Le petit bonhomme de chemin
66 pages
Français

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Le petit bonhomme de chemin , livre ebook

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Description

Tout de suite il avait vu l’enseigne, « Au rendez-vous des cyclistes », et en même temps la silhouette surimprimée de Jacqueline arrêtée devant la porte.
L’image l’avait frappé comme un symbole lumineux.
Il avait cru qu’on l’attendait.
C’était un bel après-midi d’été, il avait 26 ans. Et il était descendu de vélo…

Informations

Publié par
Date de parution 14 octobre 2022
Nombre de lectures 0
EAN13 9782312128504
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0200€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le petit bonhomme de chemin
Isabelle Moury
Le petit bonhomme de chemin
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2022
ISBN : 978-2-312-12850-4
I
Très tôt André Mathurin avait rêvé d’exotisme. Né à Paris rue des Suisses d’une mère bretonne et d’un père auvergnat, il gardait de ses parents déracinés la nostalgie rêveuse des paradis perdus, et cette liberté flottante de l’exilé qui sait qu’un jour lui aussi il partira… Ailleurs, loin peut être, chercher lui-même la patrie que son propre destin lui avait choisie.
Mais où aller ? Il n’en savait rien. Il n’y avait jamais pensé. Au fond, cela n’avait pas d’importance, ce qu’il voulait c’était partir, abandonner les rues étroites du XIV e arrondissement où il avait grandi, s’en aller droit devant lui avec confiance vers ce pays qu’il espérait lointain et qui l’attendait. Éprouver sa liberté, penser que rien ne pouvait le retenir, l’enivrait davantage que les horizons improbables qui lui servaient de prétexte.
Sa jeunesse le poussait à partir, et un jour il s’était décidé. Il avait enfourché son vélo, quitté Paris par le Nord et pédalé d’une traite jusqu’en Seine-et-Oise, où à bout de souffle il s était arrêté, dans un village ouvert aux quatre vents, au beau milieu d’une plaine immense.
C’est ainsi qu’il était arrivé sans réfléchir à Baillet en France, un dimanche de juillet 1941.
Depuis sa démobilisation, c’était la première fois qu’il quittait Paris. Il avait décidé de confier au hasard la responsabilité des itinéraires, et de s’installer pour vivre là où il s’arrêterait, lorsque la fatigue l’obligerait à stopper, le plus loin possible, tout en bout de course, où l’attendait son avenir.
Son baluchon sur le dos, libre et tout joyeux d’ignorer sa destination, il avait traversé Saint-Denis et attaqué résolument la route nationale 1 qui, du Nord de Paris mène tout droit jusqu’à Beauvais, à travers la grande plaine du Pays de France.
Il pédalait ferme malgré sa blessure récente à la cheville, due à la maladresse salutaire d’un mitrailleur allemand.
C’était arrivé pendant l’hiver dans la Sarre , sur le front de l’Est , alors qu’il était de garde dans la tranchée d’un poste d’observation. Ce soir là, le soldat de la relève était en avance, il lui avait proposé de placer lui même les grenades dans les barbelés pour la nuit. Il s’était hissé hors du trou, avait pu ramper trois ou quatre mètres avant qu’un tir en rafale ne fît brusquement gicler la neige tout autour de lui. La cheville transpercée, on l’avait renvoyé à paris et nommé au poste de gardien au département des livres juifs de la Bibliothèque nationale. Sinécure que la patrie reconnaissante réservait en priorité à ses mutilés de guerre afin qu’ils pussent, même estropiés d’une cheville, repartir dans la vie civile d’un bon pied.
Décoré de la Croix de guerre et gratifié d’une carte d’invalide qui portait la menton « station debout pénible », pensionné à vie, André Mathurin savait pourtant qu’il n’était pas un héros, car s’il voulait certes en bon patriote reconquérir-le-territoire-national, c’était avant tout pour la légitimité que cela lui offrait de sillonner les routes de France à vélo…
***
Ce dimanche là, il progressait tranquillement au milieu de la plaine, refusant de penser aux Allemands sur le qui-vive, aux partisans et aux francs-tireurs embusqués qu’on savait nombreux dans la vallée de l’Oise. L’élasticité de la route, l’action synchronisée de ses mollets et de ses pneus annulaient son effort.
Il était heureux.
Au carrefour de la Croix-Verte, son destin lui avait soufflé une envie buissonnière. Abandonner le confort de la route nationale et bifurquer à gauche sur l’étroite départementale qui plonge dans la plaine vers Pontoise. Il pourrait rejoindre les bords de l’Oise, les remonter au nord jusqu’à Chambly puis traverser la forêt de Carnelle. C’était une possibilité parmi d’autres…
Il avait choisi celle-là.
Des champs de betteraves l’avaient escorté pendant environ deux kilomètres jusqu’à la Grande rue de Baillet, où il avait déboulé brusquement.
Tout de suite il avait vu l’enseigne, « Au rendez-vous des cyclistes », et en même temps la silhouette surimprimée de Jacqueline arrêtée devant la porte.
L’image l’avait frappé comme un symbole lumineux.
Il avait cru qu’on l’attendait.
C’était un bel après-midi d’été, il avait 26 ans. Et il était descendu de vélo…
Ensuite tout avait été très vite, les travaux de la ferme chez le père Jollivet, la grange où il avait passé ses premières nuits, le café du village où on l’ignorait, les dimanches avec Jacqueline dans les bois de Montsoult et puis son mariage trois mois plus tard, et son installation chez les parents de sa femme au 33, Grande Rue à Baillet en France…
***
Les indigènes l’avaient accueilli sans curiosité. Issus eux-mêmes pour la plupart de parents belges ou polonais, venus par vagues successives ramasser la betterave dans le Nord de la France, français depuis une ou deux générations à peine, de quel héritage auraient ils pu être jaloux ?
La seule tradition qui les reliât à ceux qui les avaient précédés était la hantise, et le dégoût de la plaine. C’était leur unique mémoire, et leur seul avenir.
De cette terre grasse qui les cernait, dont la présence immuable les hantait, ils ne possédaient rien. Fichés dans sa chair brune, c’était elle au contraire qui les possédait, alourdissant leur marche, empesant leurs vêtements, s’insinuant sous leurs ongles. Elle les suivait même parfois jusque dans leurs maisons, où tout ce qu’ils pouvaient faire c’était la piétiner, la battre jusqu’à durcir sa chair brune avant de lui jeter une flaquée de ciment à la face. Simplement pour que le soir, l’ayant chassée de chez eux, ils puissent l’oublier jusqu’à l’aube. Mais ils savent qu’au dehors, attentive, déployée, elle les attend.
Alors il arrive que pour lui échapper – orgueil ou lassitude ? –, quelqu’un passe une corde autour d’une branche. N’était ce pas à cause de cela, pour la légèreté enfin de leurs pieds arrachés à la glaise, pour cette brève jouissance de l’envol, que les hommes de la terre se pendent… ?
Fendu en deux par la départementale 9, qui griffe la plaine à l’ouest jusqu’à Pontoise , le village était traversé en flèche par des automobilistes pressés et indifférents, qui ne laissaient derrière eux que des vapeurs d’essence ou de temps à autre, un cadavre de poule.
Pourtant, ce pays immobile qui respirait à peine l’avait rassuré comme une promesse. Ici, rien n’arrêtait son regard qui l’empêcherait d’espérer, de rêver encore.
De son enfance parisienne il gardait des souvenirs assez flous, sans relief. L’école communale de la rue Boulard où il s’ennuyait, le n o 3 de la rue Maurice Ripoche où il vivait avec ses parents, trois petites pièces aux plafonds bas où on étouffait, et la rue Delbert , son terrain de jeux, n’avaient pas imprégné profondément sa mémoire.
De cette masse d’images grisâtres, une seule se détachait plus claire que toutes les autres : la figure illuminée de son père la première fois qu’il avait évoqué pour lui Issoire-saint-Nectaire, où il était né :
Issoire ,
Bons vins à boire,
Belles filles à voir !
Mémoire que son père avait gardée du pays qu’il avait quitté à 20 ans, et qu’il lui léguait. Subjugué, André voyait s’ébattre une joyeuse compagnie de faunes dodus et rubiconds buvant à la régalade un vin vermeil, tandis qu’autour d’eux de jeunes bacchantes à demi nues se poursuivaient en riant… Bouche bée devant une gravure de son livre d’Histoire, c’était ainsi qu’il s’était représenté le paradis, et l’Auvergne.
Alors, lorsqu’à quinze ans il avait obtenu sans effort son certificat d’études et que son père lui eut offert sa première bicyclette, il avait pédalé avec ferveur jusqu’à Clermont-Ferrand, où il lui restait une tante. Parti très tôt un matin de juin, il avait parcouru pas loin de cinq cents kilomètres en quatre jours, était rentré à Paris deux mois plus tard avec, dans l’âme et dans les mollets, le goût des voyages aventureux et une passion exclusive pour le vélo.
C’était avec lui, son vélo Hirondelle , qu’il avait fait ses plus belles promenades. C’était lui encore qui l’avait conduit jusqu’à Jacqueline , puis ensuite à l’usine de compresseurs, tous les matins à 5 heures. Envieux , ses camarades plaisantaient ces amours pneumatiques dont rien, ni la pluie ni le gel, ne pouvait le détourner.
Mais il s’en moquait. Le vélo était le compagnon de l’homme libre. Par bravade il disait « avec mon Hirondelle… », ou bien « mon Hirondelle et moi… ».
Sa femme, elle, n’était pas jalouse. Au contraire, elle aimait le voir s’élancer, aérien malgré ses jambes courtes, et dans un même mouvement saisir le guidon des deux mains en penchant le buste en avant, prendre appui sur la pédale droite, jeter dans un même élan sa jambe gauche en arrière avant de la passer vivement par-dessus le cadre et partir, en glissant avec grâce comme un patineur, avant même de s’être posé sur sa selle…
***
Au début, contempler la plaine flattait son orgueilleuse solitude, il s’enivrait de ses horizons immenses. Debout au milieu des champs, il se sentait féroce. Il était le centre, vers où convergeaient les quatre points cardinaux. Il pouvait marcher droit devant lui, aussi longtemps qu’il le voudrait sans que rien, sinon son propre caprice, ne l’obligeât à s’arrêter.
En hiver il aimait ses sillons, vagues aux crêtes durcies par le givre où tanguaient les corbeaux, que seule brisait de loin en loin la touffe déplumée d’une garenne. Alors il était capitaine d’un navire chargé de rêves incertains, qui voguait seul sous le vent au milieu d’un océan de limon… Et l’été il admirait ses cheveux blonds que décoiffaient les vents et qui ondulaient loin sous le ciel en souples et puissantes arabesques…
Il s’était vite enraciné dans cette terre qui l avait accueilli, il avait pris sa place, jour après jour, dans la maison de ses beaux-parents, aux côtés de la douce et tranquille Jacqueline.
Et pui

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