L’APPEL DU SILENCE
42 pages
Français

L’APPEL DU SILENCE , livre ebook

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Description

L'appel du silence est une tentative d'esquisser un portrait éclaté de Fatou. Une Fatou générique qui révèle plusieurs états de la femme africaine de l'enfance à la mort. On y retrouve une expression des contradictions profondes de l'être par la révélation de tabous concernant le corps de la femme. Une narration complexe, un récit non linéaire qui déborde de mystères entre hallucinations et réalité.

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Publié par
Date de parution 21 novembre 2023
Nombre de lectures 167
Langue Français

Extrait

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n trou a été creusé dans le sol sec et rocail-U leux. C’est un trou rectangulaire de la taille d’un homme, ses bords sont irréguliers. Il est étroit et peu profond, à peine une coudée. Le soleil est au zénith. Autour de la fosse, quelques hommes fredonnent une litanie. Une poignée de terre est jetée, ensuite une deuxième vient éclabous-ser l’étoffe blanche. Les murmures se font plus fer-vents. La sueur dégouline des fronts, brûle les yeux et brouille les regards. Une troisième poignée de terre est lancée, et le corps en est entièrement recouvert. Les pas s’éloignent, les voix se retirent. Je n’étouffe pas. Je hèle la foule qui tourne le dos. Je les interpelle, chacun par son nom. Mais ils pressent le pas. Je leur rappelle des histoires, les secrets partagés et des anecdotes ; peut-être se souviendront-ils. Ils ne se re-tournent pas. J’évoque les liens de sang et les pactes qui ne se rompent qu’avec la mort. Ils s’en vont. Le corps est traitre. Il y a quelques jours, les mus-cles se contractaient puis s’allongeaient, et ce corps s’élançait avec force. Il courait, il marchait, il dansait. Mais aujourd’hui, dans cette fosse, gît, une statuette d’argile. Une ïgurine sans âge a basculé d’une éta-
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gère. Elle est tombée sans faire de bruit et repose dé-sormais sur le côté droit, dans le recoin d’une bou-tique d’antiquaire. Les organes travaillaient comme des forcenés, ali-mentés par une bouchée maintes fois transformée dans des usines où les humains portent des masques. Ils amassaient, traitaient et maintenaient la vie grâce à une pitance que des mains nourricières n’ont pas bénie. L’usine s’est arrêtée. L’organisme s’est déshy-draté, les membres se sont desséchés et la carcasse n’a plus de nom. Même les piliers osseux qui ont amorti les épreuves seront bientôt poussière. Un morceau de tissu dans la bouche entrave mes mots. Les oreilles n’entendent plus. Le corps est traitre. Qu’il se laisse envelopper dans un linceul parfumé ou qu’il se calfeutre dans un cercueil en bois précieux, il sait que la chair infusera la terre et la bête sera nourrie. A l’ instant même, il m’a été présenté le monde, ses reliefs et ses couleurs, et je découvre que ceci est un mirage. J’ai prié pour l’éternité lorsque apparaissait un paysage au détour d’un chemin pavé. J’ai cueilli le spectacle et applaudi la beauté sous les grimaces de l’enfant qui joue dans la boue. Et je me souviens
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de ce jour où, dans une prairie, ces yeux ont admiré un brin d’herbe aux mille reets d’émeraude. Puis, en un clignement, l’écran est devenu opaque et la pa-lette livide. Les yeux n’acceptent plus la lumière. Je n’ai plus de maison. Ceux qui m’ont aimée sont re-tournés à leurs occupations. Sans corps et sans nom, j’ai erré dans l’entre-espace où le temps ne s’est plus écoulé. ----------------------
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atou… Je fus appelée. L’écho de mon prénom F surgit du néant pour s’échouer dans l’inïni. Fatou… Fatou… Deux syllabes allongées, prononcées dans une langue universelle qui reten-tissait d’une bouche muette vers l’oreille assourdie d’une mortelle. Fatou… Fatou… Fatou… Par trois fois l’aveugle, le sourd et le muet n’ont cessé de m’implorer. Com-bien de Fatou ai-je connues dans ma vie. Portée par le continent et au-delà, elle s’est déclinée en court et en long. Elle aime s’accompagner d’amies comme Mame, Ndeye ou Yaye. Des amies qu’elle arbore pour nous faire oublier ses origines. Mame Fatou, Ndèye Fatou, Yaye Fatou…les gardiennes des tradi-tions. Fatou n’est pas d’ici . Pourtant les anciens disaient que le prénom est un fardeau lourd à porter. Nommer quelqu’un, c’était le signiïer, déïnir ses traits de personnalités ou an-noncer le destin qu’il devait accomplir. Porter un prénom c’était porter une responsabilité ; le prénom contenait un vœu à exaucer, un idéal à réaliser, et parfois un mauvais sort à conjurer.
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A chaque fois que le prénom était prononcé, c’était un rappel de la mission à accomplir. La femme enceinte avait des obligations et des inter-dits à respecter aïn que l’enfant à naître puisse pos-séder les meilleures qualités. On vantait la sagesse de Thierno, l’intelligence de Bodiel et la beauté de Mossane. Quand une femme avait des enfants qui mouraient prématurément, les anciens avaient des pratiques et des stratégies pour pallier ce sort. En donnant à l’en-fant un prénom en apparence dévalorisant : Kènbou-goul (personne ne veut), Sagar (tissu sans valeur), ils dissuadaient la mort de s’emparer de son âme. Les parents qui avaient souffert de pertes à répétition interpellaient la mort à travers le prénom. Ainsi se plaignaient-ils : à quoi bon nous arracher cette chose périssable… à quoi bon nous faire souffrir pour une créature éphémère. Plus qu’un prénom il s’agissait d’une lamentation que les parents adressaient à l’es-prit qui donne et qui reprend. Un enfant n’était pas une possession dont on s’enorgueillissait, il s’agissait à la fois d’un cadeau, un prêt et une charge. -----------------
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atou... Où est celle qui tient la main de Kiné… F Tout Dakar le sait ; dans l’obsidienne nuit, elle se fauïle sous un voile devenant Fatima, la Maure aux délicieuses lèvres perlées de lait caillé. Le lait caillé sur ses lèvres qui tremblent. Fatima est maigre. Une femme doit avoir des courbes, lui répète sa mère. Une femme doit avoir des formes généreuses, lui rappelle sa tante. Une femme doit être dodue aïn que les mains de son époux se perdent entre les plis de ses bourrelets. Quel homme aimerait se faire pi-quer par des ancs décharnés… Quel homme aime-rait partager sa couche avec un fagot de bois sec… Quel homme aimerait poser ses lèvres sur des joues émaciées… Un coussin doit être doux, mou et bien rembourré. Alors, Fatima boit du lait. Jour après jour elle se gave de lait frais, de lait cail-lé, de bouillie accompagnée de beurre de lait. Ses fossettes disparaissent. Ses joues emprisonnent sa bouche. Ses pommettes s’épaississent et ses yeux s’étirent. Fatima est devenue une femme. Assise en tailleur sur une natte en peau de chameau et en bois de palmier, elle badigeonne ses poignées et ses mains de graisse
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et, pour enlever ses bracelets devenus trop petits, elle les fait glisser un à un, laissant des marques rouges et boursouées sur sa peau. Fatima a 13 ans. Façonnée, lavée par des servantes, son corps est mas-sé et embaumé d’efuves boisées. Des motifs délicats sont dessinés au henné sur la paume et le dos de ses mains jusqu’aux poignets et sur ses pieds. Aucune corvée manuelle n’altérera la vivacité des ornements sur sa peau d’albâtre : une inspiration poétique pour tout soupirant. Fatima est un pain de sucre enrobé d’un voile d’où s’échappent quelques mèches de cheveux. Le khôl appliqué, elle offre la clarté de son regard et invite aux conïdences sous la tente. Sa voix est le murmure du grain de sable. Son sourire, la lune. Dans la théière, le sucre blanc infuse et adoucit le li-quide, puis celui-ci se met à danser entre les tasses cristallines, et la mousse, blanche et suave. Le temps se suspend. Fatima est un temple. En son sein la pro-messe du réconfort et du repos. Le regard de l’homme a décidé : lorsqu’il désire, la jeune ïlle devient femme. C’est un scandale… lance Fatou-Kiné dans un tweet
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sur le mariage précoce qui devient viral. Aux dents vieillies, offrez la chair tendre ! Mame-Fa-tou lui rappelle un adage populaire. Elle ne com-prend pas cette tendance à la rébellion de la jeunesse. La tradition, nous l’avons trouvée ici, nous la laisse-rons ici, marmonne-t-elle en faisant glisser un bâton sur ses dents ivoire parées de gencives de jais. Elle déplore la porosité au féminisme de ces jeunes qui s’insurgent contre les leurs et déïent les traditions. Est libre celle qui s’enracine dans ses traditions tel un arbre y puisant force et guidance dans un monde en perdition. Pour Mame-Fatou, Fatou-Kiné est sem-blable à une souche desséchée, malmenée par des vents contraires, ballotée çà et là et qui ïnira en lam-beaux. Fatou-Kiné est féministe. Sur les réseaux sociaux, hashtag après hashtag, elle s’est fait la voix des femmes libres. Elle veut libérer les corps féminins de l’oppression du paternalisme masculin. Elle veut éliminer le dictat des publicitaires sur la beauté fé-minine. Elle sensibilise sa communauté, s’offusque lorsqu’un homme lui fait un compliment : je ne suis pas mon corps. Fatou-Kiné est instruite. Sa démarche est assurée et sa tête en équilibre sur ses épaules.
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Aucun jugement ne peut la faire basculer. Son dis-cours est authentique. Fatou-Kiné dit avoir vu d’autres Fatou violentées par des maris mécontents. Fatou-Kiné témoigne avoir échangé avec celles qui ont été chassées comme de vils serpents car n’ayant pas pu enfanter. Fatou-Kiné sait que ses semblables sont brûlées vives dans cer-tains pays où être née femme est une abomination. Elle ne se reposera pas tant que ce genre d’injustice existe. Elle ne déteste pas les hommes. Ne vous méprenez pas. A-t-on déjà vu une femme poursuivre son mari et le molester en public pour impuissance avérée avec récidives… Et quel jeune homme a été chassé de la maison pour vagabondage sexuel… Le père dira, sourire au coin : « Mon ïls est un bandit, je n’y peux rien » et la maman de renchérir : « Ce sont les ïlles qui harcèlent mon garçon, ne voyez-vous pas qu’il est innocent ? » C’est ce genre d’injustice qui exaspère Fatou-Kiné. Assise sur un lit d’une place, les jambes pliées, elle ïxe l’horloge accrochée sur le mur blanc ; les aiguilles déïlent dans un tic-tac agaçant. C’est une chambre
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pour deux personnes. Le deuxième lit, à gauche au fond de la pièce, est vide. Elle n’aurait pas pu par-tager ce moment avec une inconnue qui vivrait la même tempête. Elle remonte ses genoux sur sa poitrine, y pose sa tête tout en enlaçant ses jambes. Dans cette position, il lui semble que la douleur est moins intense ; elle connaît cette douleur qui revient chaque mois avec son lot de désagréments. Les menstrues sont une malédiction, avait-elle dit à sa mère un jour, frustrée par le peu d’effet des antalgiques. A une époque, elle avait détesté être une ïlle. Se plier de douleur tous les mois, être à eur de peau, pleurer en riant puis rire de l’absurdité de tout cela. Etre possédée par une force qui rend dépressive et colérique. Comme si être une femme n’était pas un déï sufïsant. Une inïrmière entre dans la chambre. Elle est toute menue, la quarantaine. Elle porte une blouse bleue au-dessus d’une longue tunique qui dépasse ses mollets. - J’ai mal. Elle remet à Fatou-Kiné une autre dose d’antidou-leur et lui tend un verre d’eau en souriant. Ce ne sont pas les douleurs mensuelles.
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