Le journalisme après Internet
316 pages
Français

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Le journalisme après Internet , livre ebook

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Description

Ce livre écrit plus de dix ans après l'émergence des premiers sites Web d'information, répond aux prophètes en communication en apportant un éclairage cru sur la réalité économique et sociologique des médias Web d'information, au moment même où sévit la mode du "journalisme participatif". Loin de devoir disparaître, les journalistes sont plutôt conduits à endosser de nouveaux rôles.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2008
Nombre de lectures 142
EAN13 9782336257914
Langue Français
Poids de l'ouvrage 10 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1350€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

PRÉFACE
«Le journalisme après Internet» est issu d’une thèse de doctorat soutenue à Grenoble en 2006. Son élaboration s’est appuyée à la fois sur ce qu’on a pu nommer « l’école grenobloise » de sciences de la communication et sur le réseau de recherche sur le journalisme structuré autour du CRAPE à Rennes et Lannion. Faire d’une thèse un livre est toujours une reconnaissance et une réussite. C’était aussi dans ce cas, pour Yannick Estienne le risque de susciter un double scepticisme.
Le premier pourrait se résumer dans l’observation un peu exaspérée « Encore un livre sur Internet ! ». Difficile, en effet, de ne pas ressentir une certaine lassitude devant le flux des productions sur ce nouveau média. Leur abondance s’accompagne de trois faiblesses, souvent cumulées. La plus évidente est la posture normative. Elle célèbre le plus souvent la modernité, le potentiel démocratique et libérateur du net, en d’autres cas alerte sur l’imminence d’une société de contrôle total issue des réseaux. Le prophétisme, qu’il soit des lendemains qui chantent ou des ténèbres à venir, est constitutif du gros des essais publiés. Une autre caractéristique de beaucoup de livres sur Internet tient à la superficialité, ou plus précisément au manque de systématicité des matériaux empiriques et des dispositifs d’enquête. Il serait inéquitable de dire que la littérature sur le web et ses usages est produite par des auteurs ignorants de ce dont ils parlent. On dira par boutade que c’est peut-être la proposition inverse qui peut éclairer l’existence d’une difficulté : parce qu’ils généralisent souvent comme les traits d’un Média Internet à majuscules, des expérimentations, des terrains, des usages dont ils sont familiers, où ils ont souvent investis à titre professionnel ou militant, beaucoup de ceux qui écrivent sur le sujet pratiquent la forme la plus faible épistémologiquement de montée en généralité. Elle consiste à universaliser son expérience sans en questionner les limites, sans l’objectiver dans des données vérifiables. La troisième faille de beaucoup de travaux sur Internet vient de ce que qu’ils cotisent au déterminisme technologique. Les propriétés techniques, les possibilités inédites qu’ouvre le média apparaissent comme promises à une réalisation sans coup férir. Elles se
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déploieraient dans un monde plus peuplé de bits, de réseaux, de logiciels que d’êtres sociaux dotés de ressources et de dispositions inégales, soumis à la tension d’intérêts concurrents. Et d’ailleurs dans cette nouvelle société régie par la communication et les réseaux, introduire des notions comme intérêts, inégalités ne serait-il pas l’indicateur d’un esprit dépassé, peut être même de la vieillerie « marxiste » ? En ne donnant à cette observation aucune dimension de patriotisme de discipline, les trois faiblesses de la plupart des travaux sur Internet peuvent se condenser en un constat : ils ignorent les fondamentaux des sciences sociales. Ils sont produits comme si ces disciplines n’avaient pas depuis plus d’un siècle produit une posture (objectivation, distanciation), une épistémologie des enquêtes qui permette de trouver au bout de la recherche autre chose que ce qu’on y avait mis soi-même au départ ou souhaitait trouver, une cumulativité enfin qui oblige – jusque pour les infirmer- à tenir compte des travaux des prédécesseurs. Chacun pourra vérifier le bien-fondé de ces observations en se reportant à quelques classiques. Avec un vrai talent pédagogique Nicholas 1 Negroponte en fournit une illustration d’une naïveté confondante . L’ouvrage plus récent de Joël de Rosnay en est une version moins simpliste mais tout aussi remarquablement ignorante de tous le legs des travaux de sciences sociales sur les médias et l’Internet. Une formule plaisante y relève qu’avec les réseaux «la hiérarchie sociale semble atténuée et, à première vue, chacun peut participer, de manière anonyme ou non, de manière plus ou moins active aux discussions dont les forums, les chats, les newsgroups sont les vecteurs et les outils les plus 2 caractéristiques» …. Peut-être lesemble, lapremière vue et les déterminants duplus ou moinsseraient-ils les bons objets à explorer…
Non content d’aborder un objet très investi, Yannick Estienne le fait par le biais de ce que les typologies académiques désignent comme une « monographie ». Le terme se prononce habituellement avec une intonation dépréciative, celle qui s’attache – dans un monde universitaire où le profond s’identifie à l’abstrait, lui-même cousin du vague – à des travaux trop pratiques, portant sur des objets tenus pour dépourvus de noblesse ou de monumentalité. De sa propre évaluation, son objet est ténu puisque la population des journalistes Web n'est que de quelques centaines. On voit dès lors la suspicion qui peut peser sur sa démarche : comment poser de « grandes » questions avec un si petit objet ? La réponse tient en deux temps. Le « petit » objet requiert pour être balisé et compris une enquête systématique : cartographie des activités et postes
1 Being Digital, Alfred Knopf, 1995. 2 La révolte du pronetariat. Des mass médias aux médias des masses, Fayard, 2006, p 113.
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Préface
professionnels, entretiens avec des « travailleurs du net », suivi d’offres d’emplois et des définitions de postes qu’elles mobilisent, analyse des contenus de certains sites. Tout cela constitue à la fois une contrainte et une ressource pour l’analyse, en obligeant à reformuler des questions, à discerner des enjeux, à tirer de premières conclusions à partir de faits dont la collecte repose elle-même sur une série de questions réfléchies sur les méthodes pertinentes, la façon de percevoir et de « faire avec » les frontières floues de l’objet ciblé. Plus centralement il faut rappeler la distinction qu’opère Patrick Champagne entre «généralisation empirique de résultats» et «généralisation théorique d’un 3 schème d’analyse» . Les résultats d’enquête, spécialement sous forme de données statistiques – peu nombreuses et pas toujours précises pour des raisons que ce livre explique – sur les journalistes en ligne ne permettent en rien de généraliser quelque résultat que ce soit à des entités comme Les Journalistes, L’Information et La Communication. D’une manière plus modeste et plus utile l’enquête de Yannick Estienne fait émerger des questions sur un sous-univers nouveau de la production de l’information qu’il éclaire en sélectionnant des schèmes théoriques, en empruntant à des questionnements qui portent en particulier sur l’évolution des rapports de travail, à la redéfinition des acteurs, contenus et modes de légitimation des processus de production de l’information dans nos sociétés. Yannick Estienne s’inscrit donc dans l’approche de sciences sociales évoquée à l’instant : donner priorité à une visée de connaissance clinique sur un dessein normatif, se donner un protocole d’enquête qui l’amène à collecter des matériaux originaux et éclairants, les interpréter enfin dans un dialogue critique avec le corpus des travaux existant. Chaque lecteur jugera de la manière dont ce cahier des charges a été respecté… Il ne l’est jamais impeccablement dans un premier travail de thèse. Le résultat est assez probant pour que puissent être repérées trois registres de production de connaissance. Le premier correspond aux limites d’une démarche monographique utile. Il fournit un savoir qui est de l’ordre d’une cartographie, de la construction d’un espace de positions. Il s’agit ici de répondre à la question faussement simple : de qui et quoi parle t-on quand on fait état d’un journalisme, d’un espace de production de l’information en ligne ? L’emprunt à une histoire courte mais dont l’empreinte n’est pas moins déjà forte permet de discerner les modalités de mise en place d’une série de rôles et de métiers. La mise en relation à un espace plus large de métiers et de positions constituant le champ journalistique permet aussi de saisir un ensemble de propriétés et de rapports de force qui font du « journalisme Web » un objet dominé, une position souvent difficile à revendiquer.
3 Faire l’Opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1990, pp 37-9.
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La monographie se propulse efficacement vers un premier niveau de montée en généralité en montrant comment le journalisme en ligne est aussi un espace de déploiement et d’expérimentation de nouvelles relations de travail reposant sur le précariat. Ce que montre bien cette recherche – et tout l’intérêt de rencontrer les acteurs, de les observer ressort là – c’est que ce précariat ne repose pas sur une simple addition de privations ou de suspensions (de statut, de stabilité, de « droits »), mais qu’il s’ancre dans des processus très efficaces de captation par l’entreprise d’un gout d’innover, de faire, de s’investir, sur une canalisation entrepreneuriale de libido. C’est ce qu’illustrent les témoignages souvent dégrisés de collaborateurs de start-up pour qui des expériences de travail ont revêtu des traits qui sont ceux du militantisme, parfois même de l’insertion dans une institution totale. Si Yannick Estienne sollicite ici le travail 4 de Boltanski et Chiappello , son apport propre est de montrer comment les nouveaux régimes de relations professionnelles que ces auteurs mettent en lumière à partir de manuels et livres de consultants s’incarnent dans une partie au moins des entreprises. Il est aussi de donner chair sous la forme de personnages, de choses vues, d’anecdotes à cette évolution des rapports de travail. Loin d’être anecdotique le résultat est éclairant sur le malaise identitaire de salariés, souvent jeunes, qui ayant énormément investis dans leur activité ne trouvent souvent au bout de ce dévouement que «ces petites blessures 5 narcissiques qui viennent se greffer à leur misère de condition (matérielle) » .
Ces observations peuvent suggérer deux questionnements : Le premier s’adresserait au travail de Yannick Estienne. Un de ses paradoxes est qu’au terme d’une exploration empirique sans grand équivalent dans les travaux existants, son étude ne rend pas très visible un corps de compétences, d’innovations qui permettent d’isoler une contribution singulière du « journalisme Web » à la pratique journalistique en général. S’il est symptomatique, c’est de tendances plus transversales, que ce journalisme nous parle. Faut-il concevoir le soupçon que l’auteur ait cédé à un quelconque misérabilisme, frappé avant tout par l’accumulation de signes « moins » affectés à ce sous-univers ? Ou le constat n’est-il que le reflet fidèle de ce que montrent de nombreux développements : dans les titres ayant une version papier, le
4 Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Sa lecture récente suggère aussi un rapprochement avec les pénétrantes suggestions du livre de Brooks sur « les bobos » (Les bobos, Florent Massot, 2000). Sans revendiquer d’autre statut que celui d’une mise en forme systèmatique de reflexions formalisées dans des articles de presse, ce livre stimulant suggère beaucoup – à partir de matériaux Etats-Uniens – sur les dispositions des protagonistes de ce qui est à la fois un nouvel univers de relation de travail, un art de vivre, et la revendication d’une posture à dimension éthique. 5 Cf. p. 296 de cet ouvrage.
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Préface
passage par le secteur web est un moment de formation, socialisation et sélection ; l’antichambre d’un emploi plus stable et plus gratifiant ? L’autre questionnement – et on est là bien loin de la monographie minuscule – était déjà présente dans des travaux sur les « intellos précaires ». Ce porte-à-faux identitaire, ce malaise peut-il être sublimé, ou du moins pansé par la représentation que les précaires se font de leur capacité à exprimer un dynamisme, une efficacité, une inventivité exceptionnelle. Ce qu’on pourrait désigner, en le dissociant de toute connotation dévalorisante, comme le narcissisme du forçat consentant peut-il compenser, et pendant combien de 6 temps, d’un lest d’estime de soi la frustration matérielle de leur condition, la tension singulière que crée un engagement consenti qui est aussi souvent servitude volontaire ? Ou l’accumulation des misères de position, l’assignation durable à des postes où attentes et expériences sont en perpétuel décalage doit-elle avant tout être pensée comme productrice de frustration, de déficit d’estime de soi, voire comme faisant émerger un nouveau groupe (les précaires) au fort potentiel de contestation sociale ?
Dans un dernier registre de montée en généralité, les quelques centaines de personnes qui constituent le microcosme social exploré par Yannick Estienne invitent aussi à formuler une série de questions sur les processus de production de l’information, leurs usages sociaux. Yannick Estienne converge ici avec des travaux récents produits hors de France. Il rencontre une série de constats réalisés par l’équipe de chercheurs en journalisme de l’Université Laval à 7 Québec . Le journalisme Web illustre avec une très forte perméabilité une série de tendances lourdes de l’activité journalistique : valorisation de l’information service et dessoft-news, difficulté croissante à séparer une information œuvre d’investigations autonomes par des professionnels des nouvelles et le recyclage d’informations produites par des sources visant la promotion de leurs production ou image, place accrue donnée à des éléments d’information produits par des citoyens ordinaires, subordination croissante à des logiques commerciales de maximisation des audiences. Aucune de ces tendances n’est radicalement nouvelle. Aucune n’est en elle-même intrinsèquement perverse ou justiciable d’une diabolisation hâtive. Leur intensité, leur enchevêtrement, les appuis 8 qu’elles peuvent trouver dans les propriétés techniques du média en font autre
6 C’est une lecture possible du livre d’Anne et Marine Rambach (Les Intellos précaires, Pluriel hachette, 2002) où de nombreux portraits et remarques viennent suggérer chez les « précaires », une conscience de capacité de productivité, de dynamisme et d’adaptabilité qui leur font percevoir les statutaires comme relevant d’un monde de la moindre performance. 7  BRIN, C., CHARRON, J., De BONVILLE, J.,Nature et transformation du journalisme, Presses Universitaires de Laval, 2004. 8 Dont ce livre montre qu’elles peuvent s’appuyer désormais sur l’objectivation immédiate qu’est le nombre et la nature des connections et des parcours dans un site.
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chose que l’actualisation d’un toujours-été. Pour l’équipe de l’Université Laval, ce qui s’opère serait le glissement vers un «journalisme de communication». L’un de ses traits centraux serait – pour emprunter à un lexique des années soixante-dix – d’« assujettir » ses lecteurs-auditeurs-téléspectateurs bien moins comme des citoyens désireux de/ incités à comprendre la marche du monde pour peser sur sa course, sur une vision du bien commun que comme des consommateurs désireux de se repérer au mieux dans un espace de services et de produits, ces notions englobant jusqu’à l’offre politique. Yannick Estienne recoupe aussi les travaux d’Ann Brill et d’autres sociologues du journalisme lorsqu’il montre qu’au sein de la population de professionnels qu’il observe, les représentations intériorisées du métier font une part beaucoup plus subalterne qu’hier à une vision critique, à un rôle dewatchdog ou d’auxiliaire de la démocratie. On peut ajouter que si dans ces observations et leur interprétation, l’auteur ne cache pas son positionnement critique, il sait aussi se garder de tout simplisme, de toute analyse manichéenne.
La distinction empruntée à Patrick Champagne sera sans doute désormais plus parlante. D’un objet intentionnellement limité, concernant malgré ses frontières floues une sous-population restreinte de journalistes et de producteurs d’information émergent deux types d’apports. D’une part une possibilité d’opérationnaliser des questionnements théoriques venus de la littérature de sciences sociales sur l’évolution des relations de travail. De l’autre des éclairages sur les conditions contemporaines de production d’une composante essentielle de l’information disponible dans les espaces publics : comment sont désormais définies les « nouvelles » pertinentes à proposer au public, quel rôle inédit est dévolu-reconnu à ce dernier et à des sources institutionnelles (entreprises, administrations, dirigeants politiques) ?
Peut-être est-il possible de clore cette préface sur une ouverture, à laquelle invitent explicitement les ultimes pages de ce livre. L’analyse de la production d’information en ligne ne doit-elle pas désormais se confronter à un double travail ? Ce livre contribue largement au premier qui est de cartographier l’activité des « travailleurs de l’info en ligne », d’en saisir les grandes tendances et leurs implications. L’autre ne serait-il pas de prêter désormais la même attention aux autres acteurs de cette offre d’information en ligne, sur lesquels la démarche d’analyse, d’objectivation, de questionnement entreprise ici produirait des profits de connaissance et de salubres interpellations ? Tandis que les derniers chapitres de ce livre étaient réactualisésWikipédia faisait l’objet pendant l’été 2007 d’un débat critique. Il apparaissait en particulier que nombre de rubriques dans cette encyclopédie en ligne co-produite par les compétences
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