Le bruit des hommes
106 pages
Français

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Le bruit des hommes , livre ebook

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Description

Une femme se cache derrière chaque grand homme, dit-on. On connaît Adolphe Fouré (1839-1910), le célèbre sculpteur de Rothéneuf, à Saint-Malo. Dans son ombre, voici Marie Lefranc (1851-1919), l’humble servante. Le Bruit des hommes est son histoire, celle d’un cœur simple confronté à l’âme torturée d’un prêtre hanté par la question du mal, et qui grava sur une falaise les contours de son cauchemar. Marie, passionnément dévouée au maître, saura peu à peu en déchiffrer l’énigme...


Ce « roman vrai », exhumant des archives inédites, révèle le sens caché d’un monument de l’Art brut, tout en peignant un délicat portrait de femme dans la Bretagne de la Belle Époque.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 18 avril 2023
Nombre de lectures 0
EAN13 9782366511512
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0052€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Titre
Sylvie Dubin
Le bruit des hommes
roman



 
À Joëlle


 


 
C’était ma seule Gloire - Qu’il soit fait mémoire Que je fus à Toi
Emily DICKINSON


Prologue
Une flottille de nuages s’est chargée au large de Cancale, elle a peu à peu amassé ses salpêtres et ses mèches pour se ruer en tempête sur les côtes, sectionnant les amarres des chaloupes et doris qui se brisent au plein. Tour à tour, la bisquine Union et le cotre Stella Maris s’éventrent sur les rochers du Hock, l’eau s’engouffre par leurs flancs avec un ronflement de rhombe. Plus à l’ouest, une goélette louvoie sur l’échine d’une mer écumant en chienne enragée dans sa herse d’éclairs. L’ouragan l’a déroutée hors de la passe de La Bigne, droit sur les pointements rocheux des Hautieux. Sous la grêle en mitraille, elle monte à la verticale, retombe violemment dans le creux des lames, les secousses font longuement gémir la coque. Sur le pont, agrippé au bastingage, l’équipage s’affole. Pourra - t - on éviter le naufrage ? Soudain, la grand - voile se déchire de haut en bas, le navire talonne un rocher qui casse net le gouvernail. C’en est fait. La hurlade des éléments n’étouffe pas les grincements du bois qui se disloque. Tandis que l’on s’apprête à descendre le canot de bord, une vague l’arrache et emporte avec lui le matelot Isidore B. Il est minuit. Coups de canon : le sémaphore de l’île Besnard vient de signaler le navire en détresse, on dépêche un doris dans la zone. Consumante attente. Le doris arrive enfin, récupère les hommes, sauf un. Priez pour Isidore.
Tout à l’heure, il a pu attraper un bois flottant et il se cramponne à cette ancre de salut. Il tangue, roule, suffoque et hoquette, crache et râle. Il finit par échapper à la mer désastreuse, échoue sur une grève, s’évanouit. Le froid le ranime, il se redresse. D’une estafilade au front, un liquide coule à sa bouche. Il lèche, cela n’a pas de goût, ni de sang ni de sel. Où est - il ? Est - il vivant ? Il se tâte. Il est entier, du moins. Il tente quelques pas et tombe, s’entaillant la paume d’une nouvelle plaie sans ressentir aucune douleur. Il appelle au secours, sa voix ne porte pas. Le brouillard l’avale, qui avale aussi le décor. Il ne distingue rien d’autre qu’une muraille noire devant lui, et, derrière lui, la barre de houle, noire pareillement. Il se relève et assure son pas. Le vent fléchit, la pluie est moins aveuglante, les brumes s’effilochent et il aperçoit par instants le disque livide de la lune. Il est sur une langue de terre, au bas d’un plan incliné entre deux crevasses où les flots s’époumonent, explosant sur les récifs en fracas d’artillerie. S’il va droit devant et suit la pente, il atteindra les éboulis accumulés là - haut en escaliers. Il trouvera un chemin, un hameau, des gens qui le soigneront. Il est sauvé. Il ânonne une prière et s’affale encore.
Alors, comme il lève la tête, il les voit. Ceux que la mer a vomis, roulés dans la pourriture des algues, l’horrible armada des noyés aux bras rompus, aux yeux chavirés dans des faces exsangues, qui supplient pour une sépulture chrétienne. Dans ces silhouettes confuses, il ne reconnaît aucun des gars de son équipage. Il rampe vers le plus proche en claquant des dents, et se fige, des frissons aux moelles et l’esprit cahoté : il vient de comprendre que ce qui est là, ce ne sont pas des hommes de sa race ni de son âge. Non pas des marins vaincus par l’océan et bientôt putréfiés, mais des monstres pétrifiés, enfantés par la convulsion des roches et la sauvagerie de leurs crimes, prêts à s’extraire de leur gangue de granit pour le traîner par les pieds et l’engloutir. Éperdu d’angoisse, il pirouette à droite et à gauche. Partout un mêlement de bras, de jambes, de torses, de crânes ricaneurs, de faces de gargouilles, de gnomes, de bêtes sans nom. Il est donc mort. Damné aux portes de l’enfer, et ces horreurs pierreuses qui dardent sur lui leurs prunelles brûlées annoncent le feu d’en dessous. Maudit, maudit, maudit ! Il pousse des cris déchirants auxquels d’autres cris répondent. Des lueurs jaunes s’agitent sur la falaise, serpentent au gré des croulements : ce sont les lampes - tempête des habitants de Rothéneuf accourus à sa rescousse. On l’emporte demi - mort loin du champ de la Haye, territoire de l’Ermite de Haute - Folie.  


1
C’est bien ainsi qu’il fallait accoster l’histoire : par une nuit d’automne, dans un grand boucan de vagues et de vents, quand le déchaînement de la nature couvre le bruit des hommes. Mais il sera question d’une femme. En ce lundi 25 juillet 1910, la voici, nimbée de l’or d’une après - midi finissante, sur la lande flammée qui surplombe le littoral. Là s’élève la chapelle Notre - Dame - des - Flots, une guérite de douaniers reconvertie en oratoire dédié aux naufragés. Une chapelle à la ferveur timide, que l’on atteint par une sente longeant la corniche où s’accrochent le silène duveteux et le chardon bleu. L’édifice est minuscule, à peine y tient - on à dix. Surmontant la porte cintrée, et peint sur un arc de bois, ce distique : « Si l’amour de Marie en ton cœur est gravé, / Passant arrête - toi et récite un ave ». Une Vierge aux yeux tendres portant Jésus dans les bras est érigée sur le toit. La Mère et l’Enfant baissent leur regard vers la grève, en deçà des îlots du Grand et du Petit Chevreuil. S’ils pouvaient pivoter, ils apercevraient, à l’est, l’île Besnard et son sémaphore à l’entrée du havre de Rothéneuf, et à l’ouest, la ligne du cap Fréhel.
La femme a ramassé ses jupes et s’est assise sur une pierre moussue au pied de la statue. Elle fixe un endroit précis : la pointe de la Haye et, au - delà, celle du Christ. S’il avait pu y être enterré, plutôt que dans le cimetière communal et commun ceinturé de champs mornes ! Est - ce cela qu’il avait cherché à lui dire dans son dernier soupir ? Viens auprès , et il avait prononcé des mots qu’elle n’avait pas compris, à cause des cloches tintant alentour et du vent qui s’en mêlait en lançant au carreau ses tombereaux de pluie. Et à cause de sa langue qui s’empâtait après la récente attaque. Viens auprès , puis cette phrase, puis son dernier soupir exhalé entre ses lèvres et déposé sur les siennes, que Dieu lui pardonne. « Fouéré Adofe Julien, prêtre, âgé de soixante huit ans » est mort le jeudi 10 février 1910, « à douze heures et demie du matin », suivant l’acte de décès rédigé par le docteur Joseph Jumelais, maire et officier de l’état civil de la commune de Paramé, sur la déclaration de Charles Boissière, menuisier, quarante ans, et de Désiré Briand, gendarme en retraite, trente - huit ans. En vérité, l’abbé a rendu son âme à Dieu durant que les cloches sonnaient l’angélus de midi. Elle le sait mieux que les déclarants, elle a recueilli ce souffle. Mais elle n’a pas saisi ce qu’il exhalait. Viens auprès et… Cela l’obsède.
Le ciel est si limpide, l’air si pur que l’on pourrait presque voir les touristes sur les Rochers Sculptés où le pauvre Isidore s’est épouvanté. Ils sont venus de la France entière et de plus lointaines nations admirer la curiosité, l’œuvre de plein vent du statuaire de Rothéneuf. Les ombrelles des dames font des fleurs blanches sur le roc noir. Sans doute des fillettes en robe fraîche, rubans dans leurs cheveux dénoués, des garçonnets en culotte et pull marin folâtrent - ils entre les statues, chevauchant tour à tour la bête marine, mi - dauphin mi - requin, prête à dévorer de ses crocs de cristal le malchanceux oppressé dans ses griffes, pendant que les messieurs désignent de leur canne la reine Victoria, le colonel de Villebois - Mareuil, Kruger et ses Boers, prétexte à discuter de l’actualité politique, le complot contre le Mikado et les élections cantonales. Après la visite, ils iront boire une limonade sur la terrasse du café Brébion qui domine le site, ils achèteront des cartes postales et deux ou trois brimborions dans le magasin de souvenirs. Ils attendront le tramway devant l’hôtel Terminus pour regagner leur villa ou leur pension, à moins qu’ils ne profitent d’abord d’un bain sur la plage du Val. Ils auront eu une pensée pour l’abbé récemment disparu, et trouvé bizarre son œuvre – tordante ou affreuse, c’est selon. Les uns auront raffolé de cette galerie fourmillant de grotesques peinturlurés et agencés à touche - touche, à ne pas savoir où poser les yeux ni où mettre les pieds ; les autres auront moqué la débauche grimacière et morbide, obscène jusque dans les sujets religieux. Qu’un prêtre eût gaspillé quinze ans de sa vie à cogner sur une falaise bretonne, comme ça, pour s’amuser , les aura tous épatés. « Comme ça, pour m’amuser » : il le disait à qui l’interrogeait, et on le croyait. Pas elle.
Il n’avait pas cogné quinze ans durant pour se distraire et passer le temps ; il avait cogné pour distraire au temps passé la part douloureuse, la part maudite anciennement léguée qu’il fut sommé de recueillir alors qu’il n’avait pas huit ans. Il cognait par conjuration. Sur la falaise, il substituait à la torture morale une souffrance physique ; en suant sang et eau, le bourreau de soi - même fatiguait son corps dans l’espoir de soulager son âme. Il avait plié les échines de pierre à son cauchemar, dont les simulacres alignés constituaient désormais une géographie contrôlable. L’Ermite de Haute - Folie pouvait circuler sans vertige dans ce royaume arraché au chaos des roches. Elle n’en dira rien à personne. Qu’il repose en paix. Les badauds qui viendront en hordes sur les Rochers ignoreront que le pic et le burin ont taillé plus qu’un campo santo entre enfer et paradis, plus qu’une leçon sur l’humanité défaillante que le péché originel a vouée au Mal et que la foi rachète. Ils liront le sermon du prêtre sans déchiffrer le secret de l’homme. Ils remarqueront que le monstre à la denture de squale qu’enfourche leur marmaille porte le chiffre 606. Ce n’est pas le chiffre de la Bête, s’étonneront - ils. « Le dernier des Ro

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