Le Clavier bien tempéré
267 pages
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Le Clavier bien tempéré , livre ebook

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Description

Le musicologue Frédéric Couturié est invité au colloque Bach à Francfort-sur-le-Main pour y parler d'un piano hypothétique, dans une large part imaginaire : l'instrument (un pianoforte) que le Cantor, vers la fin de sa vie, aurait songé à substituer au clavecin. Couturié est convaincu que la charge de mystère dont est porteuse l'oe?uvre pour clavier de Bach réside moins dans le choix de l'instrument que dans la façon d'accorder celui-ci.


À l'époque baroque, on cherchait en effet à tempérer la gamme naturelle, aujourd'hui devenue à ce point étrangère à l'oreille occidentale qu'elle nous paraîtrait fausse. À Francfort, dans la froidure d'un automne continental, Couturié va se trouver confronté à l'image de son père, accordeur à la retraite : l'homme des pianos réels, c'est-à-dire réglés sur la gamme qui prévaut de nos jours, où les douze demi-tons de l'octave sont strictement égaux. En théorie du moins. Car c'est compter sans la partition et l'humeur du compositeur, sans l'oreille de l'interprète, sans l'accordeur, sans la vie...


Dominique Autié a publié deux romans, Blessures exquises (Belfond, 1994) et Le Bec dans l'eau (Phébus, 1998).

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2004
Nombre de lectures 217
EAN13 9782876232013
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0105€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Pour Paul-Émile Autié, mon père, accordeur de machines à imprimer.
Tempérament. — (Acoust.) Système musical qui divise l’octave en un certain nombre de notes. Tempérament inégal. — Pour rendre les instruments à clavier utilisables sur plusieurs octaves par un seul exécutant, on a dû limiter à 12 par octave le nombre des touches du clavecin et de e l’orgue […] Dès leXVIsiècle, les théoriciens et les facteurs d’instruments s’efforcèrent de trouver une solution au problème du tempérament à 12 demi-tons par octave, tout en s’appliquant à conserver le plus possible de valeurs acoustiques pures […] D’après ce tempérament, les clavecins et les orgues furent donc accordés d’une manière extrêmement juste enutmajeur etla mineur. Les tons voisins de ces modes demeuraient très satisfai-sants. Malheureusement, les tonalités éloignées (commesoldièse mineur,solbémol majeur,mibémol mineur, etc.) étaient à peu près impraticables, à cause de la fausseté des intervalles. Tempérament égal. — Le tempérament égal, ou gamme bien tempérée, a été proposé en 1691 par Werckmeister et réalisé en 1706 par Neidhardt. Dans ce système, les 12 demi-tons contenus dans une octave sont absolument égaux. Larousse de la musique,1957.
Elle s’assure d’une longue épingle noire qui plaque en arrière ses cheveux blancs. Une hôtesse lui fait face, pour lui prendre son manteau. Dans le hall du centre de congrès, un rayon de soleil frisant – ou son reflet sur l’une des tours environnantes – isole le petit groupe venu l’accueillir à la descente du taxi. Un pho-tographe exécute des mouvements d’araignée pour se soustraire au contre-jour. La main droite pianotant de la tempe à l’oreille, elle prononce dans une langue gutturale quelques mots dont l’assurance et le débit contrastent avec la lenteur des gestes et des pas – une sorte d’onction du corps et du regard dont on ne sau-rait dire, d’abord, si elle indique la prélature ou désigne une solide origine terrienne. Un jeune homme gris, empressé, traduit aussitôt en anglais. Madame Nikolaïeva exprime le vif désir que lui soit présenté ce musicologue français, dont elle a remar-qué le nom dans le programme, qui travaille sur
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l’interprétation au piano des œuvres de Bach pour cla-vier. Le président du colloque tourne vivement la tête: dans le soleil, le flash du photographe hoquette comme l’arme d’un terroriste qui se serait enrayée. L’hôtesse attend, les mains derrière le dos, que Tatiana Nikolaïeva en ait terminé avec cette mèche qu’elle tente de glisser sous l’épingle pour, de nou-veau, mimer à l’artiste qu’elle veuille bien lui confier l’épais manteau gris qui lui fait, plus encore que la ronde opulence du visage, cette silhouette de paysan-ne du Caucase.
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Francfort-sur-le-Main, octobre 1993.
«… ainsi que l’a démontré Heinrich Husmann en 1938 dans sa magistrale étude. Nombre de questions restent toutefois pendantes, celle en particulier qui touche à l’attitude que Bach aurait adoptée si la diffu-sion du pianoforte s’était produite dès la première moitié du dix-huitième siècle. Mais je ne m’avance pas plus avant sur le terrain qui est celui de notre éminent confrère français, Frédéric Couturié, dont l’intervention est attendue, je crois, pour la dernière journée de ce colloque – auquel je vous sais gré, Mes-dames et Messieurs, d’avoir voulu m’associer. » À son nom, Couturié sourit. Le canal qui diffuse la traduction simultanée en français grésillait et le ton
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du traducteur était soporifique. Il a zappé, trouvé piquante la voix de la jeune femme en anglais. Il s’est laissé bercer. Sentant le terme de la communication approcher, il allait retirer le casque quand il s’est entendu nommer, avec ce charmant accent tonique excédentaire sur la dernière syllabe. Il demandera, le moment venu, une cassette de la traduction anglaise de sa propre conférence. Ça fera un souvenir – plus exotique, se dit-il, que la cabine téléphonique minia-ture rapportée de Londres l’année dernière. Il ne remet pas ce type à petites lunettes métal-liques assis en bord d’allée qui s’est retourné et lui a souri. Mais ce n’était peut-être qu’une illusion: à l’ouverture de la séance, les rangs étaient clairsemés; l’autre a sans doute été lui aussi surpris par la ferveur soudaine des applaudissements; jaugeant la salle, il aurait donc rencontré fortuitement son regard; qu’il n’ait pas utilisé les écouteurs signifie-t-il qu’il est lui-même hongrois? À moins qu’il les ait reposés tandis que le conférencier concluait. Couturié n’a pas remar-qué son geste. De fait la salle s’est remplie, constate-t-il en se levant. Il gagne rapidement la sortie, traverse le hall où tout est prêt pour la pause, se ravise et s’approche d’une des tables pour y prendre une brioche. Il anti-cipe le geste de la serveuse qui allait lui proposer une tasse de mauvais café et descend, emprunte l’escalier
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pour ne pas risquer d’être rejoint devant les ascen-seurs par un collègue dont il ne pourrait se défaire. Malgré le soleil, l’air de la rue est glacial. Le grand magasin qu’il a repéré en arrivant ce matin au centre de congrès doit être ouvert à présent. Avant-hier soir, il relisait son texte en bras de chemise place de la Comédie, à la terrasse d’un des bistrots. Il a quitté Montpellier en plein été indien. Il faisait juste un peu frais, hier matin à Paris – mais il était encore tôt et ce n’était que l’information donnée au micro par l’hôtesse, au moment d’atterrir. Il a embarqué de nou-veau sans mettre le nez dehors. À peine plus d’une heure et c’était déjà l’hiver à Francfort, un froid vif l’a saisi au plus profond. Le sentiment d’hostilité qu’il éprouve dans toute ville inconnue, proche ou lointai-ne, se traduit ici par un gap climatique, quelque chose de bien plus pénible que le décalage horaire s’il avait dû se poser à l’autre bout du monde, se dit-il: une sen-sation douloureuse comme une note fausse, une corde qui ne garde pas l’accord, dont la discordance contamine l’instrument tout entier. Il ne sait d’ailleurs pas s’il a froid aux pieds plus qu’à la gorge ou aux mains. Il suffit d’un seul point du corps pour que le corps tout entier souffre d’un tel froid. Il a décidé qu’il achèterait un pull dès ce matin, pendant la pause. Il aurait été sans doute plus judicieux de trou-ver un vêtement de dessus, une parka dont il songe
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depuis deux ou trois ans qu’elle serait préférable au vieux manteau long qu’il traîne depuis des années. Mais ici c’est un pull-over qui lui fait défaut. Tout à l’heure dans le grand amphithéâtre, malgré le chauf-fage et le confinement, il sentait bien qu’il était sur le point de frissonner. Il remonte la rue commerçante, maintenant ani-mée, dépasse plusieurs boutiques de prêt-à-porter mas-culin. Il aurait gagné du temps s’il était entré dans la première venue mais l’idée de devoir, faute de parler allemand, négocier avec un vendeur dans un anglais approximatif le rebute. Il lui faut l’anonymat d’une grande surface où il pourra se contenter de passer à la caisse sans même laisser soupçonner qu’il est étranger. C’est une façon de lutter contre le froid d’une langue dont il ne comprend que quelques mots, qui emplit l’air de ses sonorités, s’affiche où qu’on se tourne, qui vous prend à partie. Il en irait de même s’il s’était réveillé ce matin dans une ville du sud de l’Italie ou de l’Espagne. C’est pour cela qu’il déteste voyager, à cause de ces premières heures pendant lesquelles, en terre d’une autre langue, le corps manque de tous ses repères visuels et auditifs – quand ce n’est pas comme aujourd’hui la peau et la chair qui sont mises à mal par un climat excessif. Francfort est le bout du monde et, c’est curieux, le magasin vu ce matin lui avait semblé plus proche du centre de congrès.
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La séance a repris. Dans le hall, le personnel débar-rasse les tables. On lui trouve une tasse propre, une Thermos avec un reste de café. Il avale une seconde brioche et se glisse dans la salle de conférences. Il véri-fie sur le programme: l’intervenant est un universitai-re autrichien qui doit parler de la structure duClavier bien tempéré. Couturié connaît ses travaux par un ou deux articles de lui qu’il a lus sur ce même sujet, il ne sait plus quand, dans une revue de musicologie amé-ricaine. Il a mis les écouteurs et c’est une femme qui débite à présent la traduction française d’une voix plus neutre encore, s’il est possible, que son confrère du début de la matinée. Le sucre de la brioche que sa bouche ne parvient pas à dissoudre dénature, plus que la chicorée avec laquelle on a dû le mélanger, le goût désagréable du café tiède. De toute évidence, la communication commence à peine, l’orateur en est à rappeler ses propres titres de gloire depuis vingt ans qu’il étudie essentiellement le Second Livre duWohl-temperierte Klavier. Il précise qu’il centrera son inter-vention de ce matin sur les treizième et quatorzième préludes et fugues,BWV882 et 883, enfadièse. Soudain Couturié se souvient qu’il avait été frappé à l’époque, en lisant les commentaires de l’homme qui pérore maintenant à la tribune, par l’absence de toute allusion à ce qui fonde l’intérêt historique du recueil de Bach, à savoir la résolution moderne au dix-
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septième siècle du problème du tempérament par l’invention d’un nouveau mode d’accordage des ins-truments à clavier. Celui-ci, en subdivisant l’octave en douze demi-tons égaux – bien que faux et artificiels par rapport aux intervalles purs –, autorisait enfin à jouer juste dans toutes les tonalités sans devoir réac-corder entre deux interprétations. À cause de son père, cette affaire a hanté son enfance, jusqu’à ce qu’il se lance dans des études musicales dont le seul objet, quand il y songe aujourd’hui, consistait peut-être à comprendre enfin cette question délicate. Et c’est elle justement qu’il a choisi d’aborder dans son interven-tion. Son père avait obtenu que, tout petit, son oreille discernât les notes pures de la quinte naturelle du vio-lon, celles accordées selon le tempérament moyen aux huit tierces égales – ou selon la quinte dite « du loup » – et celles réglées selon le tempérament égal utilisé, dit-on à tort, depuis Bach. Il savait à peine lire que d’infimes écarts d’harmonie lui étaient sensibles. Mais il dut attendre les années du conservatoire pour démêler, au prix d’un long et pénible effort intellec-tuel, les lois mathématiques qui sous-tendent l’acoustique. Dans sa communication pas plus que dans sa prose, son confrère ne rendrait le moindre hommage à ce qui constitue un des plus émouvants compromis que l’homme ait jamais réussis entre ses sens et la matière, entre la lettre de la loi et l’esprit à
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