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EAN : 9782335007220
©Ligaran 2015
CDXXVIII e nuit
Scheherazade, enchantée de voir que la curiosité du sultan ne se fatiguait point, commença cette nuit l’histoire qu’on va lire, et qu’elle continua, selon son usage, pendant les nuits suivantes.
NOUVELLES AVENTURES DU KALIFE HAROUN ALRASCHILD, OU HISTOIRE DE LA PETITE FILLE DE CHOSROÈS ANOUSCHIRVAN
On célébrait à Bagdad la fête de l’Arafa. Le kalife Haroun Alraschild, assis sur son trône, venait de recevoir les hommages des grands de son empire. Peu satisfait de ces démonstrations de respect et de soumission, il voulut voir par lui-même si ses ordres étaient fidèlement exécutés, et si les magistrats n’abusaient pas de leur autorité. Il aimait d’ailleurs à soulager les malheureux, à répandre des aumônes ; et la circonstance de la fête de l’Arafa l’engageait à remplir lui-même un devoir de religion si cher à son cœur.
Dans ce dessein, le kalife se tourna vers Giafar, le Barmecide, et lui dit : « Giafar, je voudrais me déguiser, me promener dans Bagdad, visiter les divers quartiers de la ville, voir ses habitants, entendre leurs discours, et distribuer des aumônes aux pauvres et aux malheureux ; tu m’accompagneras, et tu auras grand soin que nous ne soyons reconnus de personne. »
« Commandeur des croyants, répondit Giafar, je suis prêt à exécuter vos ordres. »
Le kalife se leva aussitôt : ils passèrent dans l’intérieur du palais, prirent des habits convenables à la circonstance, et n’oublièrent pas de garnir d’argent leurs poches et leurs manches. Ils sortirent ensuite secrètement, et commencèrent à parcourir les rues et les places publiques, faisant l’aumône à tous les pauvres qui se trouvaient sur leur chemin.
Tandis qu’ils marchaient ainsi au hasard, ils rencontrèrent une femme assise au milieu de la rue et couverte d’un voile épais, qui leur tendit la main en disant : « Donnez-moi quelque chose, pour l’amour de Dieu. » Le kalife, en la regardant, remarqua que son bras et sa main étaient, d’une blancheur qui égalait et surpassait même celle du cristal. Il en fut surpris, et tira de sa poche une pièce d’or qu’il remit à Giafar pour la lui donner. Le vizir s’approcha d’elle et lui remit la pièce d’or.
L’infortunée sentit, en fermant la main, que ce qu’elle tenait était plus gros et plus pesant qu’une obole ou qu’une drachme : elle regarda dans sa main, et vit que c’était une pièce d’or. Aussitôt elle appela Giafar, qui était déjà passé, en criant : « Bon jeune homme, bon jeune homme ! » Giafar revint sur ses pas : « Vouliez-vous, lui dit-elle, me faire l’aumône de cette pièce d’or, ou ne me l’avez-vous donnée que par erreur, ou dans une autre intention ? – Ce n’est pas moi qui vous l’ai donnée, lui répondit Giafar, c’est ce jeune homme qui me l’a remise pour vous. – Demandez-lui donc, reprit la femme, quelle a été son intention, et faites-la-moi connaître. »
« Le jeune homme n’a eu d’autre intention que celle de vous faire l’aumône, » lui dit Giafar, après avoir consulté le kalife.
« En ce cas, reprit-elle, que Dieu soit sa récompense ! »
Giafar rendit cette réponse au kalife, qui lui dit : « Demande-lui si elle est mariée ; et si elle ne l’est pas, propose-lui de m’épouser. » La femme ayant répondu qu’elle n’était pas mariée, Giafar lui dit : « Celui qui vous a donné la pièce d’or voudrait vous épouser. – Je l’épouserai, reprit-elle, s’il peut me donner la dot et le douaire que je lui demanderai. » Giafar sourit à ces mots, et dit en lui-même : « Le kalife n’est peut-être pas en état de fournir une dot et un douaire à cette infortunée, et je ne sais où nous pourrons emprunter pour cela de l’argent. »
« Quelle est donc, continua tout haut Giafar, la dot que vous désirez, et quel doit être votre douaire ? – Ma dot, répondit-elle, doit égaler le montant des tributs de la ville d’Ispahan pendant un an, et mon douaire le produit annuel de la province du Khorassan. »
Giafar secoua la tête, et porta ces paroles au kalife, qui, au grand étonnement de son vizir, parut fort satisfait, et lui dit d’annoncer à l’inconnue qu’on acceptait ses conditions.
Le grand vizir s’étant acquitté de sa commission, l’inconnue lui demanda quels étaient le rang et la fortune du jeune homme, et comment il pourrait remplir les conditions qu’il acceptait : « Le jeune homme, répondit Giafar, est le Commandeur des croyants, le kalife Haroun Alraschild. » Aussitôt l’inconnue arrangea un peu son modeste habillement, leva les mains au ciel, remercia la bonté divine, et dit à Giafar qu’elle acceptait pour époux le Commandeur des croyants. Le vizir porta cette réponse à son maître, qui prit alors le chemin du palais.
Lorsque le kalife fut rentré dans son palais, il envoya vers l’inconnue une dame d’un âge mûr, accompagnée de jeunes esclaves. Elles lui dirent qu’elles venaient la chercher de la part du kalife et la conduisirent d’abord aux bains qui étaient dans l’intérieur du sérail. Elles répandirent sur elle les parfums les plus exquis, la revêtirent d’habits magnifiques, l’ornèrent des bijoux et des joyaux les plus précieux, et n’oublièrent aucune des parures que les plus grandes reines ont coutume de porter. On la mena ensuite dans le palais qui lui était destiné ; il était orné de meubles de toute espèce et fourni de toutes sortes de provisions. Dès qu’elle y fut installée, on en rendit compte au kalife, qui envoya chercher le cadi et fit dresser le contrat de mariage.
Le soir étant venu, le kalife entra dans l’appartement de sa nouvelle épouse, s’assit auprès d’elle et lui témoigna le désir qu’il avait d’apprendre quelle était sa naissance et pourquoi elle lui avait demandé une dot et un douaire aussi considérables.
« Commandeur des croyants, répondit-elle, vous voyez dans votre esclave une descendante de Chosroès Anouschirvan : les revers de la fortune, les rigueurs du destin m’ont réduite dans l’état où vous m’avez trouvée. »
« Princesse, répliqua le kalife, Chosroès Anouschirvan, s’il en faut croire quelques historiens, abusant d’abord de son autorité, vexa ses sujets et commit, au commencement de son règne, de grandes injustices. »
« C’est apparemment à cause de ces injustices, reprit-elle, que sa postérité a été contrainte de demander l’aumône au milieu de la rue. – Mais, ajouta le kalife, tous les historiens conviennent qu’il changea bientôt de conduite et se montra si humain et si équitable, que les animaux de la terre et les oiseaux du ciel ressentirent les effets de sa justice et de sa bonté. – C’est encore pour cela, répondit la nouvelle reine, que Dieu a eu pitié de ses descendants, et a retiré sa petite-fille du milieu de la rue, pour la rendre l’épouse du Commandeur des croyants. »
Le kalife Haroun Alraschild était d’un caractère fier et ombrageux, cette illustre origine, qu’il ne s’était pas attendu à rencontrer, le sang-froid avec lequel la nouvelle reine envisageait son élévation, peut-être la hauteur qu’il crut apercevoir dans ses réponses, tout cela le piqua tout à coup : il la quitta brusquement, et jura de ne pas la revoir avant un an.
L’année suivante, le jour de la fête de l’Arafa, le kalife se déguisa encore, et sortit de son palais accompagné de Giafar, son vizir, et de Mesrour, chef de ses eunuques. Comme il se promenait dans la ville de Bagdad, une boutique attira ses regards par la propreté et l’élégance qui y régnaient. Il y vit un jeune homme occupé à préparer avec beaucoup de soin et d’attention de petits gâteaux, qu’il remplissait ensuite d’amandes et de pistaches.
Le kalife s’arrêta et s’amusa un moment à voir travailler le jeune pâtissier. De retour dans son palais, il envoya un esclave demander au pâtissier, de sa part, cent gâteaux de la grosseur du poing. L’esclave ne tarda pas à les apporter. Le kalife alors s’assit, fit venir du sucre, des pistaches, tout ce qui était nécessaire, se mit à remplir lui-même les gâteaux, et glissa dans chacun une pièce d’or. Il envoya en mê