La grammaire
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Réflexion sur l'apprentissage de la grammaire

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Publié le 03 avril 2012
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Langue Français

Extrait

La grammaire
L’enseignement de la grammaire a connu les mêmes dérives que celui de la lecture : le renoncement à respecter une progression rigoureuse dans l’espoir illusoire de faire de la rencontre aléatoire des textes le déclencheur de l’observation et de l’analyse des mécanismes de la langue.Si l’enseignement de la lecture exige que l’on fasse découvrir à l’élève les relations grapho-phonologiques dans un ordre précis défini par des critères de fréquence et de
complexité croissantes, l’enseignement de la grammaire impose, lui aussi, que l’on fasse analyser les règles d’organisation de la langue en les hiérarchisant selon leur degré de complexité et de fréquence. Dans un cas comme dans
l’autre,on a cru pouvoir abandonner l’articulation logique de l’apprentissage au
profit de la fréquentation aléatoire de textes.
Disons-le clairement, il faut rétablir une programmation précise et rigoureuse dans l’apprentissage de la grammaire. L’étude réfléchie de la
grammaire ne saurait être annexée à la lecture occasionnelle d’un texte. Elle
répond à une logique interne qui permet de décrire le système syntaxique en
allant du plus simple au plus complexe, du plus fréquent au plus rare. Il est hors de question de renoncer à l’analyse logiquement programmée de la grammaire sous prétexte que l’observation des mécanismes de la langue n’aurait d’autre intérêt que de tenter de formaliser, au fil de leur découverte de lecture, les structures des textes de lecture.
Pour la grammaire, comme pour la lecture d’ailleurs, on a voulu abusivement appliquer directement le modèle de l’expert à l’apprenti. Ici et là,
on a mis la charrue avant les bœufs. Ce n’est que lorsqu’un élève a dominé
l’analyse des structures, des procédures et des catégories de la langue, qu’à la
lecture d’un texte, il peut découvrir la virtuosité d’un auteur à les utiliser ou… à y contrevenir : alors et alors seulement, la reconnaissance des règles grammaticales mises en œuvre pourra éclairer la construction du sens d’un texte sans en troubler le cours naturel. Mais avant que ces savoirs
grammaticaux éclairent la lecture d’un texte sans en congédier le sens, il faudra les avoir acquis de façon progressive et systématique. Trop tôt imposée, la grammaire dite « textuelle » mène à deux impasses : elle pervertit la relation naturelle au texte et elle rend chaotique l’étude du système grammatical. Si l’explication d’un texte peut parfois s’appuyer sur l’analyse grammaticale, elle
ne peut en aucun cas en être le seul prétexte. En remplaçant la « leçon de grammaire »,qui occupait une place précise dans une suite organisée d’analyses, par la « séquence d’observation réfléchie de la langue », sorte de
parenthèse incongrue dans la lecture d’un texte, on a induit deux conséquences aussi fâcheuses l’une que l’autre : d’une part, la rupture du fil de la compréhension sensible du texte par une inopportune distanciation ; d’autre part, l’étude inopinée d’un fait grammatical isolé qui ne s’inscrit dans aucune programmation cohérente. En bref, on a perdu sur les deux tableaux : on a affadi le goût de la compréhension et on a embrouillé le fil de l’analyse.
Attention ! Ce n’est pas parce que je préconise de respecter une programmation logique des leçons de grammaire que je repousse le choix de l’observation, de la manipulation et de la réflexion. Loin de moi l’idée qu’une
leçon de grammaire se réduit à asséner une règle et à mouliner des exercices. Je
veux que les élèves découvrent l’organisation des phrases, la fonction des mots,
leur catégorisation – je dis bien « découvrent », et pas simplement « apprennent ». Je tiens, certes, à un apprentissage qui suive une progression logique allant du plus simple au plus complexe et du plus fréquent au plus rare, mais, dans le cadre de cette progression soigneusement définie, chaque leçon de grammaire s’articulera sur l’observation de phrases précisément choisies pour
permettre de découvrir, par la manipulation et la réflexion, le fait grammatical que l’on a décidé d’étudier. Une leçon de grammaire doit être conduite dans l’esprit des « leçons de choses », c'est-à-dire que l’on présentera à l’attention des élèves un corpus de phrases précisément choisies pour induire des hypothèses sur le fonctionnement d’un mécanisme singulier. Dans la même logique que « la main à la pâte » pour les sciences, on manipulera, on se questionnera, on proposera des explications provisoires qui seront examinées avec rigueur. Cette première démarche au cours de laquelle chaque élève apporte sa pierre à la réflexion ne peut être fructueuse que si le corpus des phrases proposées a été intentionnellement fabriqué pour orienter
l’observation, suggérer la manipulation, amener à une conclusion par avance programmée par le maître. Elle est incompatible avec la rencontre occasionnelle d’un texte. C’est donc la logique de l’analyse grammaticale qui
doit dicter sa loi aux phrases et aux textes, et non le contraire ; c’est elle qui les
convoque en fonction de ses besoins.
Lorsque la linguistique structurale a voulu s’affirmer comme une science
pure et dure, elle décida d’extirper de ses analyses syntaxiques toute référence
au sens. Elle pensait ainsi se mettre à l’abri de l’accusation d’introspection en ne
recourant qu’à des critères formels. Le formalisme abscons des grammaires génératives venues des Etas Unis renforça cette tendance initiée par une grammaire structurale qui avait oublié qu’elle était aussi fonctionnelle. Mais ce
qui était un débat scientifique fécond à l’intérieur d’une discipline en recherche
d’identité eut pour fâcheuses conséquences des applications pédagogiques trop
précipitamment imposées et trop complaisamment acceptées.Linguistes en herbe et pédagogues trop vite conquis se lancèrent à la chasse de tout ce qui dans la terminologie grammaticale évoquait la signification des classes de mots ou le contenu sémantique des fonctions. Adieu, donc, le complément d’« attribution » ; congédiée l’appellation « qualificatif » qui déterminait l’adjectif ; écartés les termes « possessifs », « démonstratifs » ; oubliés les « animés » et les « inanimés » ; rayés enfin des cadres les « circonstanciels de
lieu, de temps, de manière »… Pour remplacer cette terminologie répudiée pour « excès de sens », furent créés ici et là, en désordre et parfois dans l’incohérence, des termes qui, certes, renvoyaient à des critères plus formels et plus objectifs, mais dont l’usage intempestif eut des conséquences néfastes : « compléments d’objet second », « compléments essentiels », « déterminatifs »
et autres « déictiques » et « connecteurs »…
En oubliant que la grammaire « fabriquait » le sens des phrases, on a privé les élèves d’une relation intime avec la nature et les fonctions des mots qui seules pouvaient leur permettre de comprendre leur rôle essentiel :mettre en scène des acteurs qui se rassemblent dans un cadre spatial et temporel pour
faire ensemble quelque chose. En leur imposant d’emblée un formalisme aride et ésotérique, on a ainsi éloigné la terminologie grammaticale de la construction du sens des phrases et des textes. On a, d’autre part, condamné les parents et
les grands-parents à ne plus pouvoir suivre l’apprentissage de leurs enfants et petits-enfants en grammaire dans la mesure où les mots qui portaient cet apprentissage leur étaient inconnus et leur inconstance troublante. On a enfin pris le risque, en autorisant un foisonnement incontrôlé des termes, d’introduire des discontinuités terminologiques tout au long du cursus scolaire, la même catégorie, la même fonction étant nommée différemment d’un niveau scolaire à l’autre, d’un manuel à l’autre.
L’absence de fil conducteur et l’hermétisme des appellations furent sans doute pour beaucoup dans la désaffection dont souffre aujourd’hui un enseignement de la grammaire qui inquiète les professeurs plus qu’il ne les passionne et qui décourage les parents d’accomplir leur mission d’accompagnement. Disons-le fortement, notre école a abandonné depuis plus
de trente ans l’enseignement de la grammaire. La formation de nos maîtres s’est échinée à les dissuader de veiller à son apprentissage rigoureux. Les éditeurs eux-mêmes, faute de « clients », ont renoncé à publier des manuels de
grammaire dignes de ce nom. Petites lâchetés et grandes illusions ont conduit aujourd’hui nos enfants à ignorer comment fonctionne notre langue. Nous avons ainsi progressivement renoncé à nous battre pour qu’ils puissent imposer avec clarté et pertinence leur intelligence au monde. Il convient donc de se reprendre et de donner très tôt à nos enfantsle sens de la grammaire.
La puissance créatrice de la grammaire distribue avec précision des rôles
aux êtres et aux objets que l’on évoque, même si - et surtout si - le monde ne
nous a jamais présenté un tel spectacle. Elle pare les êtres et les objets de certaines qualités même si - et surtout si - nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi. Si notre langue possède cette capacité de dépasser ce que voient
nos yeux, c’est parce qu’elle exerce sur les mots un pouvoir grammatical qui ne
se contente pas de mettre fidèlement en scène le spectacle du monde ; elle crée
son propre spectacle, celui où la pensée l’emporte sur la perception. Ce pouvoir grammatical est donc libérateur : il permet à l’homme d’imposer son intelligence au monde.C’est vers cette découverte que l’on doit mener les
enfants, et ce dès le plus jeune âge.
Faut-il donc « faire de la grammaire » avec les jeunes enfants ? Évidemment non ! Ce dont il s’agit, c’est de leur montrer que lorsque l’on parle,
on présente à l’intelligence d’un autre un spectacle dont les mots sont les acteurs et dont il est le metteur en scène. C’est en fournissant à leur interlocuteur des directives grammaticales précises qu’ils se donneront une chance raisonnable d’être compris, c'est-à-dire d’obtenir qu’il produise une
mise en scène, une mise en sens, conforme à leurs espoirs. Point n’est besoin
d’être agrégé de grammaire pour faire comprendre cela à ses enfants (mieux vaut sans doute ne pas l’être…). Porter ensemble un regard curieux sur la langue, comme on s’interroge sur un phénomène naturel, est à la portée de tous.
Imaginons. Vous racontez à votre petite fille de quatre ans LahèCevrde
MonsieurarrvizevresalSeguin.VousneaL'uprèstsiheil«:erioedinfjoettce l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents… Une lueur pâle parut dans l'horizon… Le chant d'un coq
enroué monta d'une métairie. "Enfin !" dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour pour mourir ; le loup s’approche, les yeux luisants, la bave aux lèvres ; Blanquette tremble sur ses pattes… » Et là, vous faites une petite pose et
vous dites : « Alors la petite chèvre dévora le loup. ». Étonnement de votre petite fille : « QUI tu as dit qui a mangé le loup ?
- J’ai dit : « La petite chèvre dévora le loup. »
- Mais c’est le loup qui mangent les chèvres !
- J’ai dit : « La petite chèvre dévora le loup. »
Et là, votre petite fille, rendant les armes à la grammaire, vous dit : « C’est vrai ! Et tu as dit « la chèvre » d’abord ! »
Avez-vous fait de la grammaire ? Oui ! Au bon sens du terme. Avez-vous eu
recours aux instruments d’analyse, à la nomenclature syntaxique ? Non ! Vous avez simplement suscité le questionnement : « QUI a dévoré QUI ? » en utilisant une astuce très simple : vous avez distribué les rôles à contre-emploi.
Entre le loup et la chèvre, c’est évidemment au loup que revient le rôle de « dévoreur » et à la chèvre celui de « dévoré », mais vous avez utilisé la puissance de la règle grammaticale pour imposer, je dis bien imposer,
un casting inattendu. Et votre petite fille ne s’y est pas trompé : « tu as dit « la
chèvre » d’abord ! » Elle a parfaitement compris qu’entre les habitudes d’un monde où ce sont toujours les loups qui mangent les chèvres et le pouvoir
grammatical qui donne à la chèvre la fonction d’agent, c’est la grammaire qui l’emporte. C’est ainsi que nous guidons l’autre vers la construction d’une expérience, vers la réalisation d’un film qui, certes, n’est pas identique à celui que la contemplation du monde nous a mis en tête, mais qui ne trahira les intentions de notre interlocuteur.
En accompagnant vos enfants vers la maîtrise de la mise en mots, vous les
formerez à exposer leur pensée avec justesse et à recevoir la pensée des autres avec vigilance et discernement. Le rôle des parents n’est évidemment pas de se substituer aux professeurs en apprenant à leurs enfants la nature et la fonction
des mots. Leur mission, c’est de faire découvrirpourquoiil est indispensable de
respecter les règles d’organisation des phrases. Ce n’est pas simplement pour se conformer à la norme ; ce n’est pas pour être « un bon garçon » ou une « gentille petite fille » ; c’est, au contraire, pour affirmer sa capacité à sortir du lot, à s’extirper du troupeau de la banalité et des lieux communs ; c’est pour avoir les moyens et l’audace de créer et de proposer des mondes oùles choux
mangent les chèvresoù les poissons volent dans le ciel, où les fleurs s’ouvrent
en plein hiver…
Il est vrai que lorsque nous nous contentons de dire des choses banales et attendues, la grammaire semble quasiment superflue - au mieux, une habitude ; au pire, une contrainte. Mais lorsqu’il s’agit d’imposer à l’autre une pensée
sortant de l’ordinaire, choquant ses convictions, alors la grammaire, dans toute
sa rigueur, devient une absolue nécessité. Ce fut bien la puissance de la grammaire qui permit à un homme de dire contre toute attente, contre le consensus général, que c’était la terre qui tournait autour du soleil et non le soleil qui tournait autour de la terre. Le nom « terre » sujet du verbe « tourner » ou bien le nom « soleil » sujet du même verbe ? La grammaire lui
donna le libre choix et le pouvoir d’être compris comme il désirait l’être. Ce sont
bien les règles grammaticales qui permettent d’affirmer que ce sont les ouvriers
qui font la prospérité d’une nation ou qu’au contraire, ce sont les patrons qui
enrichissent le pays ; les hommes qui font la cuisine ou bien les femmes qui y
sont réduites. Comprenons-nous bien, la grammaire donne la possibilité d’être
compris au plus juste de ses intentions, mais elle ne promet en aucune façon d’imposer une pensée à l’exclusion des autres. Bien au contraire, la force de la
grammaire, c’est qu’en garantissant à chacun sa libre expression, elle ouvre à un
dialogue lucide et exigeant. Dialogue et grammaire sont indissociables : la grammaire assure la qualité du dialogue, le dialogue exige une grammaire commune et forte.
Une langue qui se priverait du pouvoir de la grammaire livrerait ses énoncés aux interprétations banales et consensuelles fondées sur l’évidence, la routine et le statuquo.La grammaire permet à la langue d’évoquer contre le conservatisme ce qui n’est pas encore, mais sera sans doute un jour ; elle
permet d’affirmer contre les préjugés ce que l’on ne constate pas desuvi,siam qui se révélera peut-être juste et vrai ; elle permet d’écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler, mais que les générations à venir trouveront d’une audace magnifique. La grammaire permet de quitter le cercle étroit de nos « Alter ego » pour adresser une parole ferme et assurée à
ceux qui ne nous ressemblent pas, qui ne nous aiment pas et à qui nous le
rendons bien.
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