Les mille visages de la Venise du dragon
232 pages
Français

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Les mille visages de la Venise du dragon , livre ebook

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Description

Dans un futur plus ou moins proche, Venise a largué les amarres et vogue sur la Méditerranée. Les Vénitiens portent désormais tous des Masques car il est indécent et vulgaire de montrer son visage. Chaque Masque est unique et possède une personnalité prédéfinie que le porteur se doit d'endosser et de représenter dignement.


Fénéla, servante vieillissante, trouve un matin sa maîtresse morte dans sa salle de bains. Elle ose alors échanger leurs rôles. Elle va vivre la vie du Masque Mercille, rongée par la peur qu'on découvre son imposture. Elle devra se couler dans la personnalité retorse de Mercille, redoutable négociante en textiles, mais également tisseuse d'intrigues amoureuses qu'elle adore bâtir pour mieux les détruire ensuite.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 25 avril 2023
Nombre de lectures 0
EAN13 9782384830251
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les Mille Visages de la Venise du Dragon
Sophie Moulay
 
 
 
Prologue
Stamballo retient un froncement de nez. Une prenante odeur d’urine emplit la pièce, se mêle aux relents de transpiration qui se sont déposés en strates successives depuis le début du travail.
— Nettoyez ça !
Nullement effrayée par le ton impérieux du médecin, l’infirmière la plus âgée s’approche avec un linge humide. Stamballo lui laisse sa place entre les jambes de la parturiente et se dirige vers la double baie vitrée. Le balcon lui promet l’air pur porté par le vent du large, les cris des martinets noirs, le sillage gracieux des gondoles en contrebas. Quand Venise navigue en haute mer, Stamballo s’imagine parfois ressentir un infime roulis. Stupidité ! Les ballasts de la Sérénissime compensent à merveille. Une gondole publicitaire s’approche, ses écrans affichent les avantages d’une mutuelle, prétendument approuvée par les Masques. Quel tissu de mensonges ! D’une pression sur sa montre, le médecin signale le contenu inapproprié. Il n’est visiblement pas le seul à s’être indigné, car les écrans s’éteignent au milieu d’un sourire creux.
Stamballo ne peut s’attarder. Le devoir l’appelle : la respiration saccadée de Colombine, les gémissements entre ses dents serrées, les paroles rassurantes des deux infirmières. Avec un léger regret, il se détourne du Grand Canal. Colombine a souhaité être délivrée dans sa chambre. La table d’accouchement détonne quelque peu à côté du grand lit à colonnes, tout comme le moniteur sans fil ultramoderne qu’on a roulé par souci de commodité contre le mur à panneaux sculptés.
L’infirmière se redresse, son linge souillé à la main. Si sa tâche l’a répugnée, son masque neutre le dissimule. Stamballo apprécie ce professionnalisme et la gratifie d’un infime hochement de tête. À lui d’entrer en scène. Il reprend sa place entre les jambes de la Masque. Le caniche artificiel de Colombine lâche un jappement endormi – l’une de ses mille quatre cents réactions préprogrammées –, puis se rallonge, le museau entre les pattes.
— Nous allons pouvoir commencer, déclare Stamballo. Colombine, comment vous sentez-vous ?
— J’ai hâte d’en terminer, souffle la parturiente.
— Ce sera bientôt fini. Puis-je vous suggérer de déclencher une nouvelle dose d’anesthésie, pour votre confort ?
Et le mien , songe le médecin. D’un regard, il intime à l’infirmière de relever la chemise de Colombine. La main sur le ventre gonflé, il guette la contraction à venir. Durant les minutes suivantes, Stamballo se laisse immerger dans la technique. Colombine pousse selon ses recommandations. Par bonheur, si son Masque en forme de demi-lune n’occulte pas ses efforts, il épargne à tous son faciès grimaçant, rougi, déformé. Depuis le plafond à caissons, un angelot peint pose sur Colombine un regard empli de compassion.
Enfin, Stamballo recueille entre ses mains le paquet gluant. Il ne le conserve que le temps d’un bref coup d’œil. Le visage nu et contracté, recouvert de liquide amniotique, l’enfant pousse un vagissement sonore, preuve de sa bonne santé. Le médecin le confie à la seconde infirmière qui effectuera les premiers examens. Celle-ci ne peut réprimer une onde de dégoût. Stamballo en prend note ; il la réprimandera plus tard. L’inexpérience n’excuse pas tout. Chacun sait que pratiquer la délivrance figure parmi les tâches les plus répugnantes, mais les Masques payent Stamballo pour son efficacité et sa maîtrise des gestes techniques. En retour, il s’engage à une neutralité totale.
L’infirmière emporte son fardeau dans la pièce voisine. Les vagissements diminuent. Le nourrisson sera bientôt emmené vers la crèche qui le prendra en charge jusqu’à ses trois ans.
— Enfin, soupire Colombine.
— Vous voilà délivrée, lui assure Stamballo. Plus que le placenta à expulser et ce sera tout à fait terminé.
Derrière son Masque ouvragé, les paupières de Colombine se ferment de soulagement. L’infirmière restante en dégage les mèches de cheveux humides, accrochées aux bordures minutieusement sculptées, restaurant un fragment de dignité mise à mal. Nul n’aime voir un Masque en pareille situation. Dans quelques jours, Colombine chaussera de nouveau ses ballerines et mènera la prochaine Mascarade jusqu’aux portes du palais du Doge. Elle oubliera bien vite cette épreuve.
Le ventre dégonflé se contracte sous la main de Stamballo, le placenta ne tardera pas. Le médecin chasse ses pensées et se remet à l’œuvre.
 
Chapitre 1
Fénéla tapote les oreillers du grand lit pour leur redonner leur gonflant, efface les plis de l’épaisse courtepointe. Après, comme Mercille l’aime, elle étend en travers le châle de brocart : la Masque en enveloppe sa maigre carcasse à la nuit tombée. Quand enfin se repose sa langue de vipère. Par la fenêtre ouverte, le soleil illumine les broderies dorées de reflets taquins que Fénéla contemple d’un œil aigre. Comme si ça pouvait lui arriver un jour, de posséder un vêtement aussi cher ! Elle hésite un instant avant de tendre la main vers le châle. Ses doigts s’attardent sur la douceur de la soie, s’étonnent encore de la fraîcheur du tissu, se crispent légèrement tandis qu’elle l’imagine drapé sur ses épaules à elle, ses vieilles épaules de domestique. C’est inutile, de rêver. Ça ne remplit pas l’estomac.
Mercille sort de la salle de bains, suivie par un lourd nuage de parfum. Derrière son masque, Fénéla pince les narines. Elle n’a jamais réussi à s’habituer à ces effluves capiteux, ils lui retournent toujours le cœur le matin. Une pichenette suffirait, pas besoin de tomber dans la bouteille. Sa maîtresse s’assoit à sa coiffeuse et entreprend de passer une crème antitaches sur ses mains tavelées. Elle ignore que parfois, Fénéla s’en autorise une minuscule noix, elle aussi, et qu’elle frotte longtemps sa peau fripée. Pourtant, la sécheresse ne cède pas d’un pouce ; sans doute n’en met-elle pas assez.
Alors que Fénéla s’approche d’elle, Mercille lui lance :
— Apporte-moi d’abord ma tablette !
Docile, Fénéla va débrancher la tablette de l’écran mural. Aussitôt, deux panneaux de bois sculptés coulissent dans un ronronnement jusqu’à le recouvrir entièrement et affichent une vue nocturne de Venise particulièrement saisissante, ses immenses voiles blanches déployées et son chapelet d’îlots mobiles. Satisfaite, Mercille commence à faire défiler les nouvelles du jour. Elle prend son temps, même si toutes deux savent quelle rubrique retiendra finalement son attention. Fénéla tend à contrecœur la main vers la brosse à cheveux. Dès qu’elle pliera les doigts, des élancements scintilleront d’une articulation à l’autre. Son esprit compose un dialogue plein de rancœur.
— Vous pourriez vous peigner vous-même !
— Tu sais bien que mes mains me font mal, avec toute cette humidité.
— Et les miennes, alors ?
Mais les lèvres de Fénéla restent closes tandis qu’elle brosse les cheveux gris et cassants de Mercille. Ni l’une ni l’autre ne rajeunissent, seulement Mercille a les moyens de retarder l’échéance, de la rendre plus confortable. Fénéla s’efforce d’adoucir ses gestes alors même que la douleur fait perler une larme aux coins de ses yeux. Ce matin, ses articulations lui hurlent de cesser. Mercille lève la tête, leurs regards se croisent. Fénéla retient son souffle, l’impossible est-il toujours impossible ?
— Que penses-tu d’une simple tresse ?
Les épaules de Fénéla s’affaissent. La vieille peau. La Masque a-t-elle deviné la souffrance qui tenaille sa domestique ? Fénéla se mord l’intérieur de la joue. Pour cela, encore faudrait-il qu’elle existe aux yeux de Mercille. Sa maîtresse remarquerait-elle seulement si une autre que Fénéla lui brossait les cheveux ? Par moments, Fénéla elle-même ne se reconnaît pas dans le miroir. Son masque neutre, d’une blancheur presque transparente, n’autorise qu’une poignée d’émotions. La docilité. L’humilité. La servilité. Jamais la colère, jamais la joie. Au contraire, le Masque richement ouvragé de Mercille, encadré de volutes noires et blanches, reproduit toute la gamme d’expressions d’un visage, sans sa répugnante nudité.
Mercille ouvre enfin la rubrique people. S’affichent les images rayonnantes du couple en vogue, Le Magnifique et Bella. Petite, Fénéla se rêvait en Bella, la chanteuse à la voix d’or. Le temps a passé. Les Bella se sont succédé sous le Masque, éternellement célèbres et adulées. À cinquante-deux ans, Fénéla jette à peine un coup d’œil aux cendres de son rêve d’enfant. Elle brosse les cheveux de Mercille, retarde le moment où il faudra les tresser à petits gestes serrés qui allumeront un brasier dans ses articulations.
La Masque se met soudain à caqueter, ce rire étrange qui jamais ne franchit les frontières de cette chambre luxueuse.
— Ah, ils se pavanent. Tu as vu, Fénéla. Te rappelles-tu quand Le Magnifique venait pleurer dans le salon des glaces, transi d’amour ? Désespérant de conquérir Bella ?
— Oui Madame. Je me souviens aussi des conseils que vous lui avez donnés.
Inutile de tergiverser. Fénéla serre les dents sous son masque et sépare en trois les cheveux de Mercille.
— Souriez, mes mignons. Votre amour est ma création et je peux vous défaire à ma guise.
Elle le fera, songe Fénéla, dès qu’elle sera lassée du bonheur des deux Masques, quand ils oublieront ce qu’ils lui doivent. Combien d’autres couples a-t-elle brisés au fil des ans ? Une insinuation ici, une parole échappée là, et l’orage éclate. La vieille continue à cancaner, mais Fénéla ne l’écoute plus. N’existent plus que ses doigts, véritables tisonniers portés au rouge, et les mèches de cheveux de plus en plus fines à mesure que la tresse grandit.
 
Fénéla descend l’imposant escalier qui la mènera au rez-de-chaussée. Sa main malmenée court sur la balustrade en marbre, fraîche sous sa paume. De l’autre, elle serre contre elle le linge de nuit de Mercille. Sous les effluves de parfum monte une odeur de sueur aigrelette. Tout là-haut, au second étage, une porte claque. Fénéla sursaute. Mercille déteste quand elle emprunte

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