"L intraduisible dont je suis fait"
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"L'intraduisible dont je suis fait" , livre ebook

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Description

Entre 1943 et 1944, alors qu'il est interné à Rodez, Antonin Artaud traduit Lewis Carroll et Edgar Poe. C'est à l'occasion de ces traductions qu'il se remet véritablement à écrire et reprend le fil d'un mouvement largement interrompu depuis 1937. La confrontation à la langue et au texte étrangers permet à Artaud d'élaborer une poétique de la voix, du rythme et de la scansion qui prend de plus en plus d'ampleur à la sortie de Rodez. L'étude des traductions de Rodez sert ici de point de départ pour éclairer toute la production - textuelle et graphique - de l'après-Rodez, des glossolalies aux dessins écrits, et pour penser la relation d'Artaud aux avant-gardes occidentales et la spécificité de sa pratique poétique au regard de celle d'autres poètes qui, des futuristes (Khlebnikov ou Marinetti) à certains dadaïstes (Ball, Tzara, Hausmann), ont également cherché, dans la première moitié du vingtième siècle, à renouveler la langue poétique.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 12 février 2021
Nombre de lectures 0
EAN13 9782304040715
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0750€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Anne Tomiche
« L’intraduisible dont je suis fait »
Artaud et les avant-gardes occidentales
L’Esprit des Lettres
Éditions Le Manuscrit Paris


© Éditions Le Manuscrit, 2012
© Couverture : Theo van Doesburg, Compositie IX, Opus 18 , Collection du Gemeentemuseum Den Haag
EAN : 9782304040708 (livre imprimé) EAN : 9782304040715 (livre numérique)


« L’Esprit des lettres »
Collection coordonnée par Alain Schaffner et Philippe Zard
« L’Esprit des lettres » présente, dans un esprit d’ouverture et de rigueur, toutes les tendances de la critique contemporaine en littérature française ou comparée. Chaque proposition de publication fait l’objet d’une évaluation scientifique par les directeurs de collection ainsi que par des spécialistes reconnus.


Dans la même collection
Agnès Spiquel et Alain Schaffner (ed.), Albert Camus, l’exigence morale. Hommage à Jacqueline Lévi-Valensi , 2006
Jean-Yves Guérin (ed.), La Nouvelle Revue française de Jean Paulhan , 2006
Isabelle Poulin, Écritures de la douleur. Dostoïevski, Sarraute, Nabokov , 2007
Philippe Marty, Le poème et le phénomène , 2007
Philippe Zard (ed.), Sillage de Kafka , 2007
Jean-Yves Guérin (ed.), Audiberti. Chroniques, roman, théâtre , 2007
Emmanuelle André, Martine Boyer-Weinmann, Hélène Kuntz (ed.), Tout contre le réel. Miroirs du fait divers , 2008
Yves Landerouin, Aude Locatelli (ed.) , Musique et littérature , 2008
Hedi Kaddour (ed.), Littérature et saveur. Explications de textes et commentaires offerts à Jean Goldzink , 2008
Alain Romestaing (ed.), Jean Giono. Corps et cosmétiques , 2009
Jean Goldzink, La Plume et l’Idée, ou l’intelligence des Lumières , 2009
Vincent Ferré, Daniel Mortier (ed.), Littérature, Histoire et politique au 20 e siècle : hommage à Jean-Pierre Morel , 2010
Jean Goldzink, Aux amis, faux frères et malades imaginaires des Lumières , 2011
Patrick Sultan, La scène littéraire postcoloniale , 2011
Yves Landerouin, Le roman de la quête esthétique , 2011
Alison Boulanger, Chiara Nannicini et Alice Pintiaux (ed.)
Daniela Fabiani et Danilo Vicca (ed.)


Introduction
Traduire (transférer) : moins changer de langue que changer sa langue et, en elle, retrouver l’étranger du langage 1 .
Le point de départ de cette étude pourrait s’apparenter à une tête d’épingle dans une meule de foin. Il s’agit en effet de trois traductions réalisées par Antonin Artaud entre 1943 et 1944. Au regard de ses œuvres dites « complètes », dont la publication s’étale de 1956 à 1994 2 et qui regroupent 28 volumes (sous la forme de 26 tomes) tout en restant incomplètes, c’est un corpus extrêmement restreint. La pertinence d’un tel point de départ est d’autant plus sujette à caution qu’en aucun cas on ne peut parler d’Artaud comme on parlerait d’un poète qui, à l’instar de Baudelaire ou de Hölderlin, s’est reconnu dans l’activité de traducteur et l’a valorisée. Non seulement Artaud connaissait très mal l’anglais – il l’avouait lui-même à Anaïs Nin au début des années 1930 3 – mais de plus, à cette époque, il donnait à la traduction une connotation très négative. Ainsi quand, en 1931, il publie ce qu’il appelle une « édition » française du Moine de Matthew Gregory Lewis, Artaud se défend : ce « n’est ni une traduction ni une adaptation – avec toutes les sales privautés que ce mot suppose avec un texte », précise-t-il dans l’« Avertissement » 4 . Ce qui l’intéresse dans ce texte dont il loue « le sens profond et libérateur », c’est surtout qu’il y voit un bon sujet pour le film qu’il veut réaliser 5 . Le 13 janvier 1931, il redit à Jean Paulhan qu’il « ne faudrait pas prendre le travail fait pour une traduction ou même une adaptation. J’ai raconté “le Moine” comme de mémoire et à ma façon » 6 .
De même, dans ses écrits sur le théâtre, quand il analyse l’importance du metteur en scène, il condamne le rôle qui lui est traditionnellement octroyé en le comparant à celui d’un traducteur : « suivant le sens qu’on attribue généralement à ce terme de metteur en scène, celui-ci n’est qu’un artisan, un adaptateur, une sorte de traducteur éternellement voué à faire passer une œuvre dramatique d’un langage dans un autre » 7 . Refusant la dichotomie qui oppose l’auteur du texte d’un côté et le metteur en scène traducteur de l’autre, Artaud revendique un statut d’auteur à part entière pour le metteur en scène de théâtre : « Pour moi nul n’a le droit de se dire auteur c’est-à-dire créateur que celui à qui revient le maniement direct de la scène » 8 .
Artaud traducteur
Pourtant, à l’époque où, du 11 février 1943 au 25 mai 1946, il est interné à Rodez, « déporté en France » selon ses propres termes, Artaud se trouve confronté à plusieurs textes anglais qu’il traduit. Rodez : dernier asile psychiatrique dans une longue série commencée en septembre 1937 à l’arrivée au Havre lors du retour forcé d’Irlande, et qui fait suite à ceux de Sotteville-lès-Rouen, de Sainte-Anne à Paris, et de Ville-Evrard où il est enfermé de février 1939 à janvier 1943. À Rodez, d’abord à l’instigation du docteur Gaston Ferdière, directeur de l’asile et médecin traitant d’Artaud, ensuite de son plein gré, Artaud traduit ou adapte des textes, aidé dans son entreprise par l’abbé Henry Julien qui, de janvier 1941 à octobre 1944, y est aumônier et qui est angliciste (il enseigna d’ailleurs l’anglais au collège St Gabriel à St-Affrique dans l’Aveyron après son départ de Rodez). Julien rapporte :
Ce n’est qu’après un certain temps, sur le conseil du Dr Ferdière, qu’Artaud entrait vraiment en relation avec moi au titre d’anglicisant. Il semblait, alors, n’avoir qu’une connaissance assez quelconque de l’anglais et il ne pouvait traduire des textes sans aide. Lors de ces visites, il m’écoutait lire un texte et le traduire. Il reprenait la traduction, suggérait tel mot, telle tournure. […] Il me rapportait les textes écrits de sa main, d’une écriture ample, régulière 9 .
Artaud réalise alors au moins cinq adaptations de textes anglais : trois adaptations de Lewis Carroll, qui datent de l’été et de l’automne 1943 (« Variations à propos d’un thème », adaptation de « Tèm a con varizaziòni » ; « Le chevalier mate-tapis », adaptation de « Ye Carpette Knyghte » ; « L’arve et l’aume », adaptation du chapitre VI de Through The Looking-Glass ) ; l’adaptation, faite en avril 1944, d’un texte du poète anglais Robert Southwell, « Le bébé de feu » ; et l’adaptation d’un poème d’Edgar Poe déjà traduit par Mallarmé, « Israfel » : ce travail fut réalisé après la traduction de Southwell et probablement achevé aux environs de mai 1944.
Ces cinq adaptations ont été publiées mais les traductions/adaptations menées à leur terme par Artaud à Rodez sont en fait certainement plus nombreuses. Selon Henry Julien, Artaud aurait également achevé une adaptation de L’Ode au rossignol de Keats mais le manuscrit aurait été perdu 10 . De plus, dans une lettre envoyée à Henry Julien le 30 janvier 1946 11 , Artaud fait référence à la traduction de deux autres poèmes d’Edgar Poe : « Ulalume » et « Annabel Lee ». Enfin, Paule Thévenin rapporte qu’après la sortie d’Artaud de Rodez et son installation à Ivry, il lui avait confié avoir adapté à Rodez une grande partie des poèmes de Poe mais avoir ensuite brûlé ces adaptations dans la cheminée de sa chambre d’Ivry, mécontent de leur tonalité mystique. Il semble, conclut Paule Thévenin, que seuls quelques fragments d’« Annabel Lee » et le manuscrit d’« Israfel » aient échappé au feu.
C’est également à Rodez qu’Artaud se remet vraiment à écrire, qu’il reprend le fil d’un mouvement quasiment interrompu depuis 1937. Cette reprise de l’écriture prend d’abord essentiellement la forme de lettres et de textes isolés, suscités par les circonstances ou par une demande précise, en particulier celle de traductions de Lewis Carroll 12 . Puis, à partir de 1945, parallèlement aux lettres qu’il continue de rédiger, Artaud se remet à écrire vraiment, dans de petits cahiers d’écolier qu’il remplit de textes et de dessins mêlés 13 .
Quelle est la place des traductions dans ce retour à l’écriture ? Les lettres de Rodez répètent inlassablement la souffrance d’un corps menacé d’inexistence, et en viennent à lier expressément son internement à son écriture : « Je n’ai été agressé en Irlande, interné et malmené en France qu’à cause de ce que j’ écris et que je peins, que je dis, et que je mets en scène et que la masse INCULTE n’aime pas » 14 . Pourtant, l’entreprise de normalisation à l’asile ne se donne pas comme simple répression de l’écriture. Au contraire, on encourage même Artaud à écrire. À écrire à nouveau, dit-on officiellement. Car Ferdière, parallèlement aux soins psychiatriques tels les électrochocs, pratique l’Art-thérapie, et il la pratique en particulier sur Artaud et grâce aux traductions. Dans « J’ai soigné Antonin Artaud », publié dans La Tour de Feu bien après la mort d’Artaud, Ferdière écrira :
J’avais rendu Artaud à la création artistique et poétique […] sans moi Artaud serait mort dans la stérilité et le marasme […]. Le résultat que j’ai obtenu […] était dû dans une large mesure à l’Art-thérapie . […] La main d’Artaud a dû réapprendre à écrire, grâce à la correspondance de plus en plus nombreuse qu’il entretenait avec ses amis (et, au début, il fallait le forcer à une réponse, même courte et encombrée de formules toutes faites), grâce surtout aux traductions que je lui demandais amicalement 15 .
On pousse donc bien Artaud à écrire. 16 Et, dans les termes même du discours médical officiel, la remise à l’écriture passe par le chemin de la traduction : c’est la confrontation à l’étranger qui permet de revenir à soi.
On pousse Artaud à écrire mais dans le même temps on le pousse également à se taire. On sait l’importance accordée par Artaud à la voix et au souffle dans les années où il fondait le théâtre de la cruauté

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