Un point sur les premiers travaux sociologiques français à propos des sans-domicile fixes - article ; n°1 ; vol.30, pg 95-109
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Description

Sociétés contemporaines - Année 1998 - Volume 30 - Numéro 1 - Pages 95-109
An overview of the first French sociological works on the homeless
Since the 1990’ s, research on homeless people has been developed in France. This article reports the first qualitative approaches, most of them supported by the research branch of the French Housing Department, the Plan Urbain. To understand such a social problem”, we first need to describe thoroughly the diversity of social circumstances in which the homeless find themselves, while keeping in mind the views of the people being interviewed. This paper summarizes the contributions and the limits of this work, placing it within its social context as well as noting its relationship with the sociology of poverty. We focus on the effects of survival in the streets as well as the relationships between the homeless and the social services. We think it is important to understand the changes in identity faced by the homeless, due not only to their living conditions but also to the methods of social welfare developed for them.
Depuis les années 1990, les travaux de recherche portant sur les personnes privées de domicile se sont développés en France. Sont exposées ici les premières approches qualitatives, soutenues en grande partie par le Plan Urbain. La compréhension de ce «problème social» nécessite tout d’abord de décrire minutieusement la diversité des situations sociales tout en retenant, au coeur de l’investigation, les points de vue des personnes considérées. Cet article fait le point sur les apports et les limites de ces travaux, resitués dans le contexte social actuel et dans leur rapport à la sociologie de la pauvreté. Les effets de la survie dans la rue ainsi que les liens entretenus avec l’assistance sont privilégiés. La problématique centrale insiste sur les bouleversements identitaires auxquels sont confrontés les Sans Domicile Fixe, du fait même de leurs conditions de vie et aussi des modalités de prise en charge développées auprès d’eux.
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1998
Nombre de lectures 34
Langue Français

Extrait

      P A S C A L E P I C H O N       
UN POINT SUR LES PREMIERS TRAVAUX SOCIOLOGIQUES FRANÇAIS A PROPOS DES SANS DOMICILE FIXE  *  
RÉSUMÉ : Depuis les années 1990, les travaux de recherche portant sur les personnes privées de domicile se sont développés en France. Sont exposées ici les premières approches qualita-tives, soutenues en grande partie par le Plan Urbain. La compréhension de ce « problème social  nécessite tout d’abord de décrire minutieusement la diversité des situations sociales tout en retenant, au cœur de l’investigation, les points de vue des personnes considérées. Cet article fait le point sur les apports et les limites de ces travaux, resitués dans le contexte so-cial actuel et dans leur rapport à la sociologie de la pauvreté. Les effets de la survie dans la rue ainsi que les liens entretenus avec l’assistance sont privilégiés. La problématique centrale insiste sur les bouleversements identitaires auxquels sont confrontés les Sans Domicile Fixe, du fait même de leurs conditions de vie et aussi des modalités de prise en charge développées auprès d eux.  Pour éclairer les perspectives actuelles de la sociologie de la pauvreté, et particu-lièrement de la sociologie des positions sociales les plus fragiles, nous nous propo-sons de présenter les premiers travaux français portant sur la question des Sans Do-micile Fixe 1 . Le propos de cet article n’est pas d’effectuer un bilan exhaustif des études parues sur cette question mais de proposer une revue raisonnée des recher-ches qualitatives, produites en France dans les années 1990 2 . Il convient de souligner ici le rôle joué par le Plan Urbain, grâce au programme de 1991 « Espaces publics : construction sociale de l’urbanité, gestion des espaces publics . En inscrivant un axe de recherche sur les Sans Domicile Fixe, le Plan Ur-bain posait clairement la question de la déréliction dans l’espace urbain  (Bordreuil,  * Je remercie Dominique Damamme, Jean-Marie Firdion et Maryse Marpsat, pour leur lecture criti-que des versions antérieures à ce texte. 1. Pour une plus ample vision sur la question, on peut consulter la base de données bibliographiques sur les sans-domicile recensées par le CSU-INED avec le soutien de la MIRE par B. Yvon-Deyme et J.-Y. Baglan sous la direction de M. Marpsat et J.-M. Firdion. 2. Il faut tout de même signaler le premier jalon posé – à notre connaissance – dans le numéro spécial de la revue Informations Sociales  où historiens, travailleurs sociaux et sociologues interrogent la catégorie de l’errance, relèvent les difficultés d’intégration sociale auxquelles sont confrontées les familles et individus isolés en situation d’errance et pointent les limites des prises en charge tradi-tionnelles, Informations Sociales , n°5, 1985. Sociétés Contemporaines (1998) n° 30 (p 95-109)  95  
P A S C A L E P I C H O N                  1992), et invitait les chercheurs à s’intéresser aux effets de dégradation physique et psychique qu’entraînent pour des personnes le fait d’y puiser les conditions minima-les de leur vie quotidienne. Il faut également rappeler la publication concomitante du rapport Chassériaux (1993) qui fait explicitement référence à cette catégorie « nou-velle  des Sans Domicile Fixe 3 . Le rapport dresse un tableau très sombre de ce qu’il appelle la « grande exclusion sociale  – déséquilibre psychique, carences affectives, errance, difficultés d’adaptation au monde du travail, et plus globalement, inadapta-tion sociale – , insistant en particulier sur les carences psycho-sociales de la sociali-sation primaire, qu’il s’agisse des rapports avec la famille, l’école ou les institutions de l’Aide Sociale à l’Enfance. Les recherches empiriques vont conduire à interroger la construction sociale de la catégorie. En décrivant la pluralité des interactions sociales comme la multiplicité des situations et des contraintes de la vie quotidienne, les enquêtes vont mettre no-tamment en lumière les effets du travail de catégorisation juridico-administrative : à vouloir appréhender une population, la catégorisation expose chaque individu saisi par la catégorie à l’enfermement dans une condition et à la stigmatisation (Bresson-Boyer, 1994). Le travail de terrain a eu également pour effet de comprendre les « figures de l’abandon  (Laé, 1993), les « stigmates des sortants de prison  (Lan-zarini, 1993) ou la « carrière du Sans Domicile Fixe  (Pichon, 1991) non pas comme un lent ou brutal processus de désocialisation mais comme le temps d’une expérience limite entre domicile et rue (Laé, 1993), enfermement et rue (Lanzarini, 1993) ou encore assistance et rue (Amistani, Jouenne, Teisonnières, 1993 ; Guillou, 1994 ; Pichon, 1994a). Cette expérience se marque par une suite d’épreuves à fran-chir, qui sont à la fois des étapes dans l’intégration à un groupe de pairs et des rites d’initiation. Ces épreuves sont surmontées par l’assimilation des normes et des va-leurs du milieu, mais aussi par l’apprentissage des techniques qui permettent de « tenir  dans la rue, la charité, la collecte de dons ou les gains en argent grâce à la « débrouille  ou la « combine  (Gaboriau, 1993). Parmi les ressources mobilisées pour se procurer des revenus et s’affranchir de l’assistance, la manche et la vente des « journaux SDF , analysées dans une perspective longitudinale, ont montré com-ment ce type d’activité structurait le positionnement de chacun dans cette forme par-ticulière de « carrière  (Pichon,1991 ; Damon,1995). Enfin, les recherches qui relè-vent d’une approche plus anthropologique insistent sur le travail de sollicitation de la mémoire 4 , et intègrent parfois dans l’analyse les effets de la relation entre obser-vateur et observé (Girola 1992, 1996). Pour cette présentation, nous avons choisi d’abandonner la restitution chronolo-gique au profit d’une confrontation organisée en quatre temps. En premier lieu, nous étudierons la place de ces travaux dans la sociologie de la pauvreté, puis nous mon-trerons dans un deuxième temps comment ils construisent leur objet en l’explorant sous de multiples facettes. Nous nous attacherons ensuite aux recherches qui  3. Comprise dans le sens restrictif et commun qu’on lui donne aujourd’hui, alors qu’elle désigne ad-ministrativement toute personne non pas dépourvue de domicile mais de résidence stable, comme ceux qui exercent une profession itinérante et habitent une caravane, une péniche, une roulotte... Notons par ailleurs que le domicile de secours demeure la référence sur laquelle s’appuie l’organisation de l’assistance du XIX e siècle jusqu’à l’époque contemporaine. 4. La réflexion critique sur la position du chercheur est aussi présente dans la présentation de l’entretien effectué auprès d’un couple de SDF par Anne-Marie Waser (1993).
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      S D F R E V U E D E S R E C H E R C H E S Q U A L I T A T I V E S F R A N Ç A I S E S s’intéressent soit aux interactions de face à face dans les espaces publics soit aux re-lations avec les institutions sociales. C’est ici que l’on relève la spécificité française de ces travaux, sans doute liée pour partie aux orientations du programme « espaces publics 5 . Dans la logique des approches précédentes, se dessinent les termes d’une problématique générale de l’abandon, de la dévalorisation et de la crise identitaire. 1. UN  NOUVEAU  PROBLEME SOCIAL ?  Lorsqu’au début du siècle Simmel évoque les problèmes engendrés par l’étude de la pauvreté, il note que les pauvres ne peuvent pas constituer une réalité sociolo-gique autonome. Le sociologue n’observe en effet ni sentiment d’appartenance commune, nécessaire à l’existence d’un groupe, ni intérêt commun, du fait de l’hétérogénéité des situations. C’est toujours dans son rapport à l’autre que le pauvre est défini, et par ce qui lui fait défaut, ressources, travail, liens sociaux. « C’est l’aboutissement commun des destinées les plus diverses, un océan vers lequel les existences venant des strates les plus variées coulent ensemble 6 . Pour Simmel, le pauvre, analogon de la figure de l’étranger, réactive la conscience d’un « ennemi de l’intérieur  dont la présence provoque mise à distance et répulsion. Mais le pauvre suscite aussi coopération et proximité. Les historiens du social ont montré depuis longtemps comment cette contradiction se trouve au cœur du traitement socio-politique de la pauvreté. Le travail social de construction et de définition des situa-tions a permis au fil des époques de distinguer entre « bons et mauvais pauvres  pour organiser le secours et l’assistance (Geremek, 1987 ; Goglin, 1976 ; Mollat, 1984 ; Sassier, 1990). La catégorie sociologique qui émerge de cette genèse doulou-reuse est celle de l’assisté. Pour la plupart, les théories de la pauvreté peuvent être regroupées en deux ap-proches. La première s’attache à mettre en lumière les « procédures de désignation  (Lion, Maclouf, 1982) à l’œuvre au travers des actions d’assistance. La seconde étu-die la diversité des positions des pauvres en considérant  a priori la réalité de leur pauvreté selon l’aire géographique qu’ils occupent et les comportements culturels qu’ils développent. Ce n’est qu’à partir du début des années 1980, à la suite des tra-vaux de Ruwen Ogien (1983) montrant comment se construisait la pauvreté dans le jeu des interactions sociales que les sociologues ont relié les deux types d’analyse. Ils ont alors considéré à la fois l’interaction où se construit socialement la pauvreté et les processus sociaux qui conduisent à la marginalisation 7 .  Les Sans Domicile Fixe sont visibles dans l’espace public. Individuellement, par la pratique de la manche ; ou en groupe, en s’appropriant collectivement un terri-toire. Ces remarques relativisent les réflexions de Simmel sur l’invisibilité du pau- 5. Plusieurs publications rendent compte du programme « espaces publics  : Espaces publics , la Do-cumentation Française, 1988 ; L’espace du public. Les compétences du citadin , colloque d’Arc et Senans, 8/10 novembre 1990, éd. Recherches-Plan Urbain, 1990 ; « Espaces publics en ville , Les Annales de la Recherche Urbaine , n°57/58, décembre 1992/ Mars 1993 ; Prendre place, espace public et culture dramatique , colloque de Cerisy, éd. Recherches-Plan Urbain, 1995. 6. Cité par R. Ogien (1983) p. 42. 7.  Dans le premier cas, on peut citer les travaux de Laé et Murard (1985), de Paugam (1991) et de Messu (1992). Dans le deuxième cas, nous pensons par exemple, au récit socio-historique de R. Castel (1995).
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P A S C A L E P I C H O N                  vre, et sur la « tendance naturelle de la pauvreté à se cacher 8 . C’est entre visibilité et invisibilité que s’organise une vie quotidienne marquée par la précarité de l’abri et c’est dans cette tension que s’est constitué ce nouveau problème social. La présence au cœur des villes de personnes sans domicile n’est certes pas nouvelle.  la fin des années 1950, Alexandre Vexliard étudiait la trajectoire sociale du clochard, analysée comme une expérience de désocialisation (Vexliard, 1956, 1957). La situation d’abandon social dans laquelle se trouve le « clochard , la « dégradation de ses be-soins  ont d’ailleurs conduit A. Vexliard à réinterroger, dans un contexte de prospé-rité générale, les politiques sociales et à proposer des mesures prophylactiques. Au-jourd’hui, c’est à partir de la ville, perçue comme un milieu hostile, qu’est appréhendée la vie quotidienne des Sans Domicile Fixe. Le poids des médias n’est évidemment pas étranger à leur visibilité 9 . La couverture médiatique a contraint le spectateur à affronter le malheur d’autrui et construit une image homogène du point de vue des trajectoires de vie de ceux qui deviennent « SDF . Certes, les journalis-tes n’ont pas été les seuls à sensibiliser l’opinion 10 . Le RMI a conduit à considérer les exclus des politiques sociales et à porter l’attention aux personnes « sans rési-dence stable  selon la terminologie de la loi. De plus, les grandes associations ont également interpellé le champ politique pour défendre les droits des plus démunis. Elles se sont engagées dans des actions au plus près des besoins, rappelant la néces-sité du travail de proximité qu’elles opèrent. Tous ces efforts de visibilisation ont contribué à faire advenir dans le langage ordinaire la catégorie SDF, dans le sens restrictif de ce terme. 2. DECONSTRUCTION DE LA CATEGORIE SDF  C’est en délimitant le champ de leurs investigations que les sociologues ont fait éclater l’homogénéité de la catégorie. Mises en parallèle, les recherches découvrent les multiples facettes d’une réalité sociale complexe. La diversité des champs d’étude et des désignations témoigne déjà de cette mosaïque. Certains retiennent les catégories de SDF ou de Sans-Abri sans toutefois les référer à un groupe social  8.  Cité par Ogien (1983), p. 42. 9. Les images médiatisées des personnes sans domicile s’intègrent le plus souvent dans la « topique du sentiment  qu’analyse Boltanski (1993). En effet les activités mêmes que déploient ces « malheureux  montrent qu’ils sont le plus souvent dans l’attente d’une aide en leur faveur assurée par les associations humanitaires ou par le généreux donateur lorsqu’ils mendient. Plus encore, lorsqu’ils sont saisis en situation d’attente ou d’inactivité, la place du bienfaiteur reste vacante pour le spectateur. Ce ne peut être alors qu’un sentiment d’urgence qui prévaut face à eux. 10. La presse, on le sait, s’est largement intéressée aux personnes privées de domicile, non seulement lorsque les faits divers les y exposaient « naturellement , mais encore lorsque les carences en ma-tière de logement sont devenues la préoccupation majeure d’une frange importante de la population en situation de précarité. Un suivi journalistique régulier a vu le jour. Il faut relever comment quel-ques journalistes ont rendu compte de leur expérience de « la zone  et décrit la quotidienneté de l’itinérance urbaine, entre assistance et débrouille individuelle et collective. Le modèle de ces récits de l’intérieur est celui de Jean-Luc Porquet. L’enquête décrit progressivement les étapes qui mar-quent « la débine  (J-L. Porquet, La débine,  Flammarion, 1987). D’une autre manière, c’est son propre parcours qui conduit le journaliste Jean-Louis Degaudenzi à « zoner . S’en étant sorti, il re-trace, dans un style plus littéraire, les sentiments de révolte et d’abandon que fait surgir l’expérience de la marginalisation ultime dans notre société (A. Degaudenzi, Zone , Fixot, 1987). On peut citer aussi par exemple, A. Silber, K. Rahmatou, SDF, Lattès, 1993 ; H. Prolongeau, Sans domicile Fixe , Hachette, 1993.
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      S D F R E V U E D E S R E C H E R C H E S Q U A L I T A T I V E S F R A N Ç A I S E S construit (Pichon, 1991 ; Girola, 1992 ;Damon, Bresson-Boyer, 1994) ; d’autres li-mitent leurs investigations à des populations plus ciblées comme les « sortants de prison  (Lanzarini, 1993), les jeunes des Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (Guillou, 1994), les « hommes des cités de transit  (Jean-François Laé, 1993). Notons que dans le même temps et à la suite des recherches initiées par Ve-xliard, la désignation traditionnelle de « clochard  perdure dans l’étude ethnogra-phique de Patrick Gaboriau 11 (Gaboriau, 1993). Au total, deux types d’approches se dessinent. 1) Celle où les chercheurs s’attachent à un groupe délimité a priori  à partir de ces terrains d’enquêtes privilé-giés que sont la rue ou le service d’assistance spécialisé (Gaboriau, 1993 ; Lanzarini, 1993 ; Guillou 1994). Il s’agit alors de relever les spécificités du groupe dans le but de comprendre, au-delà des individualités, les points de rupture à l’intérieur des tra-jectoires et les ressources dont disposent les individus. Sont analysées d’une part les trajectoires sociales (origine familiale et appartenance de classe) et l’histoire des pri-ses en charge juridico-sociales, d’autre part les relations à l’intérieur du groupe de pairs, avec les membres de la famille ou avec les associations. 2) Celle où les cher-cheurs se centrent prioritairement sur les processus conduisant à l’effritement des liens d’appartenance primaires et secondaires (Laé, 1993) et sur les conséquences de ces processus dans la vie quotidienne. La mobilisation des « réseaux d’origine, d’assistance et de collègues  qu’effectuent les Sans Domicile Fixe engendre des configurations sociales très différentes, susceptibles de diriger le cours de la « carrière  (Pichon, 1994a). Dans ce type d’analyse microsociologique, le regard se porte sur la qualité et la densité des liens d’appartenance et sur le sens des événe-ments biographiques qui ont contribué, du point de vue des acteurs, aux change-ments de direction des trajectoires sociales. Les politiques publiques influent sur les relations entre prestataires d’assistance et bénéficiaires, puisque le travail de désignation, opérant comme stigmate, renforce la disqualification sociale. Maryse Bresson-Boyer (Bresson-Boyer, 1994) s’est inté-ressée à la construction progressive de la catégorie SDF, qui s’effectuerait selon elle sous le primat de la « norme logement  au détriment de la « norme travail . Cette thèse asseoit la construction d’une identité sociale négative sur la précarité du loge-ment et sa perte. Le terme même de Sans Domicile Fixe évoque la législation sur le droit au logement. La catégorie se dessine en creux, avec la privation « de fait  de ce droit. Les carences de gestion du parc immobilier et la disparition de l’habitat d’urgence au centre des villes font resurgir aujourd’hui, avec une acuité nouvelle, la question de l’abri provisoire, aléatoire et précaire, dernier « lieu d’habitation  après l’hébergement ou le domicile perdu. La catégorie Sans Domicile Fixe permet de dé-noncer une mobilité résidentielle à l’envers, un parcours de dé-résidentialisation  11. Dans l’intervalle, rappelons le tout premier travail de P. Declerk (1983). Sa volonté de rencontrer les clochards du métro se heurte à leurs résistances et aux limites personnelles de l’ethnologue qui délaissera par la suite cette méthodologie, nous livrant une crise de l’approche ethnographique, in-capable à son sens d’expliquer les causes du problème considéré comme ses effets, la dégradation physique et psychique de l’homme. Son travail s’oriente alors résolument sur une approche clinique de la pathologie du clochard. Non sans rappeler l’automatisme ambulatoire du vagabond de Char-cot, le clochard, terrifiant acteur de sa condition, résisterait à toutes tentatives de « réinsertion . Les entretiens obtenus dessinent des trajectoires largement déterminées par des antécédents psychi-ques, familiaux et sociaux.
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P A S C A L E P I C H O N                  guettant celui qui ne peut plus se maintenir dans son logement ou encore accéder à un contrat locatif. Alors que l’auteur affirme que la norme logement supplante au-jourd’hui la norme travail, d’autres enquêtes considèrent que c’est ensemble que les deux normes continuent d’agir (Laé,1993 ; Lanzarini, 1993 ; Guillou, 1994). Héritier du vagabond, du clochard ou du colporteur, dans le sens commun ordi-naire comme dans le sens savant, le Sans Domicile Fixe d’aujourd’hui, par sa trajec-toire de dé-résidentialisation, apparaît comme une figure propre à incarner l’en de-hors, la marginalité, tant par son rapport au travail que par son rapport à l’assistance (Damon, 1995 ; Pichon, 1995). C’est ce que montrait Serge Paugam : les « marginaux  qui forment le dernier groupe de sa typologie révèlent les failles de la prise en charge assistantielle. « Marginaux  dans leur rapport à l’assistance, ils ne seront susceptibles de devenir à leur tour bénéficiaires que lorsqu’ils entreront dans une catégorie administrative (Paugam, 1991). L’histoire montre combien la représentation sociale de la pauvreté n’est jamais le fait des acteurs qui la supportent. L’encadrement dont elle est l’objet depuis le XIX e  siècle a eu pour effet de la soumettre à « une logique de présentation médico-sociale et judiciaire  et ce sont toutes nos « représentations antérieures qui conditionnent nos schémas intellectuels de perception de la pauvreté comme définition des catégo-ries d’action des politiques publiques  (Guitton, 1991). La catégorie juridico-administrative de Sans Domicile Fixe s’est imposée dans le sens commun non seu-lement pour signifier l’absence de ces liens sociaux fortement intégrateurs que sont le travail ou la résidence mais encore pour marquer, aujourd’hui comme hier, le lien qu’institue le territoire d’appartenance, qu’il soit local ou national. L’acte de domici-liation permet l’accès aux droits et l’entrée dans les dispositifs sociaux mais n’ouvre pas à la qualité de résident. L’itinérance réelle ou potentielle des individus sans do-micile a donc été analysée à partir des incohérences des prises en charge sociales locales et nationales le plus souvent réduites à l’action urgente en direction d’une population délimitée, à la suite d’une opération de labellisation univoque en dépit de l’hétérogénéité des situations (Damon 1995). L’auteur de cette dernière analyse s’appuie sur les arrêtés municipaux de l’été 1995 concernant l’interdiction de la mendicité pour avancer que la problématique récurrente de l’exclusion interdit la compréhension fine de la diversité des publics cibles des politiques sociales et rend inefficaces les mesures sociales en direction des plus « marginaux . Avec lui, on ne peut que s’interroger sur la qualité d’une citoyenneté reconnue à ces personnes, ren-voyées, comme au « ping-pong , des compétences de l’État à celle des collectivités territoriales. 3. L’OBSERVATION : CONSTATS ET REALITES Les recherches de type ethnographique perçoivent avec acuité la question du rapport des Sans Domicile Fixe aux « espaces-ressources  de la quotidienneté dans les espaces publics ou les services d’assistance. Tout l’intérêt du travail ethnogra-phique est de replacer l’individu sans domicile comme un acteur social capable d’exprimer et de commenter les conditions de vie qui lui sont faites. L’attention por-tée aux actes de langage ou aux récits de vie respecte la singularité des parcours sans pour autant nier leurs similitudes. La description des contraintes quotidiennes est le plus à même de restituer la violence des apprentissages auxquels se confronte tout
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      S D F R E V U E D E S R E C H E R C H E S Q U A L I T A T I V E S F R A N Ç A I S E S individu privé d’un lieu stable d’intimité. Deux manières d’aborder cette question prédominent : l’analyse de la vie quotidienne dans la rue d’une part et le regard porté sur les interactions avec l’assistance, d’autre part. 3. 1. L’EXPERIENCE DE LA RUE Accepté pendant plusieurs mois par un petit groupe de clochards parisiens, Pa-trick Gaboriau les observe avec un regard dénué de tout misérabilisme. Il remonte le cours de ces trajectoires individuelles qui n’ont trouvé d’autre aboutissement que la rue. Si l’observation est limitée à quelques personnes, la qualité du travail de terrain lui permet de décrire avec minutie les gestes de la vie quotidienne, les rapports entre les gens, leurs cadres d’action et de pensée. Le souci de requalification des individus qui était présent chez Oscar Lewis (1963) guide sa démarche. La pauvreté n’apparaît pas ici seulement comme « un état de privation économique (ou) de désorganisation mais présente aussi un aspect positif dans sa structure intrinsèque 12 . La sédentarité (relative) du groupe observé autorise sans doute l’approche de type culturaliste. Sont considérés comme prévalents les valeurs et les comportements caractéristiques d’une sous-culture, ce qui signifie transmission et intériorisation des normes du groupe. De son point de vue d’ethnologue, ces clochards construisent une « culture de la place publique  qui se transmet dans et par l’expérience de la rue mais qui trouve aussi ses origines dans la culture ouvrière. Cette culture s’acquiert autant par l’« appropriation  de territoires spécifiques de l’espace public que par les rapports sociaux qui se tissent au sein du groupe et dans la confrontation aux citadins.  l’intérieur du groupe de clochards, Gaboriau observe une sociabilité distendue mais proche néanmoins du modèle familial, chacun endossant des rôles nécessaires à la pérennité du groupe dans une économie du partage des biens et des petites richesses.  un « héritage  transmis par les anciens clochards, l’ancienne dualité riche/pauvre sert de système de référence au rapport entretenu avec le monde social. C’est ainsi par exemple que la manche se justifie comme un travail qui ordonne la place de cha-cun et qui institue un devoir au « logé  face au « sans logis . Cette approche donne lieu à la critique habituelle des théories culturalistes de la pauvreté, auxquelles on reproche de privilégier un point de vue interne sans prendre en considération les rapports entretenus avec les autres groupes sociaux et l’en-semble des structures sociales 13 . Reste son grand mérite, la retranscription minu-tieuse des relations sociales à l’intérieur d’un groupe de pairs. Analyse qui explore la face sombre de la vie urbaine où la ville attire ces individus, sans pour autant se sou-cier de ceux qui peuvent s’y perdre s’ils ne parviennent pas à trouver les ressources nécessaires à leur survie. En cela, elle attire l’attention sur la violence du milieu ur-bain lorsqu’il devient le seul lieu de la survie. Dans l’un des « récits du malheur  reconstruit par Jean-François Laé, la rue tient également une place essentielle. L’auteur rend visible le processus de précarisation des « grands célibataires , délaissant progressivement la cellule familiale pour s’enfoncer corps et âme dans le tumulte de la grande ville (Laé, 1993). Son observa-tion s’attache aux formes de la déréliction.  partir des trajectoires repérées anté- 12. O. Lewis (1963), p. 29. 13. Voir à ce propos les critiques formulées par J. Labbens (1978), et R. Ogien (1983).
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P A S C A L E P I C H O N                  rieurement au cours de travaux conduits avec Numa Murard sur la vie en cité de transit  (Laé, Murard, 1985), il étudie le passage à la rue  et le processus de dégrada-tion de soi dans l’expérience de la rue. On retiendra la force de l’analyse du proces-sus de « mise à la rue  que l’auteur inscrit dans le contexte général des politiques sociales du logement des pauvres alors qu’il observe très justement que l’image commune du SDF se dessine en opposition à la question du domicile. Pour J.-F. Laé, ce n’est pas tant l’absence de logement qui définit l’homme à la rue que la perte progressive des liens sociaux de proximité. La force de ces liens à l’intérieur du cer-cle familial élargi, noués principalement par les femmes – mère, sœurs, compagnes – n’est pas détruite mais ne peut au bout du compte que retarder, sans les enrayer, les effets de la précarisation économique. Au fil des micro-événements qui compo-sent le lot commun des plus précaires, les désaccords s’installent jusqu’à ne plus pouvoir être surmontés. Après un premier apprentissage de la rue ou du centre d’hébergement, désormais, l’homme devra surmonter de nouvelles épreuves et s’exposer aux regards de tous. La question de l’exposition publique de soi est dès lors posée. Nos propres tra-vaux ont insisté sur les formes du maintien de soi en situation de survie. L’obser-vation des hommes transitant à l’asile de nuit et dans les services d’accueil de jour a permis de comprendre leurs pratiques comme autant d’inscriptions dans une com-munauté d’expériences. L’investigation a ensuite été élargie aux territoires de res-sources que sont les espaces publics. L’activité de la manche comme une expérience typique de la débrouille individuelle et collective s’est révélée centrale pour com-prendre les divers degrés d’insertion dans la « zone . Routinières, ritualisées, les différentes modalités de la manche mettent à jour le travail d’exposition de soi que déploient ces hommes dont les pratiques relèvent en fait d’une expérience collective et historique. Par résistance à l’assistance, grâce à l’imitation et à l’initiation, les mancheurs défient les usages policés des espaces publics (Pichon, 1995). 3. 2. LE RAPPORT A L’ASSISTANCE Les liens entretenus avec l’assistance constituent une autre manière de compren-dre l’itinérance urbaine. Les services proposés par l’assistance caritative ont été ca-ractérisés 14 selon les nécessités de la vie quotidienne, nécessités qu’on peut ordonner autour de trois pôles, la nourriture, les soins, le repos, (Amistani, Jouenne, Teison-nières, 1993) ou encore entre survie le jour et survie la nuit (Pichon, 1994 a ). Les ob-servations des chercheurs sur les carences de sociabilité ou même de qualité des prestations proposées invitent à envisager le rapport à l’assistance comme une course d’obstacles à franchir ou une suite d’épreuves à surmonter. Le réseau assistantiel peut être un cadre de vie étayant à lui seul l’expérience de la survie (Pichon, 1994 a ) 15 . Rien alors ne peut plus se jouer à l’extérieur de l’assis-tance. Le rapport institué aux multiples formes d’assistance caritative conduit les individus à se contenter d’une « position de liminalité  (Terrolle, 1993). Nous  14. On pourra lire la dernière étude de Ch. Soulié (1998) portant sur les centres d’hébergement à Paris. 15. Certains types d’associations comme Emmaüs deviennent à elles seules un cadre total de vie. L’adhésion obligée du nouvel entrant aux valeurs charismatiques réfléchit la part d’intentionnel et d’inintentionnel dans la construction de cette forme idéal-typique de compagnonnage (Bergier, 1990).
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      S D F R E V U E D E S R E C H E R C H E S Q U A L I T A T I V E S F R A N Ç A I S E S avons pour notre part observé cette forme d’« hospitalité réservée  qu’offre l’assistance située au plus bas de la hiérarchie des prises en charge sociales. Elle se caractérise par le contenu et la qualité des liens entre bénévoles et usagers. Les échanges s’alimentent d’un côté d’une quête incessante, soutenue par les nécessités matérielles, et de l’autre d’un don, le plus souvent privé de la possibilité de retour. Ce rapport distribue des places et des rôles : entre celui qui est un habitué des servi-ces et celui qui ne fait que passer, se dessine la figure du « régulier . Ces rôles « typifiés  permettent de montrer les multiples adaptations entre pourvoyeurs de services et bénéficiaires. Ils permettent aussi de questionner la nature du don offert. Pris dans une économie du don, les individus adhèrent parfois aux valeurs religieu-ses qui sous-tendent l’exercice charitable, s’en accommodent, ou au contraire cher-chent à s’en dégager (Pichon, 1994 a ). Carole Amistani, Gilles Teysonnières et Joël Jouenne se sont intéressés aux conditions de vie des Sans Domicile Fixe à Paris et dans sa proche banlieue. Comme dans le travail de Julien Damon, mais ici de manière ethnographique, les auteurs, en appréhendant au jour le jour les contraintes de l’assistance, mettent en cause les poli-tiques sociales d’urgence qui ne peuvent que pallier aux besoins élémentaires. S’il est clair que les politiques de réinsertion s’inscrivent dans le temps de « l’après l’urgence , elles montrent aussi combien il est parfois difficile de séparer ces deux temps de l’action sociale. Corinne Lanzarini (1994) et Jacques Guillou (1994) mon-trent par exemple les écueils de la spécialisation des prises en charge. Ils analysent la privation de domicile non seulement comme une nouvelle condition sociale mais comme un processus de mise à l’épreuve, ou de confrontation de l’adversité, dans des espaces/temps radicalement séparés les uns des autres. Les sortants de prison observés par Corinne Lanzarini voient la première étape de réinsertion se solder par de nouvelles formes de stigmatisation auxquelles ils ne peuvent que difficilement se soustraire. Devenus SDF, ils se retrouvent pris en charge dans les lieux de l’urgence sociale. Les jeunes hébergés dans les centres de réadaptation sociale développent quant à eux des pratiques contradictoires de débrouille individuelle (manche, com-bines) et d’insertion dans le monde du travail (stages, cures de désintoxication) qui, le plus souvent, les conduisent à entrer dans un « parcours d’errance  dominé par la vie au jour le jour (Guillou, 1994). Plusieurs études s’inscrivent dans une perspective de recherches-actions expéri-mentales ou dans des actions de suivi-évaluations. Il arrive qu’elles entreprennent un retour réflexif sur les difficultés spécifiques à ce type d’enquêtes et de terrain (Bru-neteaux-Lanzarini, 1995). Dans l’enquête de Bruneteaux et Lanzarini, située sur une péniche amarrée à proximité de la gare de Perrache à Lyon et offrant gratuitement le jour des services d’aide à la gestion de la vie quotidienne des « sans domicile  (ac-cueil et écoute, aide administrative, soins...), l’observation montre comment la péni-che peut devenir un espace-ressource pour cette population. Les interactions entre accueillants et bénéficiaires dévoilent aussi les enjeux institutionnels locaux qui se cristallisent sur ce lieu inter-associatif. De même, nous avons pu analyser les diffi-cultés de la mise en place de l’« Opération Coup de Pouce  de la RATP. Les tra-vailleurs sociaux se heurtent à des impératifs d’urgence et de rétablissement d’un ordre social. Effectuant des suivis individualisés de longue haleine, garants à leurs yeux d’une véritable réinsertion sociale (Pichon, 1994 b ), ils sont pris dans une contradiction puisqu’ils sont associés à des « opérations de police  alors qu’ils mi-
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P A S C A L E P I C H O N                  sent sur un accompagnement social axé sur l’autonomie de la personne, sur sa pro-pre décision à sortir du métro et à trouver les appuis nécessaires pour « sortir de la galère . Autre exemple, le travail de Jean-Marc Vanhoutte dans le cadre du disposi-tif de recherche de l’association « La Moquette , lieu d’accueil de nuit (sans héber-gement) créé en 1992 par les Compagnons de la nuit. L’auteur analyse les interac-tions entre les différents protagonistes de ce lieu, accueillants et usagers. Son travail de description et d’interprétation restitue la dynamique des rencontres qui a pour fi-nalité de « transformer  les attitudes, les pratiques et les modes de pensée de tous ceux qui y « transitent , quels qu’ils soient, SDF, éducateurs, bénévoles ou sociolo-gue (Vanhoutte, 1994). 4. DES IDENTITES PRECARISEES FACE AUX CARENCES  DES PRISES EN CHARGE SOCIALES Les chercheurs sont confrontés à la mise en péril des identités. Face au risque de l’abandon de soi qui guette celui qui survit de et dans la rue, surgit l’oscillation entre survie et dégradation de soi ou perte de soi. Le paradoxe tient ici aux compétences que chacun doit déployer pour maintenir une image de soi présentable. Le « SDF  surmonte les épreuves de la rue mais franchit en même temps les étapes d’une car-rière dont il aura de plus en plus de peine à sortir. Comment se dégager de l’enfermement d’une quotidienneté « au jour le jour  puisque « boire  c’est « tenir  mais c’est aussi se dégrader physiquement et hypothéquer l’engagement dans le pro-cessus de sortie ? Pour Patrick Declerk (1983, 1988, 1990), la dégradation physique et psychique des clochards n’est que la conséquence ultime des pathologies indivi-duelles présentes bien avant l’arrivée dans la rue. Elle se manifeste donc sous la forme d’un processus quasiment irréversible. Plus nuancés, les travaux postérieurs, au lieu de rapporter le destin personnel à ses seuls déterminants médico-psycho-logiques, prennent en compte les conséquences des épreuves traversées. Les événe-ments marquants et déstabilisants d’une vie sont mis en tension avec les événements quotidiens de la survie. C’est après coup et face aux épreuves que se construisent les justifications afin de s’expliquer encore et toujours à soi-même et aux autres les rai-sons de la chute pour s’ouvrir une perspective de sortie et s’affranchir des mauvais coups du sort. La survie n’apparaît plus alors comme la fin inéluctable d’une lente ou brutale trajectoire de désocialisation mais comme une accumulation a-linéaire d’expériences, d’engagements et de désengagements au sein des réseaux de survie, comme autant de « prises identitaires  indispensables pour surmonter ce mode de vie et tenter de s’en dégager (Pichon, 1995). En situation de survie, la débrouille individuelle a été analysée à plusieurs repri-ses. Pour Patrick Gaboriau, elle se joue sur fond d’une organisation collective d’entre-soi où le collègue devient l’ultime témoin et partenaire de la chute (Gabo-riau, 1993). Ailleurs, les institutions d’assistance jouent un rôle prépondérant. C’est aussi en leur sein que s’initient des pratiques propres au milieu et que se construit une identité sociale de « SDF . La recherche de Claudia Girola est la plus originale dans son analyse de la construction identitaire qui découle du rapport aux espaces de socialisation primaire et secondaire.  travers la coproduction des récits de présenta-tion de soi, la « mémoire de l’homme à la rue  déroule peu à peu le fil des attaches relationnelles antérieures (Girola, 1992). L’étude conduite sur les « sans-abri  de
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      S D F R E V U E D E S R E C H E R C H E S Q U A L I T A T I V E S F R A N Ç A I S E S Nanterre retient d’autres concepts opératoires que celui de « réseau , utilisé ailleurs comme opérateur (et analyseur) des stratégies économiques de survie. C’est le rap-port entre « stratégies identitaires  et « territoires occupés  qui devient central et permet de mettre à jour la confrontation identitaire qui se joue quotidiennement en-tre l’inscription sociale de « l’interné  à la maison de Nanterre et l’inscription spa-tiale sur « le petit territoire , espace public adjacent. Face à ces deux modes de ré-assurance identitaire, la catégorie de « SDF de passage  procède d’une construction sociale qui réaffirme le mythe de l’errance pour justifier des renvois conflictuels de compétences entre État, département et commune. L’observation montre des straté-gies de survie où le rapport aux territoires appropriés provisoirement ou plus dura-blement révèle des liens d’appartenance antérieurs. Ancien habitant du quartier, an-cien travailleur ou ancien hébergé à la Maison de Nanterre, les individus perçoivent ces espaces comme des « espaces de sécurité , formant les derniers socles fiables de leur inscription passée dans le monde social. Le travail de la mémoire réactivé par le chercheur permet de dérouler le fil de chaque histoire individuelle qui est toujours rapportée à une histoire collective, celle d’un quartier, d’une commune, voire d’une nation. Le regard porté par autrui s’avère prépondérant puisque c’est entre visibilité et invisibilité que se jouent ces nouvelles inscriptions identitaires. Il faut insister sur les conséquences du regard d’autrui sur l’image de soi, qu’il s’agisse du passant dans la rue, du bénévole ou du travailleur social, des membres de la famille, des anciennes connaissances. L’impossibilité de maintenir certains liens anciens comme la confrontation à l’« identité sociale négative de SDF  développent le sentiment de honte, lié à l’infériorité intériorisée de la position sociale la plus disqualifiée et réac-tivée sans cesse dans les interactions ordinaires (Bresson-Boyer, 1994). Sentiment de honte probablement né dans chaque histoire personnelle bien avant la débâcle mais qui constitue ici une trame existentielle dominante. C’est aussi et encore à tra-vers le miroir tendu que propose celui qui est plus dégradé que soi, celui que l’on risque de devenir, que se manifeste l’altération de l’image de soi (Pichon, 1995). Les histoires de vie s’avèrent les sources les plus fidèles pour analyser la gestion d’une « identité sous tension  et la manière dont les individus revendiquent leurs compé-tences de survie. La problématique identitaire ne s’attaque pas de front aux déterminants psycho-sociaux des trajectoires individuelles ni même, d’un point de vue plus macrosocio-logique, aux déterminants socio-économiques. Elle les fait pourtant jouer ensemble en retenant les singularités de chaque histoire de vie et leur pouvoir d’exemplarité. Elle découvre une histoire des rapports sociaux selon différents niveaux de compré-hension qui s’entrecroisent : le niveau territorial, le niveau institutionnel, le niveau des sociabilités ordinaires. L’ensemble des travaux dont nous avons rendu compte ici ouvre des pistes de re-cherche non explorées. Selon les populations considérées, et dans une visée préven-tive, pourraient être analysés les processus qui conduisent après démembrement fa-milial aux formes de survie étudiées par Jean-François Laé. L’histoire de la déquali-fication professionnelle comme les étapes des prises en charge assistantielles apporteraient des éléments complémentaires d’information et de compréhension. Par ailleurs, les itinéraires des jeunes à la rue sont encore mal connus. Enfin, quasiment aucune étude qualitative n’opère de distinction entre les hommes et les femmes ; il
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