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J'étais vivant et je ne le savais pas
Sébastien Monod
Roman de 260 000 caractères
La vie sentimentale de Clément est calme depuis son divorce avec Laurence. Il soigne sa musculature dans une salle de sport et lit le reste de son temps libre. Cette vie ordinaire lui convient.
Il croise un jour un jeune sans-abri dont le regard va le hanter. Le regard, mais aussi la culpabilité : il aurait pu lui donner un euro ou lui acheter un sandwich, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Il part à sa recherche afin de réparer son erreur.
Sébastien Monod aborde ici différents sujets de société, comme la souffrance au travail, la pauvreté ou la difficulté d’être gay encore à notre époque. Il parle aussi des rêves, ceux qui sont enterrés et ceux qu’on met tout en œuvre pour réaliser. Cette poignante histoire d’amour est-elle raisonnable, possible ?...
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J’étais vivant et je ne le savais pas
Sébastien Monod
roman
Partie 1
Les lumières brillaient aux fenêtres, le fumet des rôtis s’exhalait dans la rue […] Elle s’assit et s’affaissa sur elle-même dans un coin, entre deux maisons. Le froid la saisit de plus en plus mais elle n’osait pas retourner chez elle.
[Extrait de La Petite Fille aux allumettes , conte de Hans Christian Andersen]
Déjà la pénombre bardait la ville, le froid incendiait les joues. En dépit de cela, j’arborais le sourire béat de celui qui venait d’accomplir une bonne action. Je n’avais fait que transpirer dans une salle de sport. Une salle qui, au passage, me ponctionnait 69 € chaque mois, que j’y mette les pieds tous les jours ou une fois par an. Les slogans un brin moralisateurs du genre : « Pour votre santé, mangez moins, bougez plus ! » avaient trouvé en moi la cible idéale.
Cette joie idiote s’envola d’un coup quand, empruntant une artère centrale de la ville, mon regard se fracassa sur le trottoir. Pour être plus exact, sur un jeune homme assis sur un sol à moitié gelé. À ses pieds, un gobelet de fortune avec quelques piécettes dedans.
Soudain, « Pour votre santé, mangez moins, bougez plus ! » résonna bizarrement à mes oreilles.
En passant, nos regards se croisèrent. Je reçus comme une décharge électrique. Dans ses yeux à lui, il y avait à la fois de la tristesse et de la honte, mais pas la résignation de ceux qui avaient dû tendre la main dès la sortie du berceau. Pas un mot dans sa bouche mi close qui laissait échapper à chaque respiration un nuage de vapeur. Juste ce regard triste, presque interrogateur : « Vous me demandez ce que je fais là ? Je me le demande moi-même ! ».
Je me souviens avoir soutenu ce regard, je ne sais pas pourquoi. Il avait quelque chose de magnétique. Le désespoir, cela attire autant que cela révulse. Fallait croire que, moi, cela m’attirait. Cependant, je ne m’étais pas arrêté, j’avais poursuivi mon chemin, hâte de retrouver la chaleur de mon appartement, de prendre une douche brûlante (c’était comme ça que je les aimais), de manger un potage tout aussi brûlant, probablement un « velouté aux légumes du soleil » (c’était mon préféré). Le soleil, parlons-en ! Ses rachitiques rayons peinaient à redonner de la vigueur à mes muscles endoloris par un froid aussi agressif que précoce. « Tout de même, des températures proches de zéro à la mi-novembre, c’est bizarre ! » avais-je dit quelques heures plus tôt à une de mes collègues qui s’était empressé de répondre : « Cherche pas, c’est le changement climatique ! ». Je n’avais pas « cherché », je m’étais contenté d’un grognement neutre pour mettre fin à la conversation.
Et ce pauvre gars était sur ce trottoir, ce malheureux qu’un simple carton séparait du béton, un carton ramolli par l’humidité et le froid. Ce froid cinglant qui transperçait les chairs et donnait l’impression d’une douleur encore plus vive, moi, je ne le supportais pas plus d’une demi-heure !
18-20 ans, pas davantage. De type européen, taille moyenne, corpulence moyenne. Son séjour dans les rues ne devait pas se comptabiliser en années, plutôt en mois, car il ne portait pas les stigmates reconnaissables chez ceux qui subissent au quotidien les attaques du vent, de la pluie, de l’indifférence ou, pire, du mépris. Pas les joues creusées par le manque de nourriture, pas le cheveu sale, rêche et filandreux. De légers cernes griffaient seulement la naissance des pommettes et arrondissaient ses yeux sombres. En dépit de cela, son visage était harmonieux, il avait la beauté évidente de ceux qui n’y prêtent pas attention – dans la rue, on imagine aisément que les préoccupations sont tout autres. Il ne portait pas de vêtements crasseux, ces espèces de doudounes bleues devenues grises par l’absence de passage en machine à laver ; n’avait aucune couverture sur le dos, il portait simplement un blouson kaki et un jean bleu clair. Mes souvenirs vestimentaires s’arrêtaient là, mon attention s’étant portée sur l’expression du visage qui s’apprêtait à subir les outrages de la vie et du temps, visage qui, hélas, allait être précocement dévasté.
Je me souvenais aussi du sourire aigre-doux qui s’était dessiné au moment où j’allais détacher mon regard du sien, un sourire qui signifiait : « Je ne me faisais pas d’illusion, je savais que vous n’alliez rien donner ».
Je n’aurais pas dû être perturbé à ce point. Tous les jours, je croisais de telles personnes, la misère faisait partie de mon quotidien, du moins visuellement partie de mon quotidien, présente dans la rue, les transports en commun... Moi, je ne manquais de rien, j’avais un emploi et un bon emploi, bien payé avec de lourdes responsabilités et des primes pour les alléger. J’étais cadre dans une société d’assurances et portais plus souvent le costume que le poids de la misère du monde. Pourtant, elle était là, à chaque coin de rue, veillant à ce qu’on ne l’oubliât pas. Pour ne pas périr de tristesse et de culpabilité, j’avais fini par l’ignorer. Pas le choix. C’était elle ou moi. Oh ! il m’arrivait de donner un euro à un pauvre gars. Un euro, ce n’est pas grand chose, ce n’est pas votre porte-monnaie que cela soulage, mais votre mauvaise conscience.
Rectification : il m’était arrivé de donner un euro. Comme à tout, on s’habitue. On se sent moins concerné. Désensibilisé. En prendre connaissance me rendait misérable, mais ce qui me réconfortait – un peu – était que je n’étais pas le seul. Savoir que d’autres monstres d’égoïsme ou d’indifférence foulaient les mêmes trottoirs que moi, cela me rassurait.
En passant devant le marché couvert, face au grand déballage de fruits et légumes, de fromages, de poissons et de viandes, je crus apercevoir Laurence au rayon charcuterie. Je fis un saut dans le temps et me trouvai immergé dans Le Ventre de Paris, le roman d’Émile Zola. Fréquemment, il m’arrivait de disparaître quelques instants et de revivre une scène d’un livre. Ce fut ce qui arriva en passant devant ces étals exhalant couleurs et parfums et voyant cette jeune femme en train de soupeser un morceau de jambon. Mais ce n’était pas Laurence, je m’en rendis compte quand, m’étant approché, mon sourire rencontra un visage suspicieux. « Pardon, je vous ai prise pour quelqu’un d’autre… »
Quand cela se produisait, je me glissais dans la peau d’un personnage existant, homme ou femme ; parfois j’étais un héros créé de toutes pièces, réinventant la scène quand celle-ci ne me satisfaisait pas telle qu’elle avait été écrite. Les livres, c’étaient eux les bienveillants responsables de mes évasions, mon refuge. Grâce à eux, ma perception du monde n’était plus la même : ces nouveaux mondes s’accordaient à mes désirs, j’en oubliais les eaux stagnantes que constituait mon quotidien.
J’avais découvert qu’on pouvait avoir de l’appétit littéraire : tout comme un gourmet je dégustais les histoires, les tournures de phrases, les mots concoctés par un écrivain, et j’en abusais, parfois jusqu’à l’écœurement. Oui, j’étais devenu boulimique, adepte de plus en plus convaincu des bienfaits de ces plaisirs solitaires, ô combien répréhensibles pour certains : à cause de cette habitude, on m’avait classé dans la catégorie des « lunaires », ô l’ultime insulte ! Mais cela n’était pas pour me déplaire. « Dans la lune » ou « dans les nuages », l’important était de m’évader impunément, de fuir une réalité qui m’était désagréable.
Passer sous le marché couvert quand j’eus pu le contourner avait tout de l’acte manqué : c’était comme si cette diversion, ce divertissement avaient été nécessaire ; il m’avait fallu un spectacle distrayant pour oublier ce que j’avais vu quelques minutes plus tôt sur le trottoir. Je pus alors, après avoir acheté une baguette de pain bio aux céréales et le dernier numéro des Échos, rentrer chez moi, dans mon trois-pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble bourgeois situé au cœur d’un quartier tranquille. L’esprit apaisé, vidé de tout ce qui pouvait se révéler embarrassant.
* *
*
Nom, prénom : Lefort, Clément.
Individu de sexe masculin.
Âge : 26 ans.
Taille : 1 mètre 75.
Signe distinctif : néant.
Absence de casier judiciaire.
Malheureusement.
Jack l’Éventreur, Folcoche, Bonnie & Clyde, Dr Jekyll & Mr Hyde, Mesrine, Dracula et leurs épouvantables comparses avaient toute ma sympathie. Bandits réels ou inventés, ils s’étaient fait un nom, on les connaissait tandis que je n’étais qu’un gentil anonyme. Qui s’intéressait à moi ? Eux étaient fascinants. Même les antihéros fictifs semblaient plus consistants qu’un type en chair et en os tel que moi. Qu’avais-je à raconter, moi ?
Pas grand chose.
Ma petite vie se résumait à prendre le métro pour me rendre au boulot et rentrer, épuisé, pour aller au dodo. Quelle originalité ! Mon plus grand fait d’armes était d’avoir essuyé une rupture sentimentale. Et là, incapable encore je fus d’avoir le mauvais rôle. J’avais été celui qui avait été trompé. Du reste, il m’était difficile de savoir à quel point je ne l’ai pas cherché, histoire de m’extraire de mon ordinaire – inciter sa femme à tomber dans les bras du premier venu est chose facile, il suffit de refermer les vôtres.
Hélas, à une vie pépère succéda une vie encore plus pépère. Je n’avais pas gagné grand chose dans l’affaire, excepté le droit de tout recommencer à zéro. Mais même cela, je ne l’ai pas réussi.
Comme j’aurais aimé avoir un signe distinctif et surtout un casier judiciaire rempli ! Cinq ans de prison ferme pour tentative d’escroquerie ou, mieux, vingt ans pour homicide volontaire ! Être un malfrat, un malfaiteur, un tueur en série, ah ! l’heureuse destinée !
J’aurais adoré pouvoir m’écrier : « Les douces cellules de prison ! […] L’odeur de la prison est une odeur d’urine, de formol et de peinture. Dans toutes les geôles d’Europe, je l’ai reconnue, et j’ai reconnu que cette odeur serait enfin l’odeur de mon destin ».
[Extraits de Notre-Dame-des-Fleurs , roman de Jean Genet]
Mais j’étais trop faible