Un autre regard sur les illettrés
296 pages
Français

Un autre regard sur les illettrés , livre ebook

-

296 pages
Français

Description

Qui sont ces "illettrés" qui font périodiquement la une de l'actualité, sans que l'on sache ce que ce terme signifie précisément ? Ce livre réfute les discours simplistes sur un "illettrisme" généralisé, menaçant, "fléau" dont les victimes seraient des déficients sur le plan langagier et intellectuel. En s'appuyant sur les paroles et les textes de ceux qui sont ou se sentent en difficulté avec l'écrit, l'auteure analyse les représentations que l'école et toute la société nous ont léguées à tous.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2011
Nombre de lectures 115
EAN13 9782296462915
Langue Français
Poids de l'ouvrage 6 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1250€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

UN AUTRE REGARD SUR LES “ILLETTRÉS”
© L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-55138-1 EAN : 9782296551381
Anne TORUNCZYK UN AUTRE REGARD SUR LES “ILLETTRÉS”
Représentations, apprentissage et formation Avec la contribution de Françoise XAMBEU L’Harmattan
A nos "stagiaires" Ils défilent dans ma mémoire, parfois en groupes, parfois isolément. J’en ai gardé les traces : peu de photos (on n’y pense pas), des brouillons que j’ai eu parfois, pas assez souvent, l’idée de photocopier, des paroles captées ici et là, griffonnées sur un bout de papier ou sur le cahier de liaison des formateurs… Beaucoup de textes dont ils sont les auteurs, et d’entretiens individuels que j’ai transcrits. Ces jeunes jetés du système scolaire, gavés de mauvaises notes, convaincus d’être des "bons-en-rien" donc des "bons à rien". Vomissant par conséquent, on le comprend, tout ce qui ressemblait à un enseignement scolaire. Papier + crayon = danger pour la dignité, le respect de soi-même, ou ce qu’il en reste… Pourtant ils écrivaient lorsque l’écriture faisait partie d’un projet de création : récit de vie, œuvre collective ou personnelle, scénario pour un film, dialogues d’un roman-photo - et lorsqu’ils avaient compris que le formateur, en face d’eux, n’était pas là pour les juger ni même pour les corriger. Je me souviens d’une adolescente se lançant avec passion dans l’écriture d’un roman policier, avec une orthographe très approximative. Sous sa plume avait jailli cette phrase délicieuse : "Ah ! s’écria la duchesse, quand je pense à la mort de mon mari, j’ai pas le moral !" Ces adultes, relevant de la même catégorie, arrivés en formation dix ou vingt ans plus tard, souvent pleins de regrets de l’école manquée, des études inaccessibles. Adultes abîmés par le chômage, symbole de l’échec social, renvoyés de stages en ANPE au gré des "dispositifs" divers : "techniques de recherche d’emploi", CV + lettre de motivation, faut écrire – et quel est l’employeur assez fou pour m’embaucher puisque je ne sais rien ? A part pour faire le ménage, et encore… "Le stage, ça me servira de tremplin avant de travailler. Les gens, ils pensent quoi ? Tu es nulle… Ecrire correctement : quand on sait ça, on peut aller travailler !" Ces femmes du Maghreb ou d’Afrique Noire, privées de scolarité ("Mes frères y sont allés, à l’école, moi non : mon père trouvait que c’était pas la peine puisque j’étais une fille"), ou qui n’avaient mis qu’un orteil à l’école ("Je
devais aider ma mère"), et qui rêvaient de prendre une revanche, grâce à la formation, sur une existence où elles avaient depuis toujours été vouées à la serpillière et à la maternité. Curiosité, désir fou d’apprendre à lire, à écrire, rêve de devenir comme les autres, des "lettrées"… "Toi, tu auras le Bac !": réflexion ironique, qui faisait pouffer le groupe, lorsque l’une d’entre elles réussissait à écrire un mot, une phrase. Ces femmes de tous milieux, restées des années au foyer pour y élever leurs enfants et qui, demeurées seules, la plupart du temps à la suite d’un divorce, désocialisées, devaient se mettre ou se remettre au travail, persuadées qu’elles en étaient incapables, ne sachant dans quelle branche s’orienter ni ce qu’elles pouvaient faire, terrifiées à l’idée de se présenter à un employeur qui, dans leur imaginaire, ne pouvait que les juger inaptes. "Sortir de la maison, c’est le premier pas, j’ai perdu l’habitude. Les contacts avec les autres… sinon je m’enfonce... Aller chercher du travail ? Je sais même plus ce que je peux faire !" Ces salariés, souvent de longue date, pris de panique dès qu’il leur fallait écrire le moindre message ("Même sur un postit, j’écris 4 mots, je sais qu’y a 4 fautes !"), vivant dans l’angoisse constante d’être "découverts", choisissant, avant d’écrire, les mots dont ils étaient sûrs en s’interdisant tous les autres (souvenir de celui qui jonchait sa table, autour de l’ordinateur, de tous les mots écrits dont il pensait avoir besoin). Ceux qui avaient réussi à dissimuler leur "infirmité" à leurs collègues et patrons, ceux qui osaient un jour l’ "avouer" dans l’espoir d’une formation et qui voyaient, dans le regard des autres, poindre la commisération… Ceux dont les enfants découvraient, un jour, que leur père, (ou leur mère, mais curieusement c’était moins grave) ne savait pas écrire, parfois pas lire. Tous ces rescapés d’un naufrage scolaire, quelquefois en partie imaginaire, dont rien – ni le travail où l’on est apprécié, ni un mariage heureux, ni des enfants dont on est fier – ne peut guérir les blessures. Ces étrangers venus s’installer en France des quatre coins du monde, réfugiés politiques ou plus souvent exilés à la suite du mariage avec un(e) Français(e), souvent diplômés et d’autant plus humiliés d’être répertoriés par l’ANPE dans la catégorie des "analphabètes" ! Privés de leurs repères, rongés par la nostalgie du pays, des proches dont ils sont séparés, perdus en France où tout est différent, et que la barrière de la langue enferme dans la solitude : "Un de mes premiers jours je suis rentrée dans une boutique, il avait une vendeuse qui se mauquait de moi, j’ai pleuré et j’étais très triste et j’ai pensé plusieurs fois de quitter la France et mon mari français parce que j’ai pas pu comminiquer ni de faire contacte aux gens"
6
Ces patients de l’hôpital psychiatrique persuadés que la maladie, les traitements les avaient définitivement privés de la faculté de s’exprimer, de réfléchir, de lire, d’écrire : innommable détresse de ne pas savoir si on est encore soi-même, si on ne s’est pas perdu, corps et âme, dans la maladie… "Je prends tous ce qui vient / la folie apaisée et enfouie / les tonnes de médocs / aux effets choc / le soir ou le matin / peu importe / peut-être sans fin." Ces adultes, chômeurs ou travailleurs, venus en formation pleins d’espoir et d’angoisse pour préparer un examen, un concours qui donnerait à l’avenir plus de sens que n’en a le présent, ouvrirait les portes d’une reconnaissance sociale, transformerait un travail ingrat (ASH, agent de service hospitalier, par exemple) en une fonction socialement valorisée (aide-soignante, ou même infirmière !) "J’ai envie d’aller plus loin… Est-ce que j’en suis capable ?" J’ai donc eu affaire à des publics extraordinairement variés. Pour moi, c’était une richesse inestimable : je devais sans cesse découvrir les motivations, les enjeux, les situations particulières et collectives, les procédures d’apprentissage, les exigences du travail ou de l’environnement de ces adultes, pour inventer une pédagogie, des outils adaptés : aucun groupe, jamais, n’était semblable à un autre. J’ai exploré grâce à eux des métiers, des univers que je ne connaissais pas. Une usine de jambons, un hameau de Harkis, deux mairies, l’hôpital – général et psychiatrique - une tuilerie où travaillaient depuis des décennies des réfugiés cambodgiens, des organismes HLM, la police municipale… Etonnant brassage social et culturel, où je rencontrais garagistes, femmes de ménage, brodeuses, éducateurs, peintres sur santons, aides à domicile, aides puéricultrices, jardiniers, vendeuses, dockers, maçons et manoeuvres esquintés par leur travail, mais aussi professeurs, ingénieurs, journalistes, sportifs, musiciens étrangers, et même des missionnaires ! J’ai voyagé aux quatre coins du monde, dans des groupes où se nouaient d’improbables amitiés entre un pasteur américain et un pêcheur marocain, une violoniste russe et un pâtissier japonais, de sages et blondes jeunes filles au pair nordiques et une pétillante Cubaine noire, championne de volley-ball… Dans certains groupes, c’était aussi la première fois qu’hommes et femmes s’asseyaient côte à côte pour travailler ensemble. La formation était un lieu privilégié de rencontres et de paroles, de rires et parfois d’émotions, de concours de gâteaux et de festins exotiques, où s’échangeaient les cultures, les expériences et les vies des uns et des autres.
7
Un mot pour dire aussi que le "je" peut la plupart du temps être remplacé par un "nous" : j’ai toujours travaillé avec une équipe de formateurs soudée, vivante, stimulante : leur personnalité, leurs idées, leurs expériences ont nourri ma vie professionnelle d’une inestimable collaboration. Nous discutions, nous nous soutenions, nous vivions intensément chaque formation ensemble. Nous allions dans le même sens, partagions les mêmes valeurs, les mêmes objectifs. Mais nos différences formaient la trame de cette entreprise toujours nouvelle, plurielle, où le travail de chacun complétait, enrichissait celui des autres et lui donnait plus de sens. Le rire nous délivrait souvent des difficultés que nous rencontrions, des angoisses de l’incertitude. Même nos désaccords nous aidaient à réfléchir, à creuser nos idées, à clarifier nos pratiques. J’ai eu cette chance incroyable de ne jamais connaître la solitude, de pouvoir toujours m’appuyer sur d’autres avec confiance, partager mes doutes, mes échecs, mes expériences avec eux. J’ai tiré de mon travail peu de reconnaissance institutionnelle, mais un immense "enrichissement personnel", au sens exclusivement figuré du terme. J’ai été une formatrice heureuse. Au regard de la politique actuelle et du désintérêt des pouvoirs publics pour la formation, j’espère que je ne suis pas parmi les dernières... Mais c’est là une réflexion "hors sujet", comme écrivent les profs sur les copies !
8
En guise d’introduction… Qu’est-ce que "bien lire", "bien écrire" ? Que "faut-il" lire ? Pour qui, pour quoi écrit-on ? Qu’est-ce qu’on écrit ? Comment faut-il écrire ? Quand, où, comment apprend-on à écrire (ou à lire) ? Ces questions peuvent paraître triviales. Pourtant, elles sont sous-jacentes aux appréciations portées sur toute production écrite. Les réponses qu’il donne, inconsciemment le plus souvent, à ces questions sont déterminantes pour celui qui écrit, qui n’écrit pas, qui n’ose pas écrire, qui écrit "bien", "mal", avec douleur ou satisfaction, et pour celui qui apprend, ou n’apprend pas, à mieux écrire. Je voudrais analyser dans une première partie les représentations de ces adultes qui, à des niveaux de difficultés divers, sont venus, parfois contraints et forcés (par leur situation professionnelle, leur employeur, le chômage etc.), le plus souvent spontanément, demander à apprendre, à réapprendre à écrire ou à améliorer la qualité de leurs écrits, ou encore de ceux qui désiraient se préparer aux épreuves écrites d’examens, la plupart du temps professionnels. Et je voudrais montrer combien ces représentations d’ordres divers constituent les fondements de la capacité à écrire, au point qu’on ne peut, sans les transformer, apprendre ni enseigner à mieux écrire. Je pense que cela ne concerne pas seulement ceux que l’on appelle, à tort ou à raison, des "illettrés" ou qui se considèrent comme tels. Ce mot est d’ailleurs tellement vague, tellement galvaudé (j’y reviendrai) qu’on ne sait plus au juste qui il désigne. Chacun d’entre nous, lorsqu’il a appris à écrire et lorsque, devenu adulte, il écrit, est guidé par ses propres représentations de ce que c’est qu’écrire, "bien écrire". Elles facilitent ou entravent nos capacités à rédiger. Elles dictent les jugements que nous portons sur nos écrits et sur ceux des autres. Dans mon parcours de formatrice, je n’ai pas rencontré seulement des personnes qui "ne savaient pas" écrire, ou qui avaient échoué dans leur scolarité. J’ai eu aussi affaire à des adultes qui préparaient des examens difficiles, qui "avaient le bac", voire qui avaient fait des études. Beaucoup étaient pourtant, indiscutablement, en difficulté lorsqu’il leur fallait écrire un rapport, un commentaire, une "dissertation". Je parlerai d’eux aussi.
Il n’y a pas d’un côté les "illettrés" (ceux qui ont gravement échoué à l’école et qui en sont sortis sans le moindre diplôme), de l’autre les "lettrés", dont on peut évaluer le degré de "lettrisme" à la dernière classe qu’ils ont fréquentée ou à leurs diplômes. En ce qui concerne la capacité à écrire, les choses sont bien plus complexes. Les difficultés, les compétences des échoués de l’école peuvent nous apporter des éléments pour comprendrenosdifficultés,noscompétences à écrireà nous, qui y avons réussi. Du moins, il me semble. Il y a les représentations cognitives : qu’est-ce qu’écrire et lire dans notre système d’écriture et comment apprend-on ? Qu’est-ce que transcrivent les lettres ? Qu’est-ce que l’on entend par "lire", "écrire" ? Les représentations psychosociales : à quoi servent la lecture, l’écriture ? Quelle place, quelle importance notre société accorde-t-elle aux écrits, quelle valeur implicite attribue-t-elle à la capacité de comprendre les écrits, à celle d’écrire "correctement" ? Comment est perçu celui qui écrit "bien" ou "mal" - qu’y a-t-il derrière ces mots - et, en miroir, comment se perçoit-on soi-même par rapport à ses écrits, conformes ou non aux exigences sociales ? Parmi ces représentations sociales, une place prépondérante doit être donnée auxreprésentations scolairesdu "bien", du "mal écrit", de ce qui est obligatoire, interdit, recommandé : elles jouent pour tous, "bons" ou "mauvais en français" un rôle essentiel, elles ont marqué pour toujours les adultes, ces anciens écoliers que nous sommes restés au tréfonds de nous-mêmes. Il y a également les représentations de la langue, ou des deux langues : celle que nous parlons, celle que nous écrivons. Quels sont leurs liens, leurs points de rencontre, de fracture ? Quels ponts, quel gouffre entre les deux ? Ont-elles quelque chose en commun, ou rien, ou presque rien, ou presque tout ? Quand je parle, quand j’écris, suis-je la même personne, moi-même, ou faut-il que je me transforme, que je me déguise, que je me soumette à des normes étrangères que j’ai assimilées ou imparfaitement acquises, que j’accepte ou dont je me sens prisonnier(e), dont je me joue ou qui me paraissent insurmontables? Et surtout, au cœur de l’acte d’écrire, il y a cette question lancinante : quelle image ai-je de moi-même, de mes (in)capacités, de mon (in)intelligence ? Quels jugements va-t-on porter sur moi, que mes écrits vont révéler parce qu’ils sont une trace visible, lisible, implacable, de ce que je suis ? "Quand on écrit, on se livre", me disait récemment un homme qui, pendant longtemps, avait refusé d’écrire pour ne pas dévoiler une orthographe déficiente. Les "mauvais en math", devenus adultes, n’en souffrent plus depuis qu’ils sont sortis du système scolaire : sauf incapacité totale de compter, leurs "lacunes" ne se voient pas, ne se dévoilent pas dans les actes de la vie
10
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents