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Erko
Jean-Paul Tapie
Roman de 287 300 caractères, 50 000 mots, le livre papier fait 214 pages.
« Le corps puissant d’Erko donnait à ses traits une beauté farouche, presque animale. Il avait une mâchoire spectaculaire qui délimitait son visage en renforçant ses lignes. Le nez aussi était imposant, droit, centre parfait de la face. Je ne distinguais pas, de là où je me trouvais, la couleur de ses yeux, mais comme ses cheveux étaient d’un blond éclatant, je les imaginais bleus, ou alors légèrement verts. La bouche était ce qu’il avait de plus gracieux. Elle était très dessinée, avec des lèvres aussi épaisses et ciselées l’une que l’autre. Je me demandai aussitôt ce qu’un aussi spectaculaire spécimen de virilité pouvait bien faire à bord d’un bateau de croisière. »
Jusqu'où peut-on aller pour vivre ses rêves, pour réaliser ses fantasmes ? Jusqu'au bout du monde ? Probablement. Surtout si celui qui les incarne est un marin au long cours qui, à défaut d'avoir une femme dans chaque port, est prêt à y donner rendez-vous à son amant. Mais on ne peut vivre d'amour et d'eau fraîche. La passion n'a pas de prix, ce qui signifie qu'elle peut être fort coûteuse. Le narrateur risque de l'apprendre à ses dépens.


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Date de parution

02 mars 2018

Nombre de lectures

0

EAN13

9791029402647

Langue

Français

Erko
 
 
 
Jean-Paul Tapie
 
 
 
 
Première partie
 
 
 
1
 
 
Je hais les croisières.
 
 
 
2
 
 
Maintenant, je peux parfaitement expliquer ce que je faisais, ce matin-là, seul sur le pont promenade, à bord du Costa del Sole qui s’approchait lentement du port du Pirée, alors que le jour venait à peine de se lever.
Il ne me serait jamais venu à l’idée de partir seul en croisière. Je ne m’étais inscrit pour celle-ci que parce qu’un couple de mes amis, Hugo et Cédric, s’y était lui-même inscrit et était parvenu, un soir où nous avions bu plus que de raison, à me convaincre de les accompagner.
Malheureusement, la veille de notre départ, Cédric s’était fait renverser par un coursier écervelé avenue de l’Opéra et avait été hospitalisé pour une commotion dont on ignorait si elle présenterait ou non des séquelles. Hugo décida aussitôt d’annuler leur participation à la croisière ; ce fut pour apprendre qu’il aurait à payer un dédit de 80 %, qu’il accepta à contrecœur.
Je ne suis pas particulièrement radin, mais la perspective de jeter 600 € par la fenêtre – ou par le hublot – me répugnait plus encore que de partir seul sur un bateau, probablement infesté de vieux et de couples hétéros de province, pour effectuer une croisière intitulée Sur les talons d’Ulysse.
Il s’agissait d’une croisière bas de gamme sur un navire italien en bout de course. Départ de Marseille, escale à Naples, à Athènes et arrivée à Istanbul, d’où nous devions rentrer en France par avion. Six jours en tout. N’importe qui frotté d’un minimum de culture hellénique aurait immédiatement saisi l’erreur et la confusion : Ulysse avait effectué le voyage dans l’autre sens, de Troie à Ithaque, et c’était Achille qui avait attaché son nom à son talon.
Cette double incongruité en disait long sur ce qui m’attendait.
— Vas-y, m’encouragea Cédric, entre deux sommes, abruti par les médicaments. On ne sait jamais… Il y a parfois des couples gays sur ces bateaux.
— C’est vrai, ajouta Hugo, nous en avons rencontré un l’an dernier lors d’une croisière en Norvège et crois-moi, nous ne l’avons pas regretté !
À cette évocation, Cédric eut un sourire ravi et je lui demandai si sa commotion était vraiment aussi grave que cela. Ne pouvait-il vraiment pas dire merde aux médecins et partir avec moi en emmenant Hugo avec lui ?
Non.
 
 
 
3
 
 
Le lendemain, je pris seul l’avion pour Marseille où je devais embarquer à bord du Costa del Sole .
Je n’y avais pas posé le pied depuis plus de six heures que je me trouvais déjà placé devant une alternative : ne plus sortir de ma cabine pendant six jours ou me jeter immédiatement à l’eau. Malheureusement, la cabine n’excédait pas quatre mètres carrés et son hublot était trop étroit pour espérer pouvoir m’y glisser. Je n’eus donc pas d’autre choix que d’en sortir de temps à autre pour explorer le navire.
Il regorgeait de vieux couples de province. De toutes les provinces. De tous les pays d’Europe de l’Ouest, mais principalement de France et d’Allemagne. La moyenne d’âge devait osciller autour de soixante-cinq ans. À bientôt cinquante, j’étais l’un des plus jeunes. À l’exception d’une demi-douzaine de jeunes couples qui n’étaient jeunes que sur leur passeport.
L’audimat de Julien Lepers et de Nagui allait chuter de moitié pendant une semaine.
 
Parler à quelqu’un, c’était prendre le risque d’entendre une connerie dans les trois minutes. Entre Marseille et Naples, j’ai dû entendre plus de trois cents fois la même remarque oscillant autour de : « J’ai l’intention de voir Naples, mais pas de mourir ! »
C’étaient surtout les maris qui faisaient ce genre de réflexion humoristique, tandis que leurs femmes les regardaient avec la même admiration que lorsqu’ils donnaient une bonne réponse à  Qui veut gagner des millions ?
Pourtant, quelques-uns des passagers me semblaient plus près de mourir que de voir Naples…
D’ailleurs, le deuxième jour, il y eut, paraît-il, un décès. Un homme de près de quatre-vingts ans aurait succombé à une crise cardiaque en choisissant de gagner le pont par les escaliers plutôt que par les ascenseurs.
Le plus étonnant fut l’impossibilité de se faire confirmer la nouvelle. Elle courut de groupe en groupe, mais dès que l’un des passagers interrogeait directement un membre d’équipage, celui-ci secouait la tête en souriant et sans répondre, ou des banalités.
Ce qui, à mon avis, valait confirmation.
La preuve, c’est qu’après l’escale de Naples, une autre rumeur courut, propagée par un couple qui était resté à bord, selon laquelle une ambulance de la croix rouge italienne était venue récupérer discrètement le corps tandis que le bateau était à peu près vide. Ce couple de Périgueux, qui avait manqué le départ du bus d’excursion, jurait ses grands dieux avoir vu le véhicule sanitaire s’approcher de la coupée. En moins de trois minutes, le cadavre avait été évacué à bord d’une civière roulante.
Un des adjoints du commissaire de bord affirma devant moi qu’il n’y avait jamais eu de civière roulante. Il s’agissait en fait d’un employé philippin des cuisines, qui s’était blessé pendant son travail et que l’on avait par précaution conduit à l’hôpital.
Évidemment, personne ne le crut : quel genre d’accident du travail peut bien survenir dans les cuisines d’un navire qui exige de faire appel à une ambulance ?
Mais bon, 90 % des passagers étant susceptibles de connaître bientôt le même destin, le silence retomba sur l’incident et l’on recommença à plaisanter sur le fait que l’on avait vu Naples et que l’on n’était pas mort.
 
 
 
4
 
 
Nous devions arriver à Athènes vers neuf heures du matin. Je m’étais levé de très bonne heure, comme les deux matins précédents, et je m’étais rendu sur le pont promenade, désert à cette heure-ci, anticipant les innombrables fois où j’allais entendre au cours de la journée : « C’est donc ici que les Athéniens s’atteignirent… »
Il faisait très beau. L’air était frais, piquant. Il promettait bien plus que la journée ne pourrait tenir. Mais à cette heure, je pouvais croire que j’étais un homme riche, solitaire – solitaire en tout cas – à bord de son propre bateau, s’apprêtant à aborder l’un des ports les plus fréquentés du monde.
À défaut de pouvoir courir – chaque après-midi avait lieu, pour ceux que ça intéressait, un entraînement qui consistait à faire trois fois le tour du pont supérieur en marchant le plus rapidement possible, coudes au corps, menton levé, mais j’évitais d’y participer – j’accomplissais donc seul en marchant des tours de pont.
Ce fut en bouclant le cinquième que je le vis.
Je venais d’atteindre la partie du pont qui surplombait la poupe. En contrebas, j’aperçus un marin en train d’enrouler des cordages épais comme mon avant-bras. Il était seul et me tournait le dos. Il semblait jeune, très jeune même. Il était vêtu d’un short taillé dans un jean crasseux et d’un tee-shirt sans manches qui n’était guère plus propre.
Il était incroyablement musclé.
J’avais jusqu’alors été plutôt déçu par les membres de l’équipage. Tous ceux au contact desquels je me trouvais n’avaient un peu d’allure que grâce à leur uniforme blanc. Certes, quelques-uns étaient beaux, si l’on considère le genre bellâtre italien comme le summum de la séduction masculine. Ils avaient presque tous le cheveu frisé noir rebiquant dans le cou, luisant de brillantine ou de gel, de l’or partout ils pouvaient en porter, embaumant l’eau de toilette comme s’ils avaient pillé un duty free . Les femmes, à bord, n’en finissaient pas de les trouver superbes, magnifiques, splendides, élégants, raffinés, etc. Je ne relevais même pas dans leur voix une once de regret, car elles savaient que ces garçons-là n’étaient pas pour elles.
Ils n’étaient pas pour moi non plus, mais pour une douzaine de couguars qui semblaient s’être inscrites pour cette croisière avec une idée très précise derrière la tête. À défaut d’Ulysse, elles étaient prêtes à se précipiter sur les talons du premier gigolo venu.
Toutes, je m’en aperçus en discutant avec elles, avaient cassé leur tirelire pour s’offrir une cabine seule. Sauf deux d’entre elles, des copines de Valenciennes, qui en partageaient une sur le pont B et l’occupaient l’après-midi à tour de rôle.
Elles s’ingéniaient à laisser entendre que, entre cinq et sept, quelques-uns des jeunes mâles les plus ardents de l’équipage leur rendaient visite, mais je suis d’avis qu’elles exagéraient grandement. Il est possible que deux ou trois d’entre elles, encore suffisamment bien conservées, aient pu convaincre certains de ces jeunes officiers et de ces jeunes marins de venir passer un moment en leur compagnie. Il est également possible qu’un ou deux l’aient fait à titre gracieux, parce qu’ils en avaient envie. Mais pour la plupart, je suis convaincu qu’elles allaient rentrer chez elles aussi bredouilles qu’elles étaient venues. À voir l’acharnement qu’elles mirent, dès le deuxième jour, à me circonvenir, j’en conclus qu’elles n’avaient pas encore trouvé chaussure à leur pied.
De mon côté, j’avais vainement cherché, parmi les très rares membres d’équipage qui convenaient à ma libido, des regards complices, précédant des retrouvailles discrètes dans l’ergastule qui me tenait lieu de cabine. Dès le deuxième soir, j’avais opté pour la masturbation et je sentais que jusqu’à Istanbul, ma main droite serait ma plus fidèle partenaire.
La découverte de ce jeune marin à la poupe du navire, en ce petit matin grec rose et mauve, alors que la terre bleue était à peine visible, même si nous croisions çà et là une île, cette découverte me mit du baume au cœur.
Je cessai aussitôt de tourner comme un écureuil dans sa roue et me postai discrètement derrière le montant métallique du treuil supportant un canot de sauvetage.
Le jeune marin continua d’enrouler le cordage autour d’un bossoir. Il avait des biceps impressionnants. Étaient-ils totalement naturels ou poussait-il de la fonte quand il avait un moment de libre ? En tout cas, ce n’était pas de la gonflette

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