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pages
Français
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2013
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2013
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Publié par
Date de parution
12 novembre 2013
Nombre de lectures
0
EAN13
9782312017884
Langue
Français
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Date de parution
12 novembre 2013
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0
EAN13
9782312017884
Langue
Français
L’Homme digéré
Maud Roy
L’Homme digéré
LES ÉDITIONS DU NET 22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
« La douleur est une plaie par où l’homme se vide de la terre pour faire entrer en lui le ciel ou l’enfer. »
Thibon (L’échelle de Jacob)
© Les Éditions du Net, 2013 ISBN : 978-2-312-01788-4
Prologue
Non, je ne me souvenais pas !
Il avait beau me répéter sans cesse, « rappelle toi de cet homme, rappelle-toi ! », ces mots hachaient douloureusement le vide de ma mémoire.
« Mais souviens-toi, insistait-il, il abandonnait la succion de sa pipe pour mâcher inlassablement cette phrase : Y’a pas de fumée sans feu.
Et, après avoir mastiqué ces mots, il mordillait l’embout écorné de sa pipe, comme pour en éprouver la résistance, caressait ses lèvres charnues, fixait l’embout dans le coin droit de sa bouche ce qui donnait l’impression, d’un visage partagé verticalement : côté gauche méditatif, côté droit lubrique.
Il était souvent assis sur un tabouret empaillé, les jambes perdues dans un pantalon trop large qui englobait un ventre proéminent aux contours mal définis.
Souviens-toi, toute l’actualité du monde, tous les ragots, les nouvelles, toute sa philosophie semblaient se réduire à ces quelques mots ; Y’a pas de fumée sans feu.
Un jour où nous revenions de l’école en jouant au foot avec une boîte de cigares que j’avais trouvée dans le bureau du dirlo, l’Homme nous avait appelés et nous avait fait signe d’approcher. J’avais caché illico la boîte dans le cartable.
Ce jour-là, nous nous étions rapprochés comme deux voleurs pris en faute. Il nous avait posé des questions sur l’école, les copains,...
Quelques paroles... quelques bouffées..., quelques paroles... quelques bouffées...
Nous ne comprenions pas grand chose mais, nous restions immobiles, trop heureux qu’il ne nous questionnât pas sur la boîte de cigares.
Tu regardais régulièrement l’état de son tabac en me donnant des coups de coude dans les côtes.
Après, comme on a pu rire ! On est allé au bout du chemin de la fouine, derrière les saules. Là, souviens toi, j’ai sorti le seul cigare de la boîte, tu as pris les allumettes que tu gardais toujours sur toi. On a partagé le cigare en deux et en prenant notre première bouffée, tu as dit : A ta santé Jeanne d’Arc ! »
Dans le village de mon enfance, il y avait un homme, toujours assis, masse gloutonnant un siège invisible – je ne supporte pas l’obésité – les chairs flasques, blanchâtres, libidineuses qui s’étouffent, se plissent les unes par dessus les autres, et s’affaissent sur le premier appui venu.
Il marmonnait des paroles que je n’entendais pas. J’essayais toujours de passer le plus loin possible de lui en fixant les cailloux que je frappais machinalement du bout de ma chaussure. Je savais que je pouvais relever les yeux lorsque l’odeur de son tabac ne m’atteignait plus. C’est étonnant, j’ai toujours vécu dans une ambiance de fumeurs et, maintenant, j’ai du mal à supporter cette odeur moite qui s’incruste laissant aux vêtements cette épaisseur poisseuse.
J’ai donc rencontré avant-hier cet ancien copain qui m’a pilonné sans cesse avec des « Rappelle-toi. Souviens-toi... » Il m’a fait ressurgir le souvenir de cette baleine de graisse échouée sur le trottoir ; il m’a dit son nom … mais, je l’ai déjà oublié.
Et cette phrase qu’il répétait toujours … elle m’échappe et pourtant je la sens si proche J’ai l’impression que mes souvenirs se sont dilués dans l’air, envoûtés par cet espace que j’ai toujours essayé de capturer par des respirations gourmandes et des regards curieux.
Dans cette campagne que j’aimais tant, il y avait une minuscule clairière. J’y allais seul et restais là sans rien faire, sinon parler aux arbres, m’enquérant de leur santé.
Au bout d’un temps indéfini, je m’extrayais de cet endroit béni et reprenais, avec regret, le chemin du retour : les prés... le bouquet de saules...
J’avais oublié l’épisode du cigare fumé à cet endroit. Là était la frontière de mon territoire.
Il s’appelle Jacques ce copain d’enfance. C’est lui qui m’a reconnu parce que moi...
Il est devenu un battant, comme on dit. Il a troqué le ballon de foot pour les affaires. « Faut cogner pour gagner, m’a-t-il dit, tu vois, c’est payant ! »
Il a sorti de sa poche une boîte de cigares.
« Tu en veux un ? M’a-t-il demandé fier de lui.
– Non, je ne fume pas, lui ai-je répondu. »
« Bien, nous nous arrêterons-là pour aujourd’hui. »
Aujourd’hui, il faut que je vous raconte ce rêve étrange de l’autre nuit. Je le sens incrusté dans mon corps, présent, étonnement puissant.
J’étais dans un lieu inidentifiable, en plein nuage. Je respirais un air moite mais vif de cette verdeur de l’enfance, et pourtant, j’étais un adulte, un adulte perdu. Petit à petit, le brouillard s’est dissipé, je découvrais une rue, des maisons. C’était le village de mon enfance et là, sur le trottoir, l’Homme assis dont je vous parlais l’autre jour.
La rue était déserte, fenêtres et portes closes. Nous étions seuls Lui et moi.
L’Homme assis s’est levé lentement, légèrement. Il était toujours énorme mais ne semblait être que contours.
Il s’est approché de moi, la pipe dans une main, sa canne dans l’autre. J’étais inerte. Il s’est approché. Sa bouche livrait des mots que je n’entendais pas. Ses contours fluides se mêlant aux miens, j’entendis :
« N’aie pas peur, mon gars. Cela fait tant d’années que je rumine mes pensées que j’en ai oublié le sens de la phrase et le goût des mots. Combien de fois ai-je mordu cette pipe par peur d’entendre mon appel ?
Toi et tes copains, vous m’évitiez, vous vous moquiez de moi.
Toi, tu fuyais mon regard, tu passais en dribblant du pied un objet, un caillou, mais je te sentais brave. J’avais toujours l’espoir d’accrocher ton regard mais je n’avais pas la force de t’appeler.
Une fois cependant, avec ton copain, je vous ai fait signe. J’ai essayé ce jour-là de vous parler un peu mais, c’était si difficile... Et puis, les histoires de vieux...
Lorsque j’étais môme, je tapais aussi dans n’importe quoi, j’aimais courir et puis, il y a eu cette foutue maladie, cette folle fièvre qui vous cisaille le cœur et ne vous laisse plus qu’un souffle. »
A ce moment du rêve, je me suis senti bouffi, gonflé comme un ballon. L’Homme, lui, était toujours en face de moi, avec un corps et un visage d’enfant. Il était pâle, presque transparent. Il continuait à parler.
« J’peux pas jouer dehors avec toi, tu viens à la maison Tu veux du gâteau, du chocolat, du pain, du sucre ? Maman me fait plein de trucs comme ça depuis qu’suis malade. C’est bon c’qu’elle fait. Tu veux pas v’nir à la maison ? J’ai pas l’droit d’courir. »
J’ai essayé de le suivre, mais je ne rentrais pas par la porte. Alors, il m’a ouvert le toit et j’ai sauté.
Je suis arrivé dans un bain de livres. Les feuilles ont éclaboussé l’air. Lui était attablé devant un tas de papiers imprimés.
Il les piquait de sa fourchette puis, avec habilité, faisait tournoyer les phrases enchevêtrées les unes aux autres, de façon à les enrouler comme des spaghettis, à la suite de quoi, il les avalait d’un seul coup.
Lorsque la feuille était devenue blanche, vierge de signes, il la froissait dans sa main puis, la jetait dans une énorme corbeille.
Plus il avalait de phrases, plus il grandissait mais aussi, plus il grossissait.
Lorsqu’il eut atteint la largeur de sa chaise, il cessa de manger. Il prit une boule blanche dans la corbeille et me la lança en riant. La neige s’écrasa sur ma veste. Il me bombarda ainsi plusieurs fois. L’eau ruisselait sur moi. J’allais répliquer lorsqu’en face de moi, l’enfant redevenu homme alluma sa pipe et me dit : « Allez, petit, je te raconterai le feu.