2Marcel YANELLI
Mes carnets
d’Algérie
3Crédits :
Couverture : Cie ZIGZAG (Affiche du spectacle "Mes carnets d'Algérie")
Textes : Marcel YANELLI
Photos : Marcel YANELLI
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Source : http://perso.wanadoo.fr/marcel.yanelli
4Préface
J'ai, en cette fin d'année 2005, 67 ans, un bail. Et j'ai toujours mal à l'Algérie de
mes 20 ans...: pas facile de me décider à franchir le pas de la publication de ces
carnets écrits en 1960/61 durant les 14 mois passés, en pleine guerre, dans un
commando de chasse...
Au vu et au su de tout le monde, j'écrivais sur des petits carnets, pendant les
opérations ou après...
Ces écrits, ainsi que les quelques 200 photos prises là-bas, sont restés longtemps
dans un coin de mon bureau. Seuls, les plus proches de ma famille les avaient lus...
Vers la fin de l'année 1999, j'en extirpais quelques pages qui parurent dans un
ouvrage édité par l'Amicale des vétérans du PCF intitulé : «La lutte des
communistes de Côte d'Or contre les guerres coloniales, Indochine, Algérie,
Vietnam » . Michel Huvet, écrivain et journaliste, en fit la présentation dans le
quotidien régional Le Bien public du 6 février 2000. Ce qu'il écrivit de mes
quelques extraits : « A lire: les carnets de Marcel Yanelli, soldat en Algérie,
témoignages sur le vif et réflexions courageuses. Voilà ce qui ferait, avec une
préface d'un historien, un livre majeur sur cette période ... ». Cette critique aurait
dû m'encourager à publier rapidement... En 2002, je me suis enfin décidé à
intégrer ces écrits dans mon ordinateur. Ce ne fut pas aisé car mes notes étaient
très serrées et fines et je dus avoir recours à une loupe... Pas aisé aussi car l'adulte
que je suis devenu était parfois tenté de gommer ou de modifier les aspects naïfs,
excessifs, ultra-sensibles ou trop intimes de mes écrits de l'époque. Ce que je me
résolus à ne pas faire.
Donc, le moment est venu de me décider.
Depuis deux ans, des extraits - choisis par elles - de ces textes sont lus par les
comédiennes de la Compagnie ZIGZAG lors de lectures/spectacles organisés içi et
là. L'émotion, la mienne bien sûr, mais aussi celle du public, est toujours au
rendez-vous. Je suis à chaque fois présent à l'issue de la représentation pour
échanger avec les spectateurs. On me pose parfois la question : « Pourquoi ces
écrits sortent seulement maintenant ? ». Oui, pourquoi? Je pense que les choses
doivent venir en leur temps, celui du mûrissement par exemple.... Ou encore celui
du sentiment aigu de la précarité du temps, surtout pour les gens de mon âge qui
5ont vécu cette période... Celui, également, du travail de mémoire, de réparation
que la France n'a pas voulu effectuer...
Que savent-ils, les jeunes d'aujourd'hui de cette guerre que l'on a longtemps
appelée hypocritement « opérations de maintien de l'ordre » ? Après les
lectures/spectacles de mes carnets, souvent des jeunes et moins jeunes viennent me
dire le silence du père, du grand-père, de l'oncle sur leur séjour en Algérie... Oui,
il y a déni de mémoire et donc absence de transmission et c'est grave... Je n'ai
pas été épargné par les ébranlements affectifs durables ou récurrents que
connaissent les anciens d'Algérie avec leurs cortèges d'émois tels que l'angoisse ou
la peur, l'agressivité, la culpabilité, la honte... Les circonstances de ma vie m'ont
conduit à effectuer une analyse, pendant sept ans... Oui, fructueuse analyse qui m'a
permis de me réconcilier avec moi-même et avec autrui... L'Etat français devrait
permettre, y compris financièrement, aux anciens d'Algérie d'accéder à une
thérapie...
Ma vie a été -est- riche de mes passions, de mon engagement militant... Riche
de mes certitudes aussi nombreuses que mes doutes, remises en cause...
Marie-Louise et moi avons donné naissance à trois garçons, aussi sympathiques
que beaux ! Déjà cinq petits-enfants, bientôt un sixième...
Mais cette guerre d'Algérie est toujours là, dans un coin de ma tête, dans mes
émotions, dans mon bien-être et mon mal-être... Comment oublier ces 30 000
soldats morts pour rien en Algérie ? Pour rien, car cette guerre était perdue
d'avance, car on ne peut rien faire quand tout un peuple est debout ! Comment
ignorer ces centaines de milliers d'algériens et algériennes morts pour que leur
pays devienne indépendant? Ces centaines de milliers de jeunes des années 50 et
60 revenus blessés à vie pour ce qu'ils ont fait, vu ou laissé faire ?
Je souhaite que mon témoignage « à vif », écrit sur place, dans ce commando où
je fus désigné (sic) volontaire, soit connu. Ô non ! Pas pour mon ego, pour ma
personne... Que suis-je ? Un passage sur cette terre ! Un passage qui aurait pu être
écourté en Algérie ( Allez donc savoir pourquoi c'est ce brave garçon - si discret,
qui m'a remplacé comme porteur de radio dans le commando - qui a été tué un
mois après mon départ d'Algérie ? ). Non, ce témoignage peut aider à sortir ma
génération du « Silence et de la honte » ( livre de B W. Sigg-psychanalyste ) dans
lesquels les responsables de cette guerre les ont enfermés. Ils leur ont appliqué la
double peine : vie saccagée plus le silence... Aucune autocritique, rien, sur les
crimes commis par la France en Algérie ( bien sûr des crimes ont été commis par
6le FLN et beaucoup de militants communistes algériens qui luttaient pour
l'indépendance ont payé de leur vie les exactions du FLN ) . Mais, moi, je parle de
ce que j'ai vu, je parle de la France, pays- n'est-ce-pas?- civilisé...
Comprenons-nous bien : faire connaître ce témoignage n'a surtout pas pour
objectif de montrer du doigt les soldats. Vous le lirez, je ne suis pas tendre avec
mes potes appelés – des gars gentils, sympathiques, mais jetés dans la fournaise de
la violence folle – qui se sont laissés aller ou que l'on a manipulé. Non, mon
objectif est de montrer du doigt les responsables de cette guerre inutile et
meurtrière, les hommes politiques qui ont dit à l'armée française : « on vous
donne carte blanche pour nettoyer tout ça, pour mater la rébellion » Et cela, il ne
faut pas le dire deux fois à ceux qui ont pour métier de gagner à tout prix les
guerres. Des hommes, des officiers et sous-officiers, ont eu le sens de l'honneur
qui ont refusé d'utiliser des moyens indignes mais ils furent peu nombreux. Les
ordres de piller, violer, tuer, torturer ont terriblement terni l'image de la France...
Quel saccage ! Quelle tristesse ! Je pense à mon bon copain qui m'a raconté,
effondré, comment un sous-officier de la Légion l'a contraint à « la corvée de
bois » : sortir un prisonnier en pleine nuit, lui envoyer une rafale de pistolet-
mitrailleur dans le dos : tentative de fuite... La vie terminée pour ce jeune algérien;
la vie anéantie pour ce jeune français qui était si jovial avant cela... Et moi, la
honte pour mon pays des droits de l'Homme...
Et double honte ou colère quand une majorité de députés de l'Assemblée nationale
ose voter une loi insistant sur « le rôle positif de la présence française dans les
colonies », une loi qui impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des
massacres allant parfois jusqu'au génocide, sur l'esclavage, sur le racisme hérité de
ce passé. Même si la protestation oblige le Président de la République à abroger
cette loi, ce vote restera significatif du refus, pour certains, de tirer les leçons de
notre Histoire.
Je suis un passionné de la vie, de la justice et de la liberté...
Je suis fils d'immigré. Né à Epinac, en Saône et Loire, car les émigrés italiens, et
polonais, des années 1920/30 étaient automatiquement utilisés pour les métiers les
plus durs et à Epinac aussi il y avait des mines. J'ai sept frères et soeurs, les deux
aînés sont nés en Italie. Nous avons vécu dans la pauvreté, mais nous avons étés
élevés dans la dignité, dans le respect des autres, de leur différence... ( Ah! Les
bagarres dans la cour de l'école de la Maladière avec ceux qui nous -mon frère
Jean et moi – traitaient de macaronis etc.. ).
7A l'âge de 15 ans, je fus éjecté du circuit scolaire ( comme tous ceux qui ont eu
leur certificat d'études, qui ont réussi leur concours d'entrée au collège moderne
Hippolyte Fontaine mais qui sont entrés directement en 5ème sans soutien
spécifique). Je me suis donc retrouvé apprenti monteur en chauffage et j'ai obtenu
mon certificat d'aptitude professionnelle à 18 ans. Bien, diraient aujourd'hui les
apôtres de la sortie de l'Ecole dès 14 ans... Sauf que c'est par beaucoup d'efforts
personnels que j'ai dû compenser mes manques de connaissances générales – et je
sais que celles qui ne sont pas acquises dès le départ, nous manquent toute la vie -
... Sauf que les métiers manuels, aujourd'hui, nécessitent de solides connaissances
de base et qu'un jeune devra changer plusieurs fois de métier dans son cursus
professionnel...
Dans l'année de mes 15 ans - en 1953, l'année de la mort de Staline -, j'ai adhéré au
Parti Communiste Français. Naturellement. Parce que mes parents étaient devenus
communistes et que les idées de solidarité, de justice, de liberté, de partage, de
respect mutuel étaient mon pain quotidien et étaient attachées à l'idée, l'idéal,
communiste. Naturellement. Parce que, à cette époque, seulement quelques années
après la fin de la 2ème guerre mondiale, le nom de Staline était associé à
Stalingrad, la fin de l'avancée irrésistible des armées nazies; en fait, le tournant
décisif de cette terrible guerre... Naturellement, nous étions tous persuadés que le
socialisme allait se propager partout dans le monde.
Staline, « le petit père des peuples » ... ! Il fallut bien déchanter quand nous
eûmes enfin connaissance des terribles crimes de Staline, du stalinisme en fait,
conséquences inouïes du dévoiement de l'idée communiste : nous ferons ton
bonheur malgré toi, contre toi s'il le faut et nous utiliserons « la dictature du
prolétariat » pour conserver le pouvoir... L 'histoire a montré jusqu'où de telles
perversions pouvaient mener. En France, il a fallu tirer les leçons de ce sinistre
détournement de l'idée communiste...
Car, oui, j'y crois plus que jamais à celle-ci... : un monde plus humain, solidaire,
produisant de l'en-commun et permettant le libre développement de chacun-e-,
comme condition du libre développement de tous... Tirer les leçons de la
conception même du pouvoir, pour que la volonté du peuple ne soit pas détournée
par les gens en place ce qui suppose que l'intervention citoyenne s'exerce en
permanence, pas seulement par le vote.. . Je pense-là, à la si juste expression d'un
lord anglais : « Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument »
Faire que la démocratie représentative soit portée par la démocratie active,
participative...
8 J'en ai tiré au mieux les leçons quant à ma conduite personnelle, dans mon
militantisme comme dans la vie de tous les jours. Oui la différence me dérange et
vive la différence ! C'est elle qui me fait progresser, pas l'uniformité, pas le
consensus mou ! Mes camarades m'ont demandé d'être candidat du PCF à
différentes reprises. C'est ainsi que je me suis retrouvé élu du suffrage universel au
Conseil municipal de Dijon de 1983 à 1995 et au Conseil régional de Bourgogne,
de 1986 à à 1992. J'ai eu, j'ai, des adversaires politiques, c'est normal qu'en
démocratie, des conceptions s'opposent. Des adversaires, que j'ai toujours
respectés, ils peuvent l'attester. Mais certainement pas des ennemis. Vous le
comprendrez en lisant ces carnets,la violence physique, morale est anéantissante
pour ceux qui la subissent, avilissante pour ceux qui la pratiquent. Je la réfute, la
refuse... Même si j'ai combattu et combattrai sans faille les intégrismes, les
totalitarismes. Et je veille, à la place qui est la mienne, particulièrement à ce que le
sens de mon engagement politique ne soit pas détourné.
Je suis un passionné de la vie. Toujours un peu Don Quichotte, à vouloir
conquérir le beau, le vrai et le juste, à rester un utopiste... concret ! Toujours au
rythme de mes doutes et émotions ( Ah! Ma mère, toujours entre rire et larmes,
toujours appliquée à concrétiser ses idées généreuses... ) . Je suis ainsi et je le reste.
J'étais contre cette guerre faite à tout un peuple.
D'autres soldats ont préféré déserter. Pour moi, il n'en était pas question. Mon frère
Jean plus âgé que moi, a été de ces quelques dizaines de soldats à refuser de partir
en Algérie. Il fut, lui aussi mis en prison et, ensuite, emmené malgré lui, là-bas .Il
avait écrit au Président de la République pour motiver son refus. Extraits:
« Étant désigné pour servir en Algérie avec le contingent, j'ai l'honneur de vous
faire connaître mon refus de prendre les armes contre le peuple algérien qui
lutte pour la liberté et l'indépendance de son pays. Ce n'est pas par indiscipline,
ni désobéissance que je prends une telle décision... Nous pouvons lire dans les
lignes de la Constitution française dont vous êtes le protecteur: « le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes » ... Je ne veux pas devenir un assassin à la
solde d'une poignée de colonialistes... Je tiens à préciser, Monsieur le Président,
que je veux être un bon soldat de l'armée française et je suis prêt à défendre ma
patrie si elle est attaquée par qui que ce soit.. »
Appelé en Algérie, je n'y suis pas allé pour faire la guerre mais pour gagner mes
compatriotes à la conscience que cette guerre n'avait rien à voir avec les intérêts
9de la France. Le moment était venu pour moi, comme pour d'autres jeunes
communistes ou chrétiens, non de refuser de partir, mais de me retrouver avec les
gars du contingent -les appelés-pour faire mon travail de militant de la Paix en
Algérie. Cette dernière ne pouvait survenir que si les appelés aussi comprenaient
les véritables enjeux de la « pacification ». J'ai vu récemment un film à la
télévision sur cette guerre en Algérie. Un communiste disait : « Nous ne faisions
que protester » ; Oui, mais pas seulement... Il a fallu beaucoup discuter avec les
gars... Pas facile car l'idée que l'Algérie devait rester française était fortement
majoritaire parmi les jeunes, au départ... Pas facile car ils étaient manipulés,
conditionnés... ( Par exemple : opération en hélicoptère, les bananes. Arrivée sur
un camp de nomades, sur les hauts plateaux. Dans le fracas des hélices il fallait
sauter sur le sol, des coups de feux partout. De quoi être effrayé: fouillez!
Détruisez tout ! La peur n'aidant pas à la sérénité, les gars s'exécutaient... Mais
pour apprendre plus tard que les coups de feux en question venaient exclusivement
des officiers et sous-officiers... Oui mais le mal était fait et, pour ne pas avouer sa
peur, il fallait justifier les destructions comme un mal nécessaire.. ) Pas facile, car
dans ce commando, il m'a fallu du temps pour me faire accepter aussi comme
communiste, opposé à cette guerre; du temps pour prendre confiance en moi, pour
être moi-même... Et ainsi me faire comprendre et, pour le moins, respecter...
Je souhaite que mon témoignage écrit à vif, en situation, il y a quelque 44, 45
ans, contribue à ce que le voile se lève sur cette guerre.
La torture. Pendant très longtemps, la vérité officielle a été qu'il n'y avait pas eu
de torture systématique de la part de l'armée française. Le général Aussaresses a
avoué la pratique de la torture, mais, hélas, pour la justifier. D'autres disent que si
c'était à refaire, ils le referaient. C'est inacceptable, c'est une répétition de l'odieux !
Mais, je pense que le problème posé n'est pas seulement « pour ou contre la
torture ». Il serait vite tranché : la France du pays des droits de l'Homme ne peut
que condamner nettement une pratique ignoble, indigne. Non, le problème est au-
delà... Hervé Bourges l'a très bien dit : « Le crime commis dans un camp n'excuse
pas le crime commis dans l'autre camp. Mais, le crime commis dans mon camp,
moi, j'en suis responsable ».
Le problème est de savoir pourquoi l'Etat n'a pas joué son rôle en ne permettant
pas que le travail de vérité et de mémoire se fasse. Celui-ci reste à faire. Il n'en est
que temps.
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