Boites noires
78 pages
Français

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Boites noires , livre ebook

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Description

À l’occasion d’un drame collectif, le narrateur retrouve la trace de son père et de textes de celui-ci témoignant de sa difficulté de vivre et d’aimer.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 04 mars 2019
Nombre de lectures 0
EAN13 9782414332298
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0037€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Éric Lesieur
Boites noires
Nouvelle

----------------------------INFORMATION---------------------------Couverture : Classique
[Roman (130x204)]
NB Pages : 78 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 6

---------------------------------------------------------------------------Boites noires
Nouvelle
Éric Lesieur
6 963320
2
1
Vol de nuit
Le cœur qui remonte et une claque dans les reins. En
même temps, le carillon digital du signal « Attachez vos
ceintures » se déclenche, sûrement commandé par un
automatisme infaillible et redondant.
Rien à faire, malgré masque, boules Quies et double
whisky, cette fois c’est sûr, je n’arriverai pas à dormir,
même juste un peu. Quelques secondes vaseuses et la voix
du chef de cabine qui finit de me ramener à la réalité, à
travers les mousses dans mes oreilles, encore une fois j’ai
oublié mes boules en cire et me contente du kit dodo Air
France avec bouchons symboliques. « Nous traversons une
zone de fortes turbulences, veuillez regagner vos sièges et
attacher vos ceintures… » et patati, et patata, en Français,
English, et même une traduction qui se veut Portuguese,
ou supposée telle. Mais qu’il la boucle donc, avec cette
annonce, ça fait la troisième fois depuis une heure, la
dixième depuis le décollage de Paris et au moins la dix
milliardième, toutes langues confondues, depuis les débuts
de l’aviation commerciale. Tout le monde s’en fout, en
3 principe. Même moi, je devrais m’en foutre.
J’ai toujours adoré l’avion, les voyages en avion.
Quand nous sommes arrivés au Brésil, j’avais huit ans. En
sortant de l’école l’après-midi, je demandais à la nounou
de m’emmener goûter sur la terrasse de Santos Dumont.
J’avais peur de l’eau, des vagues, des requins, l’angoisse
d’être emporté par la mer, alors la plage, même
Copacabana, ce n’était vraiment pas mon truc. Santos
Dumont, c’était l’aéroport en ville. Des quadrimoteurs à
hélices, dont la carlingue en métal brut réfléchissait le
soleil, assuraient encore la navette vers São Paulo. Assis sur
la terrasse en tirant sur une paille, je ne me lassais pas de
les regarder, virage au loin au-dessus du Pain de Sucre
pour se présenter et toucher la piste à quelques dizaines de
mètres de moi, ou lâcher des freins dans le hurlement des
turbopropulseurs, ou peut-être était-ce encore des moteurs
à pistons, pour disparaître au-dessus de la baie de
Guanabara dans les brumes de chaleur de la fin
d’aprèsmidi. Maria-Dolores, elle – est-il besoin de préciser que
c’était le prénom de ma nounou ? – se lassait assez vite.
Dès que j’avais terminé mon deuxième coca, elle me
chuintait en sabir un rituel « Joaquim, maiténant ché
croich qué cha chouffi lech avionch, tenho que ir para
casa ». A quoi, le doigt tendu vers le Corcovado, je lui
répondais un aussi rituel « E.T téléphoner maison, E.T pas
tout de suite retourner maison » auquel elle souriait sans
rien comprendre tandis que j’imaginais sur le tarmac des
soucoupes volantes à la place des avions.
Bien plus tard, j’ai souvent pris ces vols, depuis que
maman s’est installée à São Paulo. En fait de nostalgie des
quadrimoteurs de mon enfance, la navette est maintenant
assurée par des Embraer 70 ou des A318, c’est beaucoup
4 moins romantique mais plus rapide et confortable. A
chaque fois j’éprouvais le même plaisir, surtout au retour,
assis près d’un hublot à gauche de l’appareil, à voir défiler
le littoral, la baie de Paraty, Angra dos Reis et l’Ilha Grande
avec au loin les sommets qui marquent la limite du Minas
Gerais. Et l’arrivée sur la baie de Rio, plages d’Ipanema,
Copacabana, enfin juste avant l’atterrissage les yachts de
luxe mouillés devant le Iate Clube, contraste saisissant avec
l’arrière-plan des favelas accrochées à la montagne du
Christ rédempteur.
Après mon bac, j’aurais voulu devenir pilote de ligne.
Bac français, il m’aurait fallu partir étudier en France,
renouer avec une famille paternelle oubliée. Maman ne
voulait pas, je n’étais pas assez autonome pour
m’affranchir et, un an après les attentats de New York,
l’aviation battait de l’aile. Je suis donc resté passager,
accroché à mon hublot, siège A22 à A42, suivant la taille de
l’appareil, mais toujours A, côté gauche, à droite on ne sait
jamais si ça va jusqu’à F, J ou parfois K, alors pour assurer
la visibilité, je demandais toujours un siège A.
Aujourd’hui, je suis en A42, tout à l’arrière de l’avion.
Après le signal sonore, j’ai vérifié ma ceinture, retiré mon
masque bleu, légèrement redressé le dossier de mon siège
et relevé le rideau du hublot pour regarder dehors. Toutes
les conditions sont réunies pour que j’apprécie une fois
encore cette situation. Le soleil est haut sur l’Atlantique et
le spectacle grandiose de cumulonimbus comme des
enclumes gigantesques. A onze mille mètres d’altitude je
parviens juste à en distinguer le sommet.
J’ai si souvent goûté cet environnement. Mais là, non,
je suis oppressé, comme presque tous les jours depuis deux
ans au moment du réveil, encore plus lorsque je suis en
5 avion. Je suis pourtant bien trop rationnel pour ne pas
savoir que l’impensable n’a aucune chance de se
reproduire, peut être un million de fois moins de chances
qu’il n’en avait la première fois, avec déjà une probabilité
tellement ridicule qu’elle n’effleurait jamais l’esprit de
quiconque, et sûrement pas le mien.
Pourtant l’impensable est arrivé, ici même, il y a deux
ans. Ces reflets que je vois en ce moment sur l’océan, dans
les rares trouées permises par les nuages énormes du Pot
au Noir, marquent à quelques encablures près la zone où,
dans la nuit du lundi de Pentecôte 2009, le vol AF447 est
tombé en mer, tuant dans la même seconde 228 personnes.
Je sais qu’en ce moment tout le monde y pense à bord de
l’airbus, passagers et équipage. Les équipages, je les
rencontre souvent en escale à Rio et, même deux ans après,
même ceux qui ont rejoint la compagnie depuis ou ceux,
navigants techniques ou commerciaux qui ne
connaissaient personne sur le vol fatal, tous y pensent à
chaque rotation sur la même route, et particulièrement lors
du vol retour, désormais AF445 quand, une fois les
derniers plateaux du dîner rangés dans les galleys, les
lumières de la cabine sont baissées pour la nuit. C’est
l’heure à laquelle, avec la régularité d’un métronome,
l’avion aborde la zone de convergence intertropicale. La
cabine semble alors endormie, rien ne bouge sinon les
coffres à bagages secoués par les turbulences, mais chacun
ressent une atmosphère pesante. Sans le ronflement
régulier et apaisant des moteurs, on entendrait les cœurs
battre plus fort et le souffle de respirations accélérées. Dans
le cockpit, pas un mot, pilote et copilote scrutent les écrans
dans une check-list silencieuse et continue que rien ne
justifie dans cette phase du vol, sinon l’inconscient collectif
6 et une forme d’hommage à ceux qui ont disparu cette autre
nuit, même heure, même endroit, météo semblable et
tellement habituelle dans cette zone, même avion, même
procédures et même entrainement de l’équipage, même
configuration enfin sinon ces trois petits pattes fixées sous
la carlingue, ces sondes Pitot changées depuis, quelques
centaines de grammes, petits tubes épais comme le doigt,
comme ce doigt qui depuis deux ans les pointe pour les
charger de toute la responsabilité du drame.
Depuis l’accident, chaque fois que je fais le voyage, je
prends si c’est possible un vol de jour, même si c’est
interminable. L’idée de mourir dans la nuit m’est
insupportable. Combien de temps faut-il à un avion pour
tomber de onze mille mètres ? Même s’il tombe comme
une pierre, c’est un temps infini. Mais l’airbus de Rio n’est
pas tombé comme une pierre, c’est une des rares choses
que l’on sache, les pilotes ont dû tout faire pour rattraper la
chute, enrayer la vrille, peut-être ont-ils failli réussir,
peutêtre même ont-ils réussi, mais quelques secondes trop tard
pour permettre la ressource qui évite l’impact. Combien,
ces minutes interminables, deux, cinq, dix ? Dans le noir,
sans comprendre ce qui arrive, brutalement tiré du
sommeil, entouré de hurlements de terreur sans même
voir le visage de son voisin, son ami, sa femme ou son
enfant, et enfin plonger dans la mort, seul au milieu de
deux cent autres solitudes.
*
* *
erDeux ans en arrière, 1 juin 2009, je suis à Roissy. Je
débarque de São Paulo en fin de matinée, AF459, vol sans
7

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