre aussi la liaison finissante de la vicomtesse avec dAdjuda-Pinto et reçoit sa première leçon darrivisme. De même, en une seule et même journée du mois de décembre, il a la fameuse explication où Vautrin, sous les tilleuls de maman Vauquer, lui dévoile son cynisme et ses projets, il se rend de nouveau chez madame de Beauséant qui lemmène au théâtre des Italiens où présenté à Delphine de Nucingen, il peut commencer à nouer une intrigue amoureuse. En fait, à partir du moment où les différents personnages, par 16 P. 137. 17 P. 185. 18 P. 290. 19 Op. cit., p. 8. 20 P. 59. 21 P. 298 et p. 340 ; p. 303. 22 Rose Fortassier, Balzac et le démon du double dansLe Père Goriot»,AB 1986, p.155-167.
le biais dune véritable galerie de portraits assortis danalepses qui permettent une ouverture sur leur passé (sauf pour Vautrin dont le narrateur pour des raisons évidentes tient à préserver le mystère), sont entrés en scène, le tempo de laction ne cesse de saccélérer. Le point culminant est atteint lors de ce jour qui devait 23 figurer parmi les plus extraordinaires de lhistoire de la maison Vauquer » . Vautrin est arrêté et son identité dévoilée. Au même moment survient la nouvelle de lassassinat du fils Taillefer entraînant la métamorphose de Victorine en riche héritière et son départ avec madame Couture de la sordide pension tandis que Goriot régénéré » arrive en fiacre pour conduire Rastignac au délicieux 24 appartement de garçon » préparé pour lui afin de vivre en toute liberté sa liaison avec Delphine et se lancer dans une nouvelle existence. Les événements, se précipitent donc, certains étant même concomitants. Lœuvre aurait pu sachever là. Mais cela aurait été faire léconomie de la dimension profondément tragique que Balzac a voulu lui donner. En effet, le véritable coup de théâtre qui relance le drame et lui donne ses couleurs les plus sombres consiste dans les deux visites des filles du vieux vermicellier au moment où il croit pouvoir enfin être heureux. Illusion tragique car Delphine vient lui annoncer quelle est ruinée » et 25 Anastasie quelle est perdue » . Cette simultanéité de malheurs peut sembler quelque peu invraisemblable si lon y réfléchit. Mais justement le romancier ne nous laisse guère le temps dy songer car comme le dit si bien Cocteau, le ressort de la machine infernale se déroule inexorablement. Dès lors, Goriot est condamné, atteint mortellement. Le lendemain Bianchon annonce qu i l ne peut 26 être sauvé que par un miracle » . A partir de cet instant, les notations temporelles se font de plus en plus précises, renforçant limpression durgence tragique. A 27 huit heures et demie », le médecin annonce la mort imminente » du malade ; le lendemain, Bianchon réveille son ami rentré du bal sur les deux heures après 28 midi » pour assister le pauvre homme qui entre en agonie et meurt dans la 29 soirée ; le décès est déclaré et constaté le lendemain vers midi » ; le service funèbre à Saint-Etienne-du-Mont dure vingt minutes » et il est cinq heures et 30 demie » ; à six heures » (autre invraisemblance) linhumation au Père-Lachaise est achevée. Le détail de la chronologie accompagne très exactement 31 lanéantissement mathématique dun mortel » . SiLe Père Goriot en lui-même témoigne dune maîtrise indéniable, de la part de Balzac, de la technique romanesque, il est aussi remarquable par les liens quil entretient avec les œuvres déjà écrites ou à venir. Microcosme, en quelque sorte, il renvoie au macrocosme deLa Comédie humaine.Linvention géniale du retour des personnages y est pour beaucoup. Nous avons noté, en rappelant lhistoire du texte comment le folio 43 du manuscrit constituait pour ainsi dire lacte de naissance du procédé. Certes il est possible den déceler lesquisse dans lesContes drolatiquescomme le fait Roland Chollet 23 P. 256. 24 P. 275-278. 25 P. 293 et p. 300. 26 P. 314. 27 P. 319. 28 P. 328. 29 P. 351. 30 P. 353 et note 1. 31 Jean Cocteau,La Machine infernale, Le livre de poche, p. 36.
qui constate que Balzac, en 1833, en donnant le premier rôle du Succube » à la petite morisque apparue dans Le Péché vesniel » duPremier dixain, inaugure vraiment le procédé des personnages reparaissants, dont on ne peut relever 32 antérieurement que de timides essais » . Mais cest avecLe Père Goriot que le système simpose avec toutes les conséquences quil implique. En y réutilisant Rastignac, lécrivain éclairait ainsi le lecteur deLa Peau de chagrinsur les débuts dans la vie de ce personnage. Dans la préface dUne Fille dEve il a dailleurs clairement explicité sa démarche : Enfin, vous aurez le milieu dune vie avant son commencement, le commencement après sa fin, lhistoire de la mort avant celle de la naissance. Dabord il en est ainsi dans le monde social. Vous rencontrez au milieu dun salon un homme que vous avez perdu de vue depuis dix ans : il est premier ministre ou capitaliste, vous lavez connu sans redingote, sans esprit public ou privé, vous ladmirez dans sa gloire, vous vous étonnez de sa fortune ou de ses talents ; puis vous allez dans un coin du salon, et là, quelque délicieux conteur de société vous fait en une demi-heure lhistoire pittoresque des dix ou vingt ans que vous ignoriez. [] Il ny a rien qui soit dun seul bloc dans ce monde, tout y est mosaïque. Vous ne pouvez raconter chronologiquement que 33 lhistoire du temps passé, système inapplicable à un présent qui marche » . Mais si Rastignac est appelé à devenir lun des personnages les plus fréquemment rencontrés dansLa Comédie humaine (une vingtaine de fois et la dernière dans Les Comédiens sans le savoiroù il est devenu ministre de la justice !), il nest pas le seul des acteurs duPère Goriot à figurer soit au détour dune page ou même comme protagoniste dune autre œuvre. Ainsi la déconvenue amoureuse de madame de Beauséant, va expliquer, à rebours, par un processus identique danalepse, en quelque sorte, de roman à roman, le comportement de la recluse de Courcelles dansLa Femme abandonnée (texte de 1832). Vautrin quant à lui, suprême dérision, deviendra à la fin deSplendeurs et misères des courtisanes, en 1843, soit plus de vingt ans après son arrestation en tant que forçat en rupture de ban à la pension Vauquer, chef de la police ! Nous pourrions ainsi multiplier les exemples avec le banquier Taillefer qui incarne en 1837 lassassin deLAuberge rouge, à la place dun certain Mauricey, avec mademoiselle Michonneau, métamorphosée en veuve Poiret dansLes Petits bourgeois, avec Nucingen, Bianchon et bien dautres encore puisque dédition en édition, les personnages reparaissants duPère Goriot approchent de la cinquantaine. Même ceux qui ne sont dans ce roman que des personnages de second rang peuvent fort bien, ailleurs, occuper le devant de la scène comme Gobseck, lusurier qui monnaie les couverts et les diamants du vermicellier et dAnastasie et qui était, dès avril 1830, le personnage éponyme de la nouvelle qui lui était entièrement consacrée. A ce titre,Le Père Goriotest bien, notamment avec le fameux bal donné par madame de Beauséant, comme la écrit Alain, un de ces carrefours où les personnages 34 deLa Comédie humainerencontrent » . Pierre Barbéris affirme que se La Comédie humainenest quune partie de celle dont Balzac était capable, et [que] Le Père Goriotécrit et rassemblant toute une immense part dun à écrire, demeure 35 aussi le lieu de bien des choses qui ne le seront jamais » . Par exemple, qua fait, quest devenue madame Vauquer entre sa catastrophe conjugale [] et 32 Œuvres diverses,Pl.,t. I, p. 1272. 33 Pl., t. II, p. 265. 34 Alain,Avec Balzac, Gallimard, 1937, p. 191. 35 Pierre Barbéris,Le Père Goriot de Balzac, écriture, structures, significations, Larousse, 1972, p. 72.
36 linstallation de la pension ? », se demande-t-il . Effectivement, lexistence de certains personnages recèle à la fois suffisamment de mystère et dindices pour offrir toutes sortes de potentialités romanesques. Mademoiselle Michonneau en est lexemple type : Quel acide avait dépouillé cette créature de ses formes féminines ? elle devait avoir été jolie et bien faite : était-ce le vice, le chagrin, la cupidité ? avait-elle trop aimé, avait-elle été marchande à la toilette, ou seulement courtisane ? Expiait-elle les triomphes dune jeunesse insolente au-devant de laquelle sétaient rués les plaisirs par une vieillesse que fuyaient les passants ? » 37 sinterroge le narrateur . Voir dansLe Père Goriotla cellule mère » de lœuvre entière comme la 38 fait Albert Thibaudet est peut-être excessif car un certain nombre didées était déjà en place dans les textes antérieurs de Balzac, même dans les romans de jeunesse. Mais il nest pas interdit de considérer ce roman plutôt comme une caisse de résonance où bien des thèmes se trouvent repris et amplifiés avant de se ramifier dans lensemble deLa Comédie humaine. Ainsi celui de lidée fixe 39 mortifère dontLa Peau de chagrin» est avait fondé le mythe illustré par la paternité de Goriot sétant développée jusquà la déraison » et passée à létat de 40 vice » . La voie était ouverte aux nombreux monomanes que lon rencontrera désormais dans lœuvre. Le cadre duPère Goriot, ce Paris corrompu et corrupteur, bourbier » à la fois répugnant et fascinant - lallusion à la boue réelle mais aussi symbolique est récurrente dans lœuvre - servira encore de toile de fond à bien des romans alors quil avait été déjà magistralement évoqué sous son aspect infernal et dantesque dès avril 1834 dans le premier chapitre deLa Fille aux yeux dor. La thématique des drames secrets, des mystères de la vie privée est amplement développée dans le roman et certaines existences, ainsi que nous lavons observé, gardent même leur opacité. Or, il nest pas exagéré daffirmer que ces tragédies domestiques constituent sans exception largument de chaque roman deLa Comédie humaine,mettant en œuvre lidée dun Balzac 41 drame bourgeois lancée par Diderot . DansLe Père Goriot, en tous cas, leur découverte participe à linitiation de Rastignac car cest seulement à partir du moment où la société, ses rouages et ses noirceurs lui deviennent intelligibles, quil peut espérer sen rendre maître. Parmi ces tragédies secrètes, celle de la femme abandonnée est particulièrement présente : dès le début du roman, nous 42 apprenons que monsieur Vauquer sétait mal conduit » envers son épouse , le marquis dAdjuda Pinto abandonne madame de Beauséant, de Marsay sest vite lassé de Delphine de Nucingen, la duchesse de Langeais tente un dernier 43 effort » pour retenir Montriveau , Rastignac après avoir fait la cour à Victorine 44 Taillefer proclame quil ne lépousera pas , madame de Restaud révèle à son père sur le point de mourir que Maxime de Trailles est parti, laissant des dettes 36 Ibidem, p. 201-202. 37 P. 59. Voir en ce qui concerne mademoiselle Michonneau et madame Vauquer le détail de lanalyse effectuée par Pierre Barbéris, op. cit., p. 202-203. 38 Albert Thibaudet,Histoire de la littérature française, CNRS éditions, 2008, p. 250. 39 Lexpression est de Stéphane Vachon, op. cit., introduction, p. 14. 40 P. 145 et p. 336. 41 Voir notre article : Le pathétique balzacien ou lhéritage du XVIIIème siècle »,LAnnée balzacienne 1997, p. 251-273. 42 P. 56. 43 P. 327. 44 P. 259.
45 énormes » et quil la trompait . Cette liste nest quune infime partie de la longue cohorte des femmes délaissées par leur amant ou leur mari qui sillonne lensemble de lœuvre du romancier. Quant au rêve de pouvoir lié à une association puissante et occulte, il se concrétise dans la société des Dix mille qui a permis à Vautrin de se créer des relations fort étendues quil enveloppe dun 46 mystère impénétrable » mais il était déjà présent dans les trois romans antérieurs auPère Goriotconstituent l qui Histoire des Treize et son dernier avatar sera dansLEnvers de lhistoire contemporainesociété charitable et secrète des la Frères de la Consolation. Les commentateurs, pour leur part, nont pas manqué de souligner les multiples modulations que subit la figure paternelle dansLa Comédie humaineVictime de ses filles, père crucifié par ses enfants, Goriot. inverse la figure de Félix Grandet et celle de Balthazar Claës qui sacrifient lun et lautre leur fille à leur passion » tandis que dansUn Drame au bord de la merPierre Cambremer incarne le sentiment paternel disparaissant devant la loi 47 morale, fait par exemple observer Stéphane Vachon . Renée de Smirnoff a montré la parenté existant entreLe Père Goriot etLInitié, lamour sublime du baron Bourlac pour sa fille et son comportement étant évoqués dans des termes 48 quasiment identiques à ceux qui caractérisent ceux du vieux vermicellier . On peut multiplier ainsi presque à linfini les parallèles ou les oppositions : la même passion équivoque que celle de Goriot anime le père de Ginevra dansLa Vendetta; Ferragus et Grandet, pères dévorateurs » font aussi le malheur de leur 49 progéniture . Ajoutons que le romancier lui-même sest plu à souligner dans ses Notes sur le classement et lachèvement des œuvresles variations sur le thème de la paternité ponctuant ses romans, citant par exemple la paternité jalouse et terrible de Bartholoméo di Piombo, la paternité faible et indulgente du comte de Fontaine, la paternité partagée du comte de Granville, la paternité tout aristocratique du duc de Chaulieu, limposante paternité du baron du Guénic, la 50 paternité douce, conseilleuse et bourgeoise de M. Mignon » etc Par les échos quil éveille,Le Père Goriotest donc en quelque sorte la voie royale pour accéder à lunivers deLa Comédie humaine. On peut affirmer que ses prolongements vont même bien au-delà. Ainsi Jeannine Guichardet note que Saccard, dansLa Curée,est un ambitieux à létat pur qui redouble en les aggravant les plus mauvais penchants » de Rastignac et que son attitude conquérante lorsquil défie Paris depuis les hauteurs de la butte Montmartre est linquiétante caricature » de celle 51 du jeune héros balzacien au Père-Lachaise . Il est aussi à notre avis possible de songer au dénouement ouvert deBel-Amioù lon voit Georges Duroy contempler fièrement depuis le seuil de léglise de la Madeleine le portique du Palais-Bourbon. Quant à la description de la pension Vauquer naurait-elle pas inspiré dans sa verticalité socialement significative celle de la grande maison de la Goutte-dOr dansLAssommoircomme lévocation du fameux escalier le tout long duquel Zola a ancré lintrigue dePot-Bouille? 45 P. 348. 46 P. 231. 47 Op. Cit, Commentaires, p. 389. 48 Renée de Smirnoff, DuPère GoriotàLInitié»,LAnnée balzacienne 1989, p. 245 à 260. 49 Voir Anne-Marie Baron,Le fils prodige, Nathan, 2000, chapitre VIII : Les Christs de la paternité ». 50 On trouvera le texte intégral cité par Stéphane Vachon, op. cit., p. 405. 51 Op. cit., p. 114.
Cependant, si tout Balzac se trouve dans ce miroir concentrique, cest aussi et surtout, nous semble-t-il parce queLe Père Goriotcomme bien des romans de La Comédie humaine est une œuvre profondément tragique imprégnée dune amère dérision. On y assiste à la dégénérescence de toutes les valeurs. Lamitié est devenue un vain mot. Ainsi la duchesse de Langeais apprend-elle à madame de Beauséant la publication des bans du mariage de son amant en jetant des flots de malignité 52 par ses regards » et même lignorant Rastignac est capable de déceler les mordantes épigrammes cachées sous les phrases affectueuses de ces deux 53 femmes » . La vicomtesse fait dailleurs de ce constat le premier point de la leçon quelle prodigue alors à son jeune protégé : Aussitôt quun malheur nous arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire et à nous fouiller le 54 cœur avec un poignard en nous en faisant admirer le manche » . La métaphore est aussi cruelle que la réalité à laquelle elle renvoie. Le dévouement est le plus souvent vicié par lintérêt. Ce nest certes pas un élan du cœur qui a poussé mademoiselle Michonneau à soccuper d un vieux monsieur affecté dun catarrhe à la vessie » car le narrateur prend immédiatement soin de nous dire que 55 ce vieillard lui avait légué mille francs de rente viagère » pour ses bons mais sans doute pas très loyaux services. Il ne nous est pas permis non plus de nous leurrer sur lattitude de Christophe quon pourrait croire née de la bonté dun cœur simple. Certes, il monte du bois chez Goriot malade si bien que le vieillard le remercie en lui disant Dieu te récompensera mon garçon ; moi je nai plus rien » mais la précision qui suit immédiatement est décapante : Je te payerai 56 bien, toi et Sylvie, dit Eugène à loreille du garçon » . Noublions pas, en outre, que si le domestique est le seul avec le jeune étudiant à assister à linhumation du défunt cest seulement parce qu il se croyait obligé de rendre les derniers 57 devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires » Quant à la religion, nous est-il été précisé auparavant, elle nest pas assez riche 58 pour prier gratis » . Dans la même perspective, dans une société où règnent lindividualisme et légoïsme, la compassion ne saurait exister. Lorsque Rastignac lui apprend que le fils Taillefer risque dêtre tué en duel Goriot réplique : 59 Quest-ce que cela vous fait ? » . Mais cest surtout lun des pensionnaires de madame Vauquer qui résume à travers la crudité de son propos la tragique indifférence de chacun envers autrui : Un des privilèges de la bonne ville de Paris, cest quon peut y naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de la civilisation. [] Que le père 60 Goriot soit crevé, tant mieux pour lui ! » . Dans sa trivialité, la scène qui suit est effroyable si bien que lorsque Eugène et Bianchon eurent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillères, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifférentes, leur insouciance, tout les glaça
52 P. 128. 53 P. 129. 54 P. 134. 55 P. 59. 56 P. 332. 57 P. 352. 58 P. 353. 59 P. 242. 60 P. 350.
61 dhorreur » . Cette indifférence et cette voracité quasiment bestiales justifient 62 donc a posteriori les étonnantes métaphores animales du début du roman renvoyant à un monde cruellement primitif. De cette déroute des valeurs, lamour sort singulièrement dégradé tout comme la statue du Cupidon écaillé qui en est en quelque sorte lemblème devant 63 la pension Vauquer . Celui de Goriot pour ses filles est passé, il en convient lui-64 même, à létat de vice , de passion égoïste, aux manifestations parfois 65 équivoques et à la limite du désir incestueux . Celui dAnastasie et de Delphine envers leur père nest que de lintérêt déguisé sous la forme de quelques 66 manifestations de tendresse et labandon dans lequel elles le laissent nest que laboutissement logique dun comportement qui est loin dêtre nouveau : Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix 67 ans » , sexclame le vieillard. Un tel état de choses aboutit évidemment à la dissolution de la famille dont on ne trouve plus dans le roman que des avatars dérisoires : maman » Vauquer et ses pensionnaires, le trio formé, rue dArtois, par le père, la fille et lamant de la fille, Vautrin et ses esclaves dans sa plantation de tabac en Amérique. Quant à Rastignac, il ne faut pas être dupe : les liens qui vont lunir à Delphine de Nucingen ne naissent ni de laffection ni de la passion mais dun pragmatisme non dépourvu de cynisme. Déjà, après avoir dabord jeté son dévolu sur la comtesse de Restaud, ce funambule croyait avoir réalisé son 68 rêve de trouver dans une charmante femme le meilleur des balanciers ! » . Cest quil a compris demblée qu avoir une maîtresse est une position quasi 69 royale », le signe de la puissance » . Curieuse conception des relations amoureuses que celle qui lui fait se dire : Le mors est mis à ma bête, sautons 70 dessus et gouvernons-la » ! Un peu plus loin une image de la même veine est tout aussi significative : Eugène ne voulait pas que son premier combat se terminât par une défaite, et persistait dans sa poursuite, comme un chasseur qui 71 veut absolument tuer une perdrix à sa première fête de Saint-Hubert » . Cette 72 passion de commande » est donc pensée en termes de domination et de rentabilité. Lécrivain naccorde dailleurs aucune excuse à son personnage, précisant que Rastignac sétait aperçu que pour convertir lamour en instrument de fortune, il fallait avoir bu toute honte, et renoncer aux nobles idées qui sont 73 labsolution des fautes de la jeunesse » . Sil a choisi Delphine de Nucingen, cest parce quil sest dit que [son] mari fait des affaires dor » et que celui-ci 61 Ibidem. 62 Jeannine Guichardet parle de la ménagerie de la pension Vauquer » et dit qu on a limpression davoir affaire à détranges mutants ». Op. cit., p. 38. 63 P. 50. 64 P. 336. 65 Voir Anne-Marie Baron,Le fils prodige, op. cit., p. 114-115. 66 Lorsque, par exemple, madame de Restaud revient demander pardon de ses propos violents lors de la scène qui a porté un coup fatal au père Goriot, ce nest quun prétexte pour obtenir du vieillard sa signature au dos de la lettre de change qui pourrait la sauver (p. 309). 67 P. 335. 68 P. 86. 69 P. 185. 70 P. 189. 71 P. 221. 72 P. 196. 73 P. 218.
74 pourra [l] aider à ramasser tout dun coup une fortune » . De même, lorsquil sest laissé aller à courtiser Victorine Taillefer, cétait en sachant quil faisait 75 mal et voulant faire le mal » , c'est-à-dire en ayant pour seule motivation lappât de la dot. Les choses sont donc claires : Rastignac est profondément immoral et ce, dès le début du roman. En effet siLe Père Goriotla peinture des est bien sinuosités dans lesquelles un homme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayant de côtoyer le mal, afin darriver à son but en conservant 76 les apparences » , il nest pas moins vrai, comme le dit Vautrin que la vertu ne 77 se scinde pas : elle est ou elle nest pas » et la morale des intérêts, en fin de compte, na rien à voir avec la morale. Balzac fait dailleurs observer que la volonté de puissance manifestée par Rastignac pourrait être mise au service dun noble dessein : A défaut dun amour pur et sacré qui remplit la vie, cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose ; il suffit de dépouiller tout intérêt personnel 78 et de se proposer la grandeur dun pays pour objet » . Mais ce nest pas le cas : Rastignac ne pense égoïstement quà sa réussite personnelle et comme le lui 79 rappelle sa mère : les voies tortueuses ne mènent à rien de grand » . Certes, il est encore capable de quelques élans de générosité : il se met au service de madame de Beauséant, soigne le père Goriot, voudrait aller prévenir Taillefer mais il frôle de bien près la voie criminelle. Nous pouvons en effet lire que dans son for intérieur, il sétait abandonné complètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de lamitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni lavenir dune semblable union » et qu il fallait un miracle pour le tirer de labîme où il 80 avait déjà mis le pied » . Ce miracle se produira : il sagira de larrestation du forçat. Rastignac nest pas loin dêtre un Lucien de Rubempré sauvé par les circonstances. Sauvé du crime mais non de la compromission puisque du sommet du Père-Lachaise il décide de se rendre directement chez madame de Nucingen » et non pas de retrouver Delphine rue dArtois, cest-à-dire de pactiser avec ceux qui viennent de se comporter indignement, de retrouver non sa 81 maîtresse mais la femme du banquier qui pourra peut-être assurer sa fortune . La figure de Goriot, de ce Christ de la paternité » contrebalancerait-elle par labsolu de lamour quelle incarne celle de larriviste embourbé dans la voie de la compromission ? Il faut tout dabord convenir que lamour de Goriot pour ses filles est passé à létat de monomanie qui confine à lidolâtrie, voire au fétichisme (il demande à Rastignac de lui donner le gilet sur lequel Delphine a 82 versé des larmes ). Chez lui le sentiment de la paternité sest développé jusquà 83 la déraison » , prenant même la forme dune folie furieuse qui le conduirait à assassiner ses gendres sil le pouvait. Cest donc à juste titre que Nathalie Preiss peut affirmer que dansLe Père Goriotassistons à la subversion de la nous 74 P. 190. 75 P. 236. 76 P. 190. 77 P. 174. 78 P. 290. 79 P. 148. 80 P. 236. 81 VoirLa Maison Nucingen: le baron récompensera » Rastignac davoir trempé dans ses louches affaires et davoir supporté à sa place le joug conjugal en lui offrant des actions qui le rendront fort riche. 82 P. 213. 83 P. 145.
84 Passion christique en une passion hystérique » . Ce père monomane achète lamour de ses filles comme un amant qui paierait ses maîtresses - elles passent dailleurs pour telles aux yeux des pensionnaires de la maison Vauquer – et sil favorise la liaison entre madame de Nucingen et Eugène cest aussi et surtout parce que cet adultère lui permettra de vivre près de Delphine occupant pour ainsi 85 dire une position de voyeur » qui le rendra heureux . En fait Rastignac se trompe lorsquil admire lamour de ce père quaucun intérêt personnel 86 nentachait » . Goriot lavoue lui-même : Mais, voyez-vous, il y avait à moi 87 bien de légoïsme, je suis intéressé à votre changement de quartier » . Cet amour excessif, dégradé et dégradant explique les réactions violentes parfois engendrées par limmoralité du personnage lors de la parution du roman. Pourquoi montrer la paternité dégradée, avilie, au point que son sacré caractère disparaît sous la fange dont elle se souille comme à plaisir ? M. de Balzac appelle quelque part son père Goriot leChristde la paternité : quelle erreur ! quel blasphème ! Quon nous passe linconvenance du mot en faveur de sa justesse : cest lepourceau quil fallait dire, sexclame Edouard Monnais dansLe Courrier françaisen date du 13 88 avril 1835 . Deux jours plus tôt,La Quotidienneretentir la même faisait indignation : [] il dégrade son titre de père, se fait le complice du désordre de ses filles et joue auprès delles le plus infâme des rôles, un tel homme nintéresse pas : il repousse, il dégoûte. [] Pour Goriot, son titre de père, au lieu dattirer sur lui lintérêt, ne fait que le rendre plus vil et plus ignoble ; son abandon, ses 89 angoisses, au moment de sa mort ne sont quune juste punition » . Cruel verdict qui nous conduit à nous interroger sur le caractère soi-disant sublime du sentiment de Goriot. Une passion qui altère à ce point la dignité et la conscience morale du personnage mérite-t-elle encore ce qualificatif, même si Balzac lemploie, écrivant par exemple : Le père Goriot était sublime. Jamais Eugène ne lavait vu 90 illuminé par les feux de sa passion paternelle » ? Certes, on peut trouver ce vieillard admirable dans son dévouement inlassable, mais les dernières pages du roman nous le montrent surtout pitoyable et pathétique, en un mot, sans grandeur. Cest que le romancier y déploie une nouvelle forme de sublime ayant, comme lécrit Arlette Michel, ses racines dans une expérience spirituelle qui est la 91 confrontation avec labsolu de la douleur » . Cette souffrance est dailleurs avant tout une souffrance morale comme le signifie symboliquement la douleur à la tête 92 ressentie par le pauvre homme . Douleur née de la prise de conscience de lindignité de lautre et de soi-même. Lors de son agonie, il en vient à faire cet affreux constat : Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite 93 envers moi depuis dix ans » . Ne croyons pas que jusqualors il se soit abusé à propos des sentiments éprouvés par ses filles pour lui. Ce terrible aveu témoigne 84 Nathalie Preiss,Honoré de Balzac, collection Figures et plumes », Puf, 2009, p. 49. 85 Ce sera pourtant bien gênant quelquefois » fait observer Delphine (P. 284). 86 P. 284. 87 P. 239. 88 Cité par Stéphane Vachon, p. 432. 89 Cité par Nicole Billot, Le Père Goriotdevant la critique (1835) »,AB 1987, p. 119. 90 P. 194. 91 Arlette Michel, Le pathétique balzacien dansLe Père Goriot,La Peau de chagrin,Histoire des TreizeetLe Père Goriot»,AB 1985, p. 230. 92 P. 306 Le crâne me cuit intérieurement comme sil y avait du feu » et p. 335 : Ma tête est une plaie ». 93 P. 335.