Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction , livre ebook

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Extrait : "Une morale fondée sur des faits ne peut présenter à l'individu pour premier mobile d'action le bien ou le bonheur de la société, car le bonheur de la société est souvent en opposition avec celui de l'individu. Dans ces cas d'opposition, le bonheur social, comme tel, ne pourrait devenir pour l'individu une fin réfléchie qu'en vertu d'un pur désintéressement..." À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. 

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48

EAN13

9782335050134

Langue

Français

EAN : 9782335050134

 
©Ligaran 2015

Introduction
Un penseur ingénieux a dit que le but de l’éducation était de donner à l’homme le « préjugé du bien. » Cette parole fait ressortir quel est le fondement de la morale vulgaire. Pour le philosophe, au contraire, il ne doit pas y avoir dans la conduite un seul élément dont la pensée ne cherche à se rendre compte, une obligation qui ne s’explique pas, un devoir qui ne donne pas ses raisons.
Nous nous proposons donc d’esquisser une morale où aucun « préjugé » n’aurait aucune part. Si la plupart des philosophes, même ceux des écoles utilitaire, évolutionniste et positiviste, n’ont pas pleinement réussi dans cette tâche, c’est qu’ils ont voulu donner leur morale rationnelle comme à peu près adéquate à la morale ordinaire, comme ayant même étendue, comme étant presque aussi impérative dans ses préceptes. Cela n’est pas possible. Lorsque la science a renversé les dogmes des diverses religions, elle n’a pas prétendu les remplacer ni fournir immédiatement un objet précis, un aliment défini au besoin religieux ; sa situation à l’égard de la morale est la même qu’en face de la religion. Rien n’indique qu’une morale vraiment scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale ordinaire, composée de choses qu’on préjuge. Pour faire coïncider ces deux morales, les Bentham et leurs successeurs ont trop souvent violenté les faits ; ils ont eu tort. On peut très bien concevoir que la sphère de la démonstration intellectuelle n’égale pas en étendue la sphère de l’action morale , et qu’il y ait des cas où une règle rationnelle puisse venir à manquer. Jusqu’ici, dans les cas de ce genre, la coutume et l’instinct ont conduit l’homme ; on peut les suivre encore à l’avenir, pourvu qu’on sache bien ce qu’on fait et qu’on ne croie pas, en les suivant, obéir à quelque obligation mystique.
On n’ébranle pas la vérité d’une science, par exemple de la science morale, en montrant que son objet est restreint. Au contraire, restreindre une science, c’est souvent lui donner un plus grand caractère de certitude : la chimie n’est qu’une alchimie restreinte aux faits observables. De même nous croyons que la morale vraiment scientifique doit ne pas prétendre tout embrasser, et que, loin de vouloir exagérer l’étendue de son domaine, elle doit travailler elle-même à le délimiter. Il faut qu’elle consente à dire franchement : dans tel cas je ne puis rien vous prescrire ; plus d’obligation ni de sanction ; consultez vos instincts, vos sympathies, vos répugnances ; faites des hypothèses métaphysiques sur le fond des choses, sur la destinée des êtres et la vôtre propre ; vous êtes abandonnés, à partir de ce point précis, à votre « self-government. » – C’est la liberté en morale, consistant non dans l’absence de tout règlement, mais dans l’abstention du règlement toutes les fois qu’il ne peut se justifier avec une suffisante rigueur. Lorsqu’on gravit une montagne, il arrive qu’à un certain moment on est enveloppé dans des nuages qui cachent le sommet, on est perdu dans l’obscurité. Ainsi en est-il sur les hauteurs de la pensée : une partie de la morale peut être à jamais cachée dans les nuages ; mais il faut qu’elle ait du moins une base solide et qu’on sache avec précision le point où l’homme doit se résigner à entrer dans le nuage.
LIVRE PREMIER Du mobile moral au point de vue scientifique
CHAPITRE PREMIER L’intensité de la vie est le mobile de l’action
Une morale fondée sur des faits ne peut présenter à l’individu pour premier mobile d’action le bien ou le bonheur de la société, car le bonheur de la société est souvent en opposition avec celui de l’individu. Dans ces cas d’opposition, le bonheur social, comme tel, ne pourrait devenir pour l’individu une fin réfléchie qu’en vertu d’un pur désintéressement ; mais ce pur désintéressement est impossible à constater comme fait et son existence a de tout temps été controversée. Aussi la morale, pour ne pas renfermer dès son principe un postulat invérifiable, doit être d’abord individualiste ; elle ne doit se préoccuper des destinées de la société qu’en tant qu’elles enveloppent plus ou moins celles de l’individu. Le premier tort des utilitaires comme Stuart-Mill, et même des évolutionnistes, a été de confondre la face sociale et la face individualiste du problème moral.
Ajoutons qu’une morale individualiste fondée sur des faits n’est pourtant pas la négation d’une morale métaphysique ou religieuse, fondée, par exemple, sur quelque idéal impersonnel ; loin de là : elle est simplement construite dans une autre sphère. C’est une maisonnette bâtie au pied de la tour de Babel ; elle n’empêche nullement celle-ci de monter jusqu’au ciel, si elle peut ; bien plus, qui sait si la maisonnette n’aura pas parfois besoin de s’abriter à l’ombre-de la tour ? Nous n’essayerons donc de nier ni d’exclure aucune des fins proposées comme désirables par les métaphysiciens ; nous laisserons de côté, comme au-dessus de nous, la notion du désirable , et nous nous bornerons à constater ce qui est désiré en fait. Les fins poursuivies en fait par les hommes et par tous les êtres vivants sont extrêmement multiples ; toutefois, de même que la vie offre partout des caractères communs et un même type d’organisation, il est probable que les fins recherchées par les divers individus se ramènent plus ou moins à l’unité. Cette fin unique de l’action ne saurait être ni le bien, concept vague qui, lorsqu’on veut le déterminer, se résout en des hypothèses métaphysiques, ni le devoir, qui n’apparaît pas non plus à la science comme un principe primitif et irréductible, ni peut-être le bonheur, dans la pleine acception du mot, que Volney a pu appeler un objet de luxe.
Quel sera donc le but naturel des actions humaines ? Lorsqu’un tireur s’est longtemps exercé sur une cible, et que l’on considère les trous innombrables dont il a percé le morceau de carton, on voit ces trous se répartir assez uniformément autour du blanc visé. Aucune des balles, peut-être, n’aura atteint le centre géométrique du cercle de la cible, et quelques-unes en seront fort éloignées ; néanmoins, elles seront groupées autour de ce centre suivant une loi très régulière que Quételet a déterminée : la loi du binôme. Même sans connaître cette loi, on ne se trompera pas au simple aspect des trous de balle ; on mettra le doigt au centre de l’endroit où ces trous sont les plus fréquents, et on dira : « Voilà le point de la cible qui a été visé. » Cette recherche, après coup, du but visé par le tireur peut être comparée à celle qu’entreprend le moraliste quand il s’efforce de déterminer le but ordinaire de la conduite humaine. Quelle est la cible constamment visée par l’humanité, et qui doit l’avoir été aussi par tous les êtres vivants, – car l’homme n’est plus aujourd’hui pour la science un être à part du monde, et les lois de la vie sont les mêmes du haut en bas de l’échelle animale ; – quel est le centre de l’effort universel des êtres, vers lequel ont été dirigés les coups du grand hasard des choses, sans qu’aucun de ces coups ait peut-être jamais porté tout à fait juste, sans que le but ait été jamais pleinement atteint ?
Suivant les « hédonistes, » la direction naturelle de tout acte est le minimum de peine et le maximum de plaisir : dans son évolution, la vie consciente suit toujours la ligne de la moindre souffrance. Cette direction du désir ne peut guère être contestée par personne, et, pour notre part, nous l’admettons ; mais on peut trouver la définition précédente encore trop étroite, car elle ne s’applique qu’aux actes conscients et plus ou moins volontaires, non aux actes inconscients et automatiques, qui s’accomplissent simplement suivant la ligne de la moindre résistance. Or, croire que la plupart des mouvements partent de la conscience et qu’une analyse scientifique des ressorts de la conduite doit tenir compte seulement des mobiles conscients, ce serait sans doute être dupe d’une illusion.

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