Moorland , livre ebook
210
pages
Français
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2024
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1981, Albanie.
Connais-tu ce pays qui s’effondre ? Celui de l’aigle à deux têtes. Celui d’un monde cerné de murs dressés par l’arrogance des hommes. Celui des pierres lustrées du sang des révoltés.
Le Kanun, indifférent, regarde le rapace s’éteindre, persuadé que la folie ne meurt jamais.
Personne ne sait comment arracher le cœur du mal.
2015, Irlande.
Connais-tu ce pays de tourbe et de cailloux ? Des morceaux d’âme si lourds que tes bras ne pourront jamais les porter. C’est ici, sur cette terre brûlée de Moorland, que l’aigle fou est revenu se poser, assoiffé de vengeance.
Ciara McMurphy ne le connaissait pas, pourtant elle dansera avec lui la valse des morts.
« Après Aughrus Point, Ciara revient.
Des plateaux désertiques de l’Albanie aux landes tourbeuses peignées par le vent, un polar irlandais ébouriffant dans lequel la folie rencontre la tradition et règle les pas d’une inexorable chorégraphie. »
Dora Suarez-LE-BLOG.
Gérard Coquet est le vrai nom du deuxième « clavier » de Page Comann avec
Ian Manook. « Souviens-toi de Sarah » et « OUTAOUAIS » ont été signés sous ce pseudo.
Son pays de prédilection est l’Irlande où il a séjourné à de nombreuses reprises et dont il s’est imprégné de la culture.
MOORLAND
Gérard COQUET
MOORLAND
M+ ÉDITIONS 12 rue de la Part-Dieu 69003 Lyon mpluseditions.fr
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
© M + éditions Composition Marc DUTEIL ISBN : 978-2-38211-230-4
Kanun : Article 101, paragraphe 695 :
« Pour l’Albanais des montagnes, la chaîne des générations de sang et de parenté s’étend à l’infini. »
Lekë Dukagjini.
MOORLAND est la refonte complète de L’AIGLE DES TOURBIÈRES paru il y a 5 ans chez JIGAL.
Le texte, une partie de l’histoire et la temporalité ont été modifiés. Celles et ceux qui ont déjà lu L’AIGLE DES TOURBIÈRES pourront apprécier ce nouveau travail éditorial et le talent de Nathalie GOUILLON, correctrice chez M+.
J’espère que les autres tomberont sous le charme de l’Irlande et des mystères de l’Albanie puisque l’histoire de MOORLAND commence là-bas.
Albanie, 21 décembre 1981
Deux avancées bétonnées cernent la crique. Un paysage démonté. Un enchevêtrement de structures métalliques rouillées. À côté, une pierrée plonge vers la mer où se déversent les eaux putrides d’un égout. Dans les flaques, le reflet d’un ciel s’éteint. L’heure est entre chien et loup. Vers la plage, les rafales déplacent des tourbillons de sable. Les hululements des oiseaux de nuit répondent aux coassements des crapauds.
Ici, avant, c’était un coin de paradis.
Là-bas, un kiosque au bout de la jetée. Une estrade sur laquelle un orchestre jouait pour des couples enlacés sur la piste de danse. Un dernier instant de bonheur. Autour des tables, les gamins s’empiffraient de rahat loukoums moelleux ou de ballkonis d’amandes, de noix et de fruits secs sucrés au miel.
Aujourd’hui, c’est un décor de fin du monde.
Depuis la dune, des entassements d’ordures, des sacs plastique devenus tortues de mer, emportés vers le large par le ressac. Et toujours ce fichu vent glacial qui brasse l’odeur des poubelles. La nuit tombante ne parvient pas à gommer la désolation du paysage. Au loin, un camion déverse sa benne d’immondices sur le sable. Éclairée par les faisceaux des lampes torches, une marmaille affamée grouille au milieu des déchets et fouille la misère.
C’est la notion du partage, version Enver Hoxha.
Deux coups de feu claquent. Quelques secondes plus tard, une troisième détonation en prolonge l’écho.
Quelques jours plus tôt…
I
Të shpëtóftë Perëndía nga shérri i grúas (Garde-toi de la malice de la femme)
Depuis le départ, les journées traînent en longueur. Vides et mornes. Une succession de besognes inutiles, d’ordres contradictoires, de questions sans réponse, d’interminables attentes dans des salles obscures. Pour rien.
Dans le couloir, le va-et-vient des policiers et des membres du Parti dessine des ombres distordues contre la cloison en verre martelé. Ici, dans les locaux de la Sûreté de l’État, hormis quelques banalités sur le temps qu’il fait et celui qui passe, personne ne parle. Depuis 1943, rester courtois et fade est le meilleur moyen de gravir les échelons. Se taire, c’est avancer dans la hiérarchie sans finir dans les geôles de Linza, la forteresse de la Sigurimi.
La clarté des néons aseptise ce bureau dans lequel le système la confine sans lui donner d’explication. Susan déchire le feuillet de son agenda et affiche le jour suivant : le jeudi 17 décembre 1981. Encore des heures sans fin à gaspiller dans le néant dogmatique du communisme. Comme hier. Comme demain. Depuis un an, elle perd son temps à paraphraser des articles de propagande que personne ne lit. Enver Hoxha… l’occasion de rencontrer l’Étoile qui brille au firmament du ciel politique albanais ne s’est jamais présentée.
Un des pavés d’éclairage crachote des spasmes lumineux sur les tracts empilés contre les murs. Susan approche une chaise, remonte sa jupe et grimpe sur l’assise. Le pavé lui brûle les doigts, mais cesse son clignotement. Pendant un temps qu’elle ne mesure pas, elle demeure sur son perchoir, priant un Dieu quelconque de l’emporter loin de ce pays de désolation.
Depuis plusieurs semaines, foutre le camp est devenu une obsession, mais avec son gamin qui l’attend dans l’appartement étriqué de la rue du stade Qemal Stafa, c’est impossible. Quelle connerie d’avoir emmené son fils avec elle ! Dans ce pays de psychopathes qu’elle idolâtrait encore il y a moins d’un an, Bobby est pire qu’un boulet à traîner. Le dernier maillon d’une chaîne invisible qu’un marionnettiste militarisé tire de temps en temps pour lui rappeler d’où viennent les consignes. Ici, au pays de l’aigle à deux têtes, on respecte les ordres. On obéit et on la ferme. Le peuple ne lève les yeux que pour regarder vers le Ciel du dieu Enver Hoxha.
À forte dose, c’est irrespirable.
Susan pousse sa chaise à roulettes et retourne à son bureau métallique.
À côté d’un plumier en bois, le journal du Parti plié en quatre. Elle s’assied. La tête lui tourne un peu, comme un lendemain de trop longue soirée, après une nuit chargée de raki et de cigarettes. De discussions sans fin sur les bienfaits de l’idéologie imposée au peuple.
Respirer !
Alors, Susan ferme les yeux. L’épuisement l’étouffe à force de côtoyer ces incultes élevés au rang d’intellectuels privilégiés, une armée de cailloux investie de tous les droits. Celui de questionner, celui de torturer ou d’expédier n’importe qui vers la boue d’une tombe sans avoir à se justifier. Dans ce monde dénué de compassion, une erreur de jugement ou une parole de travers entraînent soit un acte de soumission au Parti, soit une condamnation à mort.
C’est simple, comme bonjour.
Ces figurines paranoïaques sont les métastases d’un pouvoir cancérigène, accréditées pour s’incruster dans l’existence des autres. De leurs yeux morts, rien ne transpire, sinon une inquiétante froideur idéologique. Toutes sont fabriquées sur un moule identique. Vouloir les différencier est une gageure. Même accoutrement militaire grisâtre, sans grade ni élément distinctif. Même casquette avachie sur un crâne rasé. Même faciès cuit par la réverbération des neiges des hauts plateaux ou le soleil de la côte Adriatique.
Pour se donner une contenance, Susan ouvre le journal du Parti.
« Të shpëtóftë Perëndía nga shérri i grúas. »
(Garde-toi de la malice de la femme.)
À la une, le titre est idiot. La photo est encore pire. Une femme au visage grassouillet et trop maquillé y est décrite comme l’exemple de la dépravation alimentaire. D’après le journaliste, le teint porcin de cette Anglo-saxonne est la preuve que la surcharge pondérale résulte d’une maladie capitaliste incurable dont le Peuple doit se méfier. « Le Peuple ! » Susan répète le mot jusqu’à s’en écœurer. Pourquoi a-t-elle été aussi stupide ? Pourquoi s’est-elle laissé bercer par cette doctrine nocive ? Ce miroir aux alouettes ?
Après avoir traversé le chaos de la guerre, l’Albanie a cédé aux sirènes politiques soviétiques ou chinoises puis a tout envoyé balader. Résultat des courses ? Le pays s’est couvert de bunkers pour endiguer une probable invasion, sans savoir de quel côté viendrait l’ennemi. Les délires paranoïaques d’Enver Hoxha ont alors accouché de dizaines de milliers d’amoncellements bétonnés. Des bunkers plantés à chaque carrefour des villes, éparpillés dans les campagnes les plus reculées, selon une logique difficile à cerner.
Vus de France, ces incessants retournements d’alliance étaient inexplicables. Susan, journaliste aux engagements vitriolés, a été mandatée par le Parti ouvrier pour rencontrer le camarade Hoxha, tracer son portrait et, si possible, comprendre les méandres de sa ligne politique.
En vain.
Depuis son arrivée à Tirana, la fougue de ses espérances s’épuise contre des murs administratifs infranchissables. Chaque fois qu’elle formule une demande de rendez-vous, elle reçoit la même réponse : « Tu dois au préalable t’imprégner de la logique du mouvement hoxhaïste. »
« Quelle logique ? » répète-t-elle à voix basse .
La mascarade dure depuis un an. Une année sans avoir de nouvelles de son Irlande natale ou de son pays d’adoption politique : la France.
Égarée dans ses réflexions, Susan n’entend pas la porte du bureau s’ouvrir. Un claquement de bottes la ramène sur terre. Une fonctionnaire lui tend une feuille estampillée du sigle gouvernemental : l’aigle à deux têtes. Cette caricature de femme respecte dans les moindres détails les consignes hoxhaïstes. Uniforme cousu dans une toile épaisse et sombre. Taille unique et unisexe. Poitrine contrainte pour mieux transformer ce qui lui reste de seins en gants de toilette. Cheveux gras et coupés court. Le vide de son regard et la peau cuivrée de son visage stigmatisent « le monde meilleur » offert par le Parti à une pauvresse des montagnes du Nord. À force d’obéir et de ne rien montrer, qu’il s’agisse d’un bout de peau à la lisière du cou ou le début d’une mèche effrontée, cette préposée s’est muée en robot étatique. Pourtant, elle est encore jeune. Sans le savoir ou le vouloir, elle applique à la lettre un des grands principes du socialisme. Pour Enver Hoxha : « La mode implique la dégénérescence morale, et de la dégénérescence morale à la dégénérescence politique, il n’y a qu’un pas. »
Susan a devant les yeux l’exemple à suivre si la lobotomie la tente un jour.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Une convocation. On viendra te chercher.
La fonctionnaire tourne les talons. Dans des effluves de mauvais savon et de cigarette froide, elle sort et claque la porte derrière elle. Son pas lourd résonne dans le couloir avant de disparaître.
Susan déplie la missive : « Le camarade ministre Adil Çarçani convoque la camarade