Peut-on faire de la traduction juridique ? Comment doit-on l’enseigner  ?
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Article« Peut-on faire de la traduction juridique ? Comment doit-on l’enseigner ? » Michel SparerMeta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal, vol. 47, n° 2, 2002, p. 266-278. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante :http://id.erudit.org/iderudit/008014arNote : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.htmlÉrudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documentsscientifiques depuis 1998.Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Document téléchargé le 20 September 2011 01:00Peut-on faire de la traduction juridique?Comment doit-on l’enseigner ?michel sparerDirecteur des Communications à l’Office des Professions du Québec,Québec, CanadaRÉSUMÉCet article de 2002 est une occasion de formuler quelques considérations sur la compré-hension de ce qu’est ou devrait être la traduction juridique et sur la formation des tra-ducteurs et traductrices. Il s’agit de répondre à bien ...

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« Peut-on faire de la traduction juridique ? Comment doit-on l’enseigner ? »  Michel Sparer Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal, vol. 47, n° 2, 2002, p. 266-278.    Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/008014ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca  
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Peut-on faire de la traduction juridique ? Comment doit-on l enseigner ?
michel sparer Directeur des Communications à l Office des Professions du Qu é bec, Qu é bec, Canada
R É SUM É Cet article de 2002 est une occasion de formuler quelques consid é rations sur la compr é -hension de ce qu est ou devrait ê tre la traduction juridique et sur la formation des tra-ducteurs et traductrices. Il s agit de r é pondre à bien des questions ou pr é jug é s : peut-on traduire des textes juridiques ? Faut-il ê tre juriste pour le faire ? Les cours de traduction juridique dispens é s au premier cycle sont-ils suffisants pour qu une personne puisse s engager dans cette activit é en tant que professionnel ? Le droit canadien est ici exprim é en deux langues. Mais le Canada et le Qu é bec sont au confluent de deux traditions juridiques ; un contexte o ù l on a deux vocabulaires juri-diques : un vocabulaire juridique civiliste bilingue et un vocabulaire juridique bilingue de common law . Ce qui fait quatre vocabulaires juridiques. De plus, les langues é voluent : il existe autant de chances d ’é tablir un lien parfait et stable entre deux termes que de passer d une montgolfi è re à une autre en marchant sur une corde tendue entre les deux nacelles. Au del à de cette complexit é , il est aussi essentiel d amener les futurs traducteurs ou traductrices à comprendre ce qui se passe dans l esprit du juriste qui a con ç u le texte à traduire, selon la tradition juridique dont il est issu. Faut-il faire une ma î trise orient é e en traduction juridique pour pouvoir toucher à  ce domaine ? La formation en traduction juridique telle qu on la conna î t actuellement est-elle ad é quate ? Malgr é  les pr é alables impos é s pour l acc è s à ce genre de cours, le programme de premier cycle en traduction devrait consacrer plus de temps à la traduction juridique. ABSTRACT This article in 2002 provides the opportunity to formulate a few considerations regarding the comprehension of what is, or should be, legal translation and how translators are trained to cope with such translation. It is an attempt to address certain issues or biases found in questions such as: Can legal texts be translated? Should one be a trained legal specialist to do such translation? Are undergraduate university courses sufficient for pre-paring translators in this field? Canadian law is expressed here in two languages. But Canada and Qu é bec are home to two traditions of law, hence a context with two legal vocabularies: a bilingual civil law vocabulary and a bilingual common law vocabulary, in all four specialized vocabularies. Like all things, languages evolve. Finding a perfect and stable equivalence linking two terms in French and English is a daunting task that in the absolute, smacks of the impossible. Besides systemic complexity, legal translators must understand the workings of the legal mind that composes texts to be translated and how this occurs in a specific legal tradition. Would a master s degree with a speciality in legal translation suffice? Despite the prerequisites for taking such a course, undergraduate translation courses should allot more time to legal translation. MOTS-CL É S/KEYWORDS common law , Canada, formation des traducteurs juridiques, vocabulaire juridique
Meta, XLVII, 2, 2002
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Introduction À l origine du pr é sent volume, on trouvera sans doute la conjonction deux traits de caract è re : la vision du pr é curseur, celle de Wallace Schwab et le sens de la continuit é , qui m a pouss é  à lui proposer en 2000 de donner une suite à un num é ro collectif de Meta sur le m ê me sujet paru en 1979 à l initiative alors du professeur Jean-Claude G é mar. Notre d é marche 23 ans plus tard porte à  deux hypoth è ses : soit le sujet est riche soit nous serions rest é s bloqu é s quelque part dans le pass é , comme dans un film de Zemeckis. Nous pr é f é rons bien s û r la premi è re hypoth è se ; la seconde nous rejoindra bien un jour. En 1979, puis au fil de plus de 25 ans d enseignement de la traduction juridique à  l Universit é , nous avons avanc é  l id é e que traduire des textes juridiques serait, en th é orie du moins, un pari impossible. C ’é tait le temps d un d é bat qui portait à s in-terroger, en 1981, sur la st é r é ophonie l é gislative et les risques de la haute infid é lit é . Mais en m ê me temps, nous nous sommes efforc é s de tracer des routes pour surmon-ter ou pour contourner l obstacle th é orique. « Il suivait son id é e. C ’é tait une id é e fixe et il é tait surpris de ne pas avancer. » disait Jacques Pr é vert. Chemin faisant, nous avons cr éé des mani è res de voir autrement, des outils pour comprendre, pour concevoir, pour exprimer et pour traduire des textes juridiques. Restent bien s û r de grandes questions quant aux concepts, aux m é thodes, que nous n é puiserons pas non plus dans ce deuxi è me num é ro th é matique. Cet article de 2002 est une occasion de mettre pied à terre et de formuler quel-ques consid é rations que nous croyons utiles sur la compr é hension de ce qu est ou devrait ê tre la traduction juridique d une part, et sur la question de la formation des traducteurs et traductrices d autre part. Il s agit de r é pondre à bien des questions ou pr é jug é s : peut-on traduire des textes juridiques ? Faut-il ê tre juriste pour le faire ? Les cours de traduction juridique dispens é s au premier cycle sont-ils suffisants pour qu une personne puisse s engager dans cette activit é en tant que professionnel ? Les points que nous é voquons sont l à pour illustrer ce qui, à notre avis, devrait figurer dans un tel cours pour une formation ordonn é e de nos é tudiants et é tudian-tes. Par ailleurs, si notre propos est centr é sur la traduction, nous sommes convaincus qu il peut s adresser aussi aux juristes qui sont associ é s à la pr é paration de la l é gisla-tion bilingue.
I. Caract é ristiques de la traduction juridique Attardons-nous à  rappeler quel est le champ de cette activit é  et notamment ce qui caract é rise la dualit é  juridique canadienne. Nous le ferons rapidement, certains autres articles é voquant d é j à ces concepts. Notre article d aujourd hui n est pas pour autant un cours de traduction juridique.
A) Le champ de la traduction juridique En traduction juridique, on peut d é nombrer cinq ou six domaines principaux. D abord, la l é gislation. C est-à -dire les lois et les r è glements. Au Canada, cette activit é  touche la l é gislation f é d é rale, mais aussi celle du Qu é bec, du Nouveau-Brunswick ou du Manitoba et dans une certaine mesure, celles d autres provinces ou
peut-on faire de la traduction juridique ? comment doit-on l enseigner ? 267 territoires. En effet, la constitution du Canada pr é voit que certains parlements doivent é dicter leurs lois en fran ç ais et en anglais. C est une condition formelle de validit é de la l é gislation de ces parlements. Ensuite, la traduction juridique s applique à certains jugements. Notons au pas-sage que lorsqu on dit au Qu é bec que la justice est bilingue, cela ne signifie pas que tout est traduit. Cela signifie simplement que chacun peut s adresser aux tribunaux dans la langue officielle de son choix et que les juges peuvent, selon le cas, rendre leurs jugements en fran ç ais ou en anglais. Toutefois, certains tribunaux comme la Cour supr ê me, traduisent syst é matiquement leurs jugements. La traduction juridique s attache é galement aux domaines des contrats, de forme plus libre, et qui en principe peuvent ê tre r é dig é s en toute langue. En nous é loignant un peu des textes qu on pourrait qualifier de normatifs, il arr ve qu on i  ait à  traduire des textes de doctrine, notamment des volumes ou des articles ou encore à  traduire des documents à  teneur juridique, des actes, des rap-ports ou des instruments divers. Enfin, plus loin encore de la pratique classique de traduction juridique, on ne saurait oublier l activit é des interpr è tes qui agissent par exemple devant les tribunaux. On le voit, la traduction juridique s attache à plusieurs types de textes. Celui ou celle qui s engage dans cette activit é doit ê tre conscient du fait que tous ces textes ne sont pas de m ê me nature et qu il faut en conna î tre les diff é rences pour pouvoir accorder à chacun un traitement appropri é . La loi est en fait un texte assez pauvre, principalement articul é autour du « peut » et du « doit » , passablement rigide et qui ob é it à des habitudes et à un certain forma-lisme. Le jugement est un texte plus discursif, au moins dans les pays de tradition bri-tannique. On y d é crit une situation pour faire ensuite une sorte de dissertation sur le droit qui aboutit à une d é cision. Les textes contractuels pour leur part, ressemblent un tant soit peu à la loi en ce qu ils é noncent essentiellement une s é rie de r è gles, avec plus de latitude toutefois quant à la forme. B) Caract è re de la dualit é juridique canadienne Revenons un peu sur cette r é alit é , car il semble qu elle ne soit pas toujours bien comprise. Dans l esprit de plusieurs, la dualit é canadienne, dans son expression juri-dique, se r é sume vaguement au bilinguisme des lois. La r é alit é est plus riche et plus complexe. Certes, le droit canadien est ici exprim é en deux langues. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le Canada est lui-m ê me au confluent de deux traditions juridiques et non pas seulement le rendez-vous, le point de contact de deux langues. Il est aussi et surtout le foyer de deux cultures principales. Ainsi quand on traduit de l anglais au fran ç ais, on change de langue mais on ne change pas de syst è me juridi-que. On n aboutira pas à faire d un texte de common law r é dig é en anglais un texte de droit civil r é dig é  en fran ç ais. Il n y a qu une loi, m ê me si elle s exprime en deux langues. C est de tout cela qu il faut parler dans un cours de traduction juridique si on veut que nos é tudiants et é tudiantes sachent o ù ils mettent les pieds.
268 Meta, XLVII, 2, 2002 1) Deux syst è mes juridiques Notre droit canadien et principalement notre droit qu é b é cois, sont en effet marqu é s par la coexistence de deux syst è mes juridiques issus de deux traditions contrast é es : le droit anglais ou common law  et le droit fran ç ais, aussi d é sign é  à  cette fin par les expressions droit romano-germanique ou tradition civiliste, selon les contextes ou les auteurs. Ces deux syst è mes ou traditions illustrent avant tout deux fa ç ons de voir la soci é t é et la loi. Dans le syst è me britannique et pour sch é matiser, on voit le reflet d une pr é f é -rence pour une soci é t é  lib é rale de droit immanent o ù  la loi é crite tiendrait un r ô le limit é . Alors que dans le syst è me juridique de type fran ç ais, on con ç oit que la loi puisse se m ê ler de r é gler assez largement la plupart des aspects de la vie. Le syst è me britannique fait naturellement une place importante aux tribunaux, gardiens des droits et libert é s. La loi, d è s sa conception, tient compte de l interpr é ta-tion que ces tribunaux pourraient lui donner ; interpr é tation restrictive donc lorsque la loi restreint les droits ou é tablit des obligations, interpr é tation plus large lorsque la loi est attributive de droits et de garanties pour les libert é s. Le r ô le des tribunaux est donc important dans ce syst è me. Ce n est pas la m ê me situation en syst è me fran ç ais ou romano-germanique, o ù les tribunaux jouent un r ô le moins actif et ne sont pas un « interlocuteur »  aussi important pour le l é gislateur. La jurisprudence n y tient pas le m ê me rang dans les sources du droit. Et si on peut, tout comme en syst è me britannique, concevoir des r é ponses l é gislatives à  la jurisprudence, cela ne place pas pour autant les tribunaux de droit fran ç ais sur le m ê me pied d influence que les tribunaux des r é gions de droit britannique. En terrain de droit fran ç ais, le dialogue du l é gislateur et du juge n est pas du m ê me niveau qu en tradition juridique britannique. On constatera d ailleurs qu en France et dans l Europe continentale en g é n é ral, les jugements sont des textes assez lapidaires. Ils sont loin des d é veloppements beaucoup plus amples qu on con-na î t ici en Am é rique du Nord o ù l on voit le juge exprimer plus g é n é reusement ses id é es, ses opinions, ses h é sitations m ê me, avant de conclure et trancher. Voil à d é j à une caract é ristique importante qu il convient de livrer à nos é tudiants et é tudiantes en traduction juridique. Tout cela m é riterait bien s û r beaucoup de nuances, nuances que nous d é veloppons dans notre cours. La loi est alors, pour sch é matiser, un peu comme un coffre à outils ; les uns, de tradition fran ç aise, consid é rant qu il s agit d instruments qu ils utilisent volontiers, de fa ç on naturelle, alors que les autres, de tradition britannique, estiment qu il s agit d outils dont on ne ert tionnellement, lorsqu on y est oblig é ; par exem-se s qu excep ple en cas de panne de courant. Il est certain que lorsque vient le moment de d é crire ces outils, leur utilit é , et de leur trouver une place dans l atelier, cela fait une bonne diff é rence. Toute comparaison est bien s û r boiteuse. C est un peu la m ê me chose lorsqu il s agit de savoir si on est en face d un texte con ç u comme un mode normal d organisation sociale, appliqu é  et donc interpr é t é  de fa ç on large (conception fran ç aise) ou si, (comme en tradition britannique) on est en face d un texte dont on veut limiter l application en consid é rant la r è gle comme un rem è de à  un probl è me particulier, un rem è de qui serait ponctuel, presque exceptionnel ou m ê me anormal. Il est clair que ces diff é rences teinteront fortement la forme et la compr é hension du texte de d é part, notamment quant à sa port é e et influenceront la fa ç on de r é diger dans la langue d arriv é e.
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La fa ç on empirique qu a le syst è me anglais d accoler des r è gles ponctuelles et correctives, en se refusant à de grandes fresques « programmatoires » comme en fran-ç ais, produit des textes qui sont aussi diff é rents que les jardins à l anglaise le sont des jardins à la fran ç aise. Le texte y est aussi libre et parfois aussi tortueux que la nature elle-m ê me. Priorit é  à la r é alit é . Une autre image peut illustrer cette diff é rence. On a construit depuis 40 ans des campus universitaires é tendus, avec de grandes avenues perpendiculaires pr é vues sans doute pour les voitures et qu on a bord é es de trottoirs pour les é tudiants qui, eux, sont souvent à  pied. Ils devraient donc suivre les rues, l à  o ù  des sentiers plus directs, tout en diagonales, leur auraient permis de se rendre plus rapidement d un pavillon à  l autre. On devine ce qui s est produit : des sentiers se sont rapidement trac é s dans l herbe des terre-pleins rectangulaires ; les pi é tons avaient naturellement d é cid é d aller au plus court. Sans vouloir caricaturer, observons ce qui se passe dans l une et l autre culture. Dans l une, on tire les cons é quences de la r é alit é  et on r é am é nage les sentiers pour pi é tons, l à  o ù  ces derniers ont d é cid é  de passer. Dans l autre culture, les pi é tons devront, pour faire la m ê me chose, enjamber quelque pancarte o ù  on aura é crit : « D é fense de passer » , « Il est interdit de marcher sur l herbe » , etc. Dans un cas, en culture anglaise, la r é alit é prime le droit, elle am è ne à adapter les r è gles en place ; dans l autre, en culture fran ç aise ou romano-germanique, le droit pr é c è de volontiers la r é alit é  et pr é tend m ê me la contraindre, parfois au-del à  de ce qui est imm é diatement n é cessaire pour l ordre de la soci é t é . Cela dit, les textes juridiques passent pour ê tre complexes ; qui n a pas entendu plaisanter ou pester à ce sujet : « Un juriste vous répond et vous ne comprenez déjà plus votre propre question. » Cela ne tient pas qu ’à la complexit é des concepts et raisonnements ; la m é thodo-logie de m ê me que les habitudes du milieu contribuent à  cette complexit é . Pour autant, ce n est pas une exclusivit é du domaine juridique. « J ’é cris pour compliquer la vie. » nous dit Jerzy Andrzejewsky. « J ’é cris pour  savoir comment j ’é cris. » semble lui r é pondre Alberto Moravia. 2) Des cultures et du droit Le param è tre culturel nous revoil à en 1979 est trop souvent m é connu lorsqu il est question de droit ou de traduction. La culture est en effet fondatrice de bien d autres choses habituellement situ é es dans d autres champs de la connaissance. On ne saurait parler utilement du bijuri-disme canadien sans é voquer l enracinement dans leurs cultures d origine des deux traditions juridiques que nous connaissons. Le droit ayant pour objet de r é gir l orga-nisation et les comportements dans la cit é , les r é flexes culturels qui d é terminent le comportement spontan é des personnes ne sauraient lui ê tre é trangers. En fait, le droit est un instrument, une pr é sentation ou une codification des valeurs de la soci é t é , une illustration des valeurs que nous avons tir é es des religions par exemple. Encore une fois, pour situer la traduction juridique dans son v é ritable cadre, constatons que le droit reste intimement li é aux cultures et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, le droit est attach é  à un territoire et, à ce titre, il est influenc é , voire enracin é dans la culture du lieu.
270 Meta, XLVII, 2, 2002 En deuxi è me lieu, le droit repose en principe sur un consensus sur la mani è re d organiser et de faire vivre la cit é . Ce consensus est politiquement d é gag é et exprim é par des institutions, des lois et des d é cisions d ’É tat. En cela, le droit est donc second, il est d é termin é par une culture ; il lui est m ê me ancillaire. En troisi è me lieu, le droit est d abord et indissociablement li é  aux questions locales ou priv é es, ce qui correspond ici grosso modo au droit civil qui r é git princi-palement les personnes, les biens et les obligations. Dans ce domaine au moins, le droit n invente pas grand chose et ne fait que traduire des valeurs, des coutumes et le bon sens tel qu il est v é cu à  travers les é poques et les moments par des gens, des familles, et par l ’é conomie, ne l oublions pas. En quatri è me et dernier lieu, le droit est li é  à la culture en ce qu il s exprime dans des mots et des raisonnements que les gens doivent comprendre pour pouvoir con-na î tre et appliquer les r è gles. Si le droit peut ê tre d é terminant, il reste donc dans l ordre des moyens. Cela aussi, nos é tudiants et é tudiantes devraient en ê tre instruits. Rares mais brillants sont les cas o ù  le droit a r é ussi à  devancer la culture. Pen-sons au domaine de l assurance automobile au Qu é bec o ù le l é gislateur a install é en 1978 un r é gime public d indemnisation sans é gard à  la responsabilit é . Auparavant, les tribunaux é taient constamment appel é s à trancher des situations d accident dans le simple but de d é terminer qui é tait le responsable. Depuis 1978, on paye sans cher-cher qui est responsable de l accident ayant entra î n é le dommage corporel. En proc é -dant ainsi, la loi n a fait qu interpr é ter une aspiration sociale fond é e avant tout sur les valeurs de solidarit é et de compassion, caract é ristiques tout à fait remarquables de la soci é t é  et de la culture qu é b é coises et de l esprit pratique nord-am é ricain puisque ainsi, on é vite les frais, les incertitudes et les d é lais inh é rents au recours aux tribunaux. C est un exemple frappant du droit qui se place à l avant-garde, en é claireur de l ’é volution des esprits, pour traduire de fa ç on articul é e et originale de grandes vertus culturelles. À  d é faut de tenir compte des param è tres sociaux ou culturels, la r é dactrice, le r é dacteur, et avec eux les traducteurs et traductrices courent le risque de se couper de leur public cible. Et la loi, texte juridique et de communication, restera sans effet ou encore sera mal comprise, ce qui est é videmment p é rilleux pour l ordre social. Assez parl é de culture, revenons à d autres aspects caract é ristiques de la traduc-tion juridique. 3) Deux langues, quatre vocabulaires De la m ê me mani è re que nous avons d é nombr é deux cultures et deux syst è mes juri-diques, le Canada compte é galement deux langues officielles dans lesquelles s expri-ment le droit du Parlement f é d é ral et celui de certains Parlements provinciaux ou territoriaux. La traduction des lois est une pratique d é licate puisque, comme on vient de le voir plus haut, elle s inscrit dans un contexte o ù  l on a un vocabulaire juridique civiliste bilingue et un vocabulaire juridique bilingue de common law . Ce qui fait deux vocabulaires juridiques en fran ç ais et deux vocabulaires juridiques en anglais. La traduction juridique met donc en sc è ne beaucoup plus que le droit et la lan-gue à proprement parler. En fait, elle comporte nombre d enjeux sur lesquels on doit attirer l attention de nos é tudiants et é tudiantes.
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II. Enjeux de la traduction juridique On peut distinguer grosso modo des enjeux politiques et des enjeux m é thodologiques.
A) Les enjeux politiques La traduction juridique est un instrument qui contribue à  maintenir symbolique-ment en é quilibre une soci é t é partag é e en deux langues officielles. C est ainsi qu on a pu expliquer l obligation de traduction syst é matique ou, plus exactement, le bilin-guisme syst é matique des lois f é d é rales, qu é b é coises et autres. Plusieurs ont pens é , au Manitoba par exemple, que ce bilinguisme arrivait trop tard pour aider les minorit é s de langues officielles. Des juristes francophones ont m ê me laiss é entendre qu ils ne seraient pas port é s à invoquer le texte fran ç ais des lois de telle ou telle province et ce, pour des raisons pratiques. Ces raisons sont parfois contredites par certains succ è s du programme d administration de la justice dans les langues officielles ou par les progr è s dus aux remarquables efforts de l Universit é de Moncton sous la conduite notamment de G é rard Snow, Michel Bastarache et d utre a s. La traduction juridique est un enjeu au plan de la symbolique, mais aussi au plan des batailles et des revendications politiques. Nombre de ces batailles men é es par des minorit é s linguistiques portent, hors du Qu é bec, sur les exigences de bilin-guisme dans les textes l é gislatifs ou encore devant tribunaux judiciaires. Il n y a pas que des batailles ou des enjeux symboliques avec leurs r é sonances politiques ; sur le plan pratique on doit remarquer que la traduction juridique a per-mis à certains é gards de mettre à la disposition d une soci é t é bilingue des textes n é -cessaires à  son organisation et à  son fonctionnement. Sans oublier l effet des pratiques de traduction juridique jusque sur la fluidit é  des é changes é conomiques, en rendant disponibles des instruments juridiques compr é hensibles par les int é res-s é s, de part et d autre de la barri è re des langues.
B) Les enjeux m é thodologiques Tout aussi importants que les enjeux politiques, les enjeux de m é thodologie qui s at-tachent à la traduction juridique m é ritent grande attention, d è s la conception d un cours de traduction juridique. Dans ce domaine, les d é fis sont multiples. Il ne s agit pas seulement de trans-planter une terminologie pr é cise au fil de phrases ordinaires ou classiques. En tra-duction juridique on a affaire à des op é rations complexes et techniques. En amont du transfert Il s agit de comprendre le texte de d é part, non seulement dans ses mots, mais aussi et surtout dans sa port é e. Il faut reconna î tre toute sa port é e, mais rien que sa port é e. Une loi bilingue ou un contrat ne sont pas deux lois ou deux contrats ; il s agit, encore une fois, d un seul texte en deux langues. Par ailleurs, le texte juridique est con ç u avant tout pour contraindre, permettre ou provoquer des comportements. La loi, par exemple, a principalement pour objet de cr é er des droits ou des obligations. Ces obligations sont en quelque sorte des
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limites ou des contraintes aux valeurs ou aux libert é s des gens. En tradition britanni-que par exemple, la port é e de ces obligations sera donc scrut é e non seulement par le l é gislateur qui les é dicte, mais aussi par les tribunaux qui les appliquent, les interpr è -tent ou en contr ô lent la validit é . Or, dans un syst è me ainsi orient é , la volont é  de contr ô ler la port é e des lois ou l action du l é gislateur a souvent abouti à l apparition de r è gles particuli è res d inter-pr é tation des textes. Face à de telles clefs d interpr é tation, le traducteur ou la traduc-trice doivent consid é rer que le texte de d é part a é t é con ç u non seulement en fonction de son objet, mais aussi en fonction de la fa ç on dont il sera interpr é t é par des tribu-naux. Dans un tel contexte, l entendement des textes juridiques ne peut s appuyer enti è rement sur le sens ordinaire des mots ou sur la fa ç on ordinaire de construire les textes. Il s agit de comprendre ce qu a voulu dire le r é dacteur, la r é dactrice en termes d effets de droit, sans pouvoir s appuyer totalement sur le sens courant des mots. On comprend d è s lors, pourquoi il faut amener les é tudiants et les é tudiantes à s impr é -gner de la culture juridique, car c est bien de cela qu il s agit, pour comprendre le sens exact du texte de d é part. S agit-il, d un texte qui a é t é  con ç u pour s appliquer dans un syst è me o ù  il recevra une interpr é tation lib é rale ou, au contraire, dans un syst è me o ù  les r è gles sont interpr é t é es restrictivement, n ayant alors que le rang de rem è des ponctuels s appliquant à des situations particuli è res ? Il faut le savoir. Et donc le dire clairement à nos é tudiantes et é tudiants. La pr é -paration des traductrices et traducteurs passe donc par la connaissance des pr é misses philosophiques, sociologiques et historiques, mais aussi m é thodologiques du droit et ce, avant m ê me qu il ne soit question de traduction. C est la raison pour laquelle il est essentiel d amener les futurs traducteurs ou traductrices à conna î tre et à comprendre ce qui se passe dans l esprit du juriste qui a con ç u le texte à  traduire. Certes, la connaissance de la terminologie bilingue est importante, mais il faut aussi d é velopper la sensibilit é de nos é tudiants et é tudiantes à la diff é rence qui existe dans la mani è re de r é diger, de formuler ou de comprendre un texte selon la tradition juridique dont il est issu. Cela non plus ne s invente pas. Le transfert du sens La seconde op é ration complexe est bien é videmment celle du transfert du sens, qui suppose une autre s é rie de comp é tences. Cela va jusqu ’à  l int é r ê t par exemple de conna î tre, d une langue à  l autre, d un syst è me à l autre, d une culture à l autre, la limite du dit et du non-dit. Cette limite varie selon les cultures. Andr é Gide ne disait-il pas que « Ce qui est le plus pr é cieux en nous est ce qui reste informul é » ? D autres on dit plus r é cemment qu en mati è re juridique, le non-dit n est pas du non-droit. Cela demande aussi d ’ê tre initi é  et à  la compr é hension et au maniement des phrases longues, tr è s fr é quentes dans les textes juridiques r é dig é s en anglais. Il faut aussi avoir r é fl é chi à l attitude que les uns et les autres peuvent avoir quant à la d é -duction, aux associations d id é es, etc. Sans abuser des extrapolations, on peut dire que tout cela touche aux r é flexes culturels, voire à  l imaginaire des communaut é s auxquelles s adressent les textes de d é part et d arriv é e. En fait, l objectif est d amener nos é tudiants à  ê tre capable de produire un texte d arriv é e qui ressemble le plus possible à un texte r é dig é spontan é ment dans la langue d arriv é e. De la m ê me mani è re, il faut en fin de compte que les utilisateurs de ces
peut-on faire de la traduction juridique ? comment doit-on l enseigner ? 273
textes les comprennent naturellement, de mani è re à en tirer les m ê mes cons é quences dans l une et l autre langue, en termes de droit, d obligations et de comportement. C est dans ce dernier aspect que r é sident l essentiel des attentes, de m ê me que le r é sultat id é al et n é cessaire à la fois de la traduction juridique. Aspects s é mantiques Il existe é galement une difficult é  suppl é mentaire : comment s assurer de la concor-dance exacte entre les termes qu on voudra mettre en correspondance ? Il existe à cet é gard au moins quatre types de contraintes. D abord, et sur un plan synchronique, le champ s é mantique des termes qu on pourrait mettre en parall è le d une langue à  l autre n est pas toujours exactement le m ê me. Mais cela n est pas particulier à la langue juridique. Ensuite, et sur un plan diachronique, l ’é volution des deux termes ainsi arrim é s ne sera peut-ê tre pas la m ê me dans les deux langues. Ce qui aura é t é une correspon-dance exacte à un moment donn é ne le sera peut-ê tre plus quelque temps apr è s. On se souviendra que la loi est un texte permanent dont les mots restent, alors que dans la langue courante, ils acqui è rent pendant ce temps d autres nuances, d autres sens. L à encore, ce n est pas particulier au bilinguisme juridique. Troisi è me type de contrainte, et c est l à  que tout se complique, la loi, d è s sa r é daction, donne parfois à  des mots des sens diff é rents de celui qu ils ont dans la langue courante et ce, par l interm é diaire de d é finitions qui peuvent d ailleurs varier pour un m ê me mot d une loi à l autre. Nous pouvons alors avoir affaire à deux ou quatre sens pour un m ê me mot. D abord le sens que lui donne la langue courante dans les deux langues concern é es ; ensuite le sens particulier qu on voudrait lui don-ner par la d é finition qu on en fait dans la loi elle-m ê me bilingue. Ce qui peut donner jusqu ’à quatre sens. Sans compter les variations é ventuelles du sens courant dans les deux langues concern é es Un autre facteur de variation sera le sens que les tribunaux donneront aux mots, en plus du sens courant et de ce qu on serait port é  à comprendre des d é finitions. Les tribunaux pourront apporter des nuances qui feront autorit é par la force de la juris-prudence. Voil à  donc beaucoup de param è tres flottants qui commandent d ’ê tre un tant soit peu au courant des aspects particuliers du droit lui-m ê me et de ses m é thodes tout aussi particuli è res. Compte tenu de l ensemble de ces contraintes, il est utile de pr é venir nos é tu-diants qu il existe autant de chances d ’é tablir un lien parfait entre deux termes que de passer d une montgolfi è re à  une autre en marchant sur une corde tendue entre les deux nacelles. On comprend que ce doit ê tre un moment rare, un peu comme le moment o ù , dans un regard, deux ê tres se rejoignent et o ù , comme le dit Alfred de Musset, « Il n est pas besoin de lire ce que disent les l è vres quand on é coute les c œ urs se r é pondre. » Combien de temps cette corde tendue entre les deux nacelles conser-vera-t-elle son inflexible tension ? « Il n est pas certain que tout soit certain. »  nous dirait Blaise Pascal. Un autre, Diog è ne La ë rce, nous dirait que « Le vrai n est pas plus s û r que le probable » . Bertrand Russell ach è verait de nous d é router, lui qui a dit que « Ce que les hommes veulent en fait, ce n est pas la connaissance, c est la certitude. »
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