La vie au loin
26 pages
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La vie au loin , livre ebook

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Description

"La vie au loin" est un essai.

Informations

Publié par
Date de parution 14 août 2013
Nombre de lectures 0
EAN13 9782312013015
Langue Français

Extrait

La vie au loin

Léonard Desbois
La vie au loin
« Je suis une espèce en voie d’extinction »








LES ÉDITIONS DU NET 22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013 ISBN : 978-2-312-01301-5
On s’attable à la terrasse d’un café du Xe arrondissement. Ségolène, me désignant d’un signe de tête : « Il vient de signer un CDI chez Machin ! » Tout le monde me félicite, je garde le silence. Une amie : « Eh bien, cache ta joie, hein ! » Moi : « Écoute, je suis joyeux à la mesure de ce que j’ai. C’est pas énorme non plus, hein. » Suit la litanie de la chance, de la capacité à « voir venir », à « faire des projets » et à « profiter ». Un CDI, en ces temps de précarité, c’est le sésame, et puis Machin, c’est vraiment une belle boîte. Ils essaient de convaincre dieu sait qui. Moi je dis que je voyais aussi bien venir avant de signer ce contrat. Se poser ? J’ai toujours été posé, je suis bien assis depuis ma naissance, ce n’est pas la question. Faire des projets ? Je ne sais pas vraiment de quoi on parle, et je n’ai envie de rien en particulier. Comme il est manifeste que je ne comprends rien, je recommence à siroter ma bière tranquillement, comme un éternel rabat-joie. À qui les autres ne reprochent pas de rabattre la sienne, de joie, mais plutôt la leur.
Comme la discussion bat son plein, que l’on se raconte les soirées passées et les après-midi à venir, je me mets à penser à l’engagement, à ces enrôlements consentis, auxquels personne n’échappe, et qui tiennent le monde. Je me demande si je dois me marier, par exemple, et je pense : évidemment que le mariage est une arme de soumission des masses. Tout comme le contrat à durée indéterminée, que l’on signe au moment d’entrer dans une entreprise, en est une. Tout ce qui m’empêche de dire à n’importe quel moment du jour ou de la nuit : « Je pars » est un outil d’asservissement, un joug. L’objectif, que personne n’a formulé et que l’on ne peut imputer à l’imagination de personne en particulier, mais bien à l’imagination d’un système, est de détruire l’idée même de la possibilité de la rupture ; cette éventualité disparue, il ne reste qu’un certain nombre de choix à faire dans un cadre défini, qui correspond en fait à une existence amputée, que l’on peut représenter par une habitation dont on aurait muré la plupart des pièces. Je suis donc libre d’évoluer dans ce lieu partiel, où mon libre-arbitre s’exerce pleinement ; tout là-dedans doit me faire oublier que je ne suis pas libre d’aller prendre l’air à l’extérieur, si l’envie m’en prend. Il faut que je sois convaincu du danger, de l’impossibilité, ou, ce qui est plus pernicieux encore, de l’absence d’intérêt de mettre le pied dehors, c’est-à-dire en dehors de l’espace que l’on me propose. Face à cela, chacun doit réaliser un puissant effort de pensée pour garder en tête le champ des possibles que l’on essaie de soustraire à son regard. Face à ce défi, le sage se distingue de l’homme commun, parce que même enchaîné il n’oublie jamais la situation dans laquelle il est. Pour mériter cette appellation, il ne doit jamais cesser d’ouvrir les fenêtres condamnées par d’autres, et de maintenir ses yeux sur l’horizon.
Se pose alors la question du consentement. « Je le veux », dit l’homme à qui l’on va mettre des menottes et un collier, une alliance de mariage ou n’importe quel outil de contrôle, ou à qui l’on a fait signer un crédit qui l’engage à un remboursement mensuel pendant les quarante années à venir. Et « je le veux » est exactement ce qu’il pense à cet instant-là, sans qu’aucune force extérieure ne l’y contraigne. Pour le mariage, par exemple, il a toutes les raisons d’accepter cet engagement : officialiser l’amour qu’il porte à sa compagne, simplifier la vie à deux d’un point de vue administratif, ou même reproduire un comportement social qu’il soutient et qu’il aime. Et pourtant, d’un point de vue cosmique, dans l’infinie et mystérieuse grille des jugements de l’univers, qui sont forgés on ne sait où par on ne sait qui, au regard de la vie et de l’histoire, je dois bien dire qu’il a forcément tort, car la nature nous a voulus libres. Autrement dit, cette entrave à sa propre liberté est une insulte à sa naissance et à la nôtre. On me dit : le fait de choisir le mariage est au contraire l’expression de sa liberté. Et en effet, c’est vrai : avec un clin d’œil ironique, nous ont été données à la fois la liberté, et l’autorisation d’en refuser la jouissance.
Concernant le mariage, je peux bien parler pour moi, et dire une bonne fois pour toute que je n’en veux pas. Je prends chaque matin la décision de rester auprès d’elle ; le soir, je frémis de plaisir à l’idée de passer la nuit à son côté. Je ne veux être nulle part ailleurs. Se marier n’y change rien, ce n’est qu’appliquer un contrat idiot à une situation bien plus noble, bien plus belle, où deux personnes décident chaque matin de rester ensemble encore une journée de plus.
Je ne suis qu’un grand naïf, mais j’ai l’amour de mon côté.

***
Ségolène se trouve trop grosse. Le matin, elle s’arrête longuement devant la glace et serre l’une de ses cuisses entre ses mains, en gémissant. Elle voudrait être plus mince, ce qui, pour elle, reviendrait à être plus belle. Elle réclame cela de la même façon qu’elle voudrait que la vie fût plus facile, ou que les gens fussent plus patients. Elle a surtout peur que je ne l’aime pas à cause de cela, à cause d’un peu de graisse sur les jambes, malgré mes démentis répétés. Il y a quelques jours, n’y tenant plus, je me suis assis à côté d’elle sur le lit et je lui ai parlé. J’ai dit : « Nous sommes des esprits, mon amour, et pas des corps. Nous sommes un homme et une femme parmi des milliards, notre intelligence est réelle car je peux la sentir, nous sommes à mille lieues au-dessus des animaux et des imbéciles, et j’entends que nous soyons, toi et moi, à ce niveau-là. Pas un centimètre plus bas. Sachant ceci, comprends moi bien : ce n’est pas ton corps que j’aime, ou qui me questionne, mais bien ton âme, car c’est avec mon âme et non pas mon corps que je te juge. Ce sont nos deux âmes qui s’observent, et elles seulement. Pour moi, nous devons être des Dieux, car c’est la seule façon d’être à l’abri du vulgaire et de la bêtise, et je ne crois pas que les Dieux comptent les bourrelets de graisse ou s’embarrassent d’une pustule sur le visage.

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