La Soupe des autres
206 pages
Français

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Description

Valérien, abandonné par sa mère peu de temps après sa naissance, est recueilli par Bertille, qui l'élève en même temps que sa propre fille, Jeannette. Les deux enfants grandissent ensemble, entre chamailleries et fous rires de gamins.

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 8
EAN13 9782812916342
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0075€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Originaire du Lot,Yvette Frontenaca publié de nombreux poèmes, contes et romans. Ce sont tous de riches témoignages décrivant un monde paysan aujourd’hui presque disparu, mais qu’elle fait revivre avec passion. Le réalisme de ses descriptions des coutumes et rites ancestraux place ses romans au rang des documents historiques, avec une note de fantaisie propre à l’auteure.
LASOUPE DES AUTRES
Éléonore L’Étoile rousse La Demoiselle du presbytère Les Années chantepleure Les Années châtaignes Rue des nèfles
Du même auteur Aux éditions De Borée
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie, 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. © , 2006
YVETTEFRONTENAC
LASOUPE
DES AUTRES
Prologue
* L’enfant ducrouzaïré
* Les astérisques renvoient à un lexique en fin d’o uvrage. A TOUFFEUR DE CE 5 AOUT 1910 pouvait être qualifiée d’insupportable. L Renversée sur sa paillasse, l’Angèle suait à grosse s gouttes depuis presque deux heures. Des rafales puissantes, incont rôlables, qui la laissaient toute tremblante, déferlaient dans son flanc, puis s’éteignaient d’un coup jusqu’à la prochaine ruade. Pendant ces courtes accalmies, de plus en plus courtes, Angèle tirait des plans, revoyait des images. L’enf ant ducrouzaïré allait naître, l’enfant de ce Félix aux belles moustaches pour qui elle avait ressenti une toquade l’année dernière, quand, en rupture de plac e à l’année, elle s’était louée * pour lesbugadeset leset la rentrée des récoltes chez les uns  d’automne autres, à Frontenac, une commune de la vallée du Lo t. Elle avait dansé avec lui des bourrées endiablées à la fête du vin nouveau, puis ils s’étaient retrouvés aux veillées pour l’ef feuillage du tabac ou du maïs dans les métairies qui les priaient. À ce moment-là , emportée dans un élan de joyeuseté, il lui plaisait bien, le Félix, avec son visage étroit et sec, son corps délié et son pied danseur. Il lui plaisait au point qu’elle avait tenté quelques mois de vie commune dans la maison enfumée qu’il occupai t seul, avec, comme devant de porte, la route nationale qui sinuait dan s la vallée, de compagnie avec le Lot. Elle y avait mis du sien car, tout de suite, cet ét at decrouzaïré, ou de fossoyeur, si on voulait parler correctement en fra nçais, lui répugna. Au moment des repas, quand il s’asseyait en face d’elle, ses ongles restaient noirs, obstrués de terre. Et quelle terre! celle des morts. Et puis, dans son langage, revenaient trop souvent les mots «cercueils, cimetière, pierre tombale», mots déplaisants qui br imaient sa joie et son appétit. Elle s’était enhardie à lui en faire la remarque. Il s’était fâché. «Les morts me donnent à vivre à moi. C’est comme ça . J’ai un emploi d’honnête homme et je tiens à le garder. C’est le s eul héritage de mon père.» Et un rien belliqueux, en montrant l’assiette de fricot: «Cette pitance que nous mangeons, ce sont les morts qui nous la procurent. * Parfaitement. Elle vient de tous les trépassés que ma pelle acrouzés.» Excédée, elle était partie. Partie, malgré la grain e du Félix qui levait en elle depuis peu et dont elle gardait le secret. Elle eut tôt fait de se trouver une nouvelle louée: Cantepeyre, la grosse borie sise su r le plateau de la Graville, cet important hameau, cet «écart», disait-on, éparpillé sur le territoire de la commune de Faycelles dont il relevait, venait de pe rdre Émilienne, sa jeune fermière. Deux petits restaient à élever. Précédée de sa réputation de vaillance, elle y fut accueillie. Dans ce domaine rustique posé sur un renflement de prairie qui l’is olait du hameau lui-même, grouillaient bêtes et gens dans un affairement labo rieux. Avec aisance, elle s’était mise à œuvrer à ce rythme et Jean Delbos, l e jeune veuf, avait loué sa diligence.
Au fond de son ventre, la douleur fulgura, se propa gea, lui arracha un cri perçant et bref. Une grande femme à l’aspect encore jeune, au chigno n haut perché, entra dans la pièce, comme alertée par ce cri. Contre son buste de créature peu charnue, elle tenait plaqué un nourrisson de quelqu es semaines dont on pouvait apercevoir le duvet du crâne dans les plis des ling es. Il s’agissait de Bertille, l’épouse de Victor, le m aître-valet, sa compagne de travail dans la métairie où elles partageaient l’em ploi aux multiples facettes de femmes toutes mains pour lequel le maître les avait gagées. Bertille, amicale et secourable, qui s’était proposée de l’assister comm e elle l’avait obligée, voilà tout juste trois semaines, quand naissait sa petite Jeanne. Bertille s’avança vers le lit, puis, penchée sur le s chairs en sueur de la parturiente, déclara paisiblement: «ai tout apprêté.Ça s’annonce bien, travaille encore, tu avances. J’ » Puis elle ressortit aussitôt. Restée seule, Angèle, tout en observant les poutres du plafond, écoutait son corps accoucher. Elle gardait des notions, des souv enirs. Le petit bougre qui s’en venait et qu’elle éviterait de nommer Désiré s erait son troisième. La Mariette et la Rosine, filles de Casimir, le forgeron, avec qui elle avait vécu ou plutôt duré sept ans, grandissaient à l’orphelinat de la sous-p réfecture. Les deux petites se trouvaient plus en sécurité à la Miséricorde qu’aup rès de leur ivrogne de père, à peu près incapable de gagner sa propre vie. Surtout qu’ici, dans ces vastes biens terriens, il n’était pas question pour elle d e les y élever. On verrait plus tard, quand l’âge de se rendre utiles leur serait v enu. * Elle tenait correctement sa place dans la maison de Jean Delbos, lepagèsde Cantepeyre. Tout travail lui allait, au-dedans, au- dehors sous le soleil, même si ses préférences l’inclinaient aux lessives du gros linge de maison, cuites à la cendre tamisée qui emporte les salissures les plus tenaces et qu’on va rincer à la berge des rivières, le cotillon troussé haut et les pieds nus qui font flic floc dans les galoches pleines de cette eau de fin d’été à la douceur sans pareille. Agenouillée là, elle aurait lavé, lavé, sans craint e de fatigue, bercée par les gazouillis des remous, en regardant pulser les grou pes compacts d’alevins autour des piles de linge. La magie de ce travail, avec lequel elle se sentait en harmonie, s’accompagnait d’odeurs de toutes sortes: émanations des menthes sauvages qu’on froisse en marchant dessus, âcreté d ulessifde cendres, relents douceâtres du limon, restaient attachés au glouglou de l’eau. Ces lessives-là se vivaient en une joyeuse récréation dans sa laborieu se vie de fille pauvre au service d’un monde plus fortuné. «L’Angèle a tôt fait de vous battre un drap, clamaie nt les femmes, admiratives. Elle a du nerf à revendre.» Plus qu’une autre, elle devait faire preuve de cour age et d’endurance aux corvées. Sa vie prêtait aux critiques, alors, conte nte d’être au four et au moulin, elle touchait un peu à tout, jamais rebutée, docile aux directives des maîtres et aussi des besognes qui imposaient leurs commandemen ts. «Il suffit d’y regarder, le travail commande», affirmaient les vieux autrefois. Elle ne se dessinait pas, toute en jambes et en bra s comme la Bertille, mais * tenait plutôt de lafennoteeet rieuse, qui se savait nouée et pas peureus  vive devant la trime. Un spasme violent fit tressauter son bassin, ses re ins se creusèrent en même
temps qu’un brame sauvage battait les solives au-de ssus d’elle. «Ah… Ah! Ah… Ber… ti… lle!» Bertille apparut, des linges posés sur un bras, un chaudron d’eau fumante pendu à la main. «Vas-y, conseilla-t-elle aussitôt, gaiement encoura geante,es aqui lou * nènè.» En dehors de toute volonté, Angèle chassa son petit parasite, eut l’impression d’un grand vidage, ignora qu’elle hurlait quand l’e nfant ducrouzaïréd’elle glissa sur les toiles déposées à l’exprès sous ses reins. * «Es un drollé, un poulit pitchou!» Elle s’en fichait bien, par exemple. Tout ce qu’ell e souhaitait, c’était d’en finir avec cet horrible ventre qui lui tordait le corps e n S et l’empêchait d’aller lestement en besogne. Les tisanes qu’elle avalait en cachette depuis des semaines lui éviteraient la montée du lait et ainsi, la délivreraient de cette odieuse maternité. Car Faustin, le * pillaro, qu’on disait à l’aise, allait passer la prendre. Tous les derniers samedis du mois, il s’en venait à la Graville et poussait s ouvent, l’hiver en particulier, jusqu’à Cantepeyre où on lui trempait la soupe en t oute amitié. Après s’être annoncé à longs «tu… tuts» de sa cornette, que les gens appelaient «caramelle», il s’arrêtait au carrefour des mûriers et attendait. Les fermières lui portaient leur butin, qu’il leur payait sans sourci ller: peaux de lapins, de renards, de toutes sauvagines précieuses comme la fouine ou le putois, qui faisaient d’élégants tours de cou aux dames, après les effets du tannage. Faustin achetait tous les vieux chiffons et aussi l e duvet d’oie, qu’il payait cher. À trente-six ans, Faustin Garrigues se présentait c omme un fort bel homme et, surtout, il savait faire le caressant et parler d’a mour en peu de mots. Au cours de ses passages à la Graville, elle eut vi te compris qu’elle faisait impression sur lui quand elle lui comptait les peau x de lapins séchées. «T’as le mollet bien rond, petite bougresse! qu’il disait en lorgnant ses jambes où floquait le cotillon. Vous gênez pas,pillaro», qu’elle répondait, en maniant la rebuffade. Et puis un jour, avec un visage tout à fait sérieux , il lui avait demandé de venir partager la maisonnette qu’il tenait de ses parents , le Mazet, son Mazet, où ne claquait plus aucun sabot de femme. «Tu es faite pour mon petit mas, dis-moi quand tu v iendras. Je t’y donnerai du bon temps.» Sûr qu’elle irait. Dès qu’elle en aurait fini avec cette indigestion de neuf mois. L’homme lui plaisait. Grâce à lui, elle abandonnera it son état de servitude, elle s’installerait de l’autre côté de la barrière. Cett e idée la transportait d’aise. Alors, tandis que sa grossesse se précisait, que les mois défilaient vers la délivrance, que son corps se déformait, elle mettait sur pied l e projet audacieux dont elle ne dévierait pas. * «Angèle,agatcho l’houmenet.» Crânement, la Bertille élevait à bout de bras le no uveau-né, qu’elle venait de laver et de vêtir. Ficelé serré dans son maillot de coton blanc, il ressemblait à une larve de bombyx roulée dans son fil de soie. La longue jeune femme approcha l’enfant de sa mère, inclina le museau fripé contre le visage d’Angèle. Celle-ci, au premier cou p d’œil, reconnut le Félix et se mit à rire nerveusement.
«Ça alors, y pourra pas le renier, plus tard, surto ut si le drôle se laisse pousser la moustache. Comment tu vas l’appeler, ce petit? demanda Bertille. prénommait Valérie, etValérien, je crois, en souvenir de ma mère, qui se puis Grimal, puisque je m’appelle comme ça et sans en savoir plus sur ceux qui m’ont créée. Son père va le reconnaître? Non, d’ailleurs je ne l’ai pas averti. irie de Faycelles, fautLe maître ira sans doute le déclarer demain à la ma que ça se fasse dans les temps. Il écrira “de père inconnu”, je le veux. C’est ton affaire. Tiens, donne-lui un peu à téter, il se fera la bouche et prendra vie plus vite. ’en ai jamais eu. FaudraJ’ai pas de lait, se récusa vivement l’accouchée, j le nourrir au lait de chèvre qui est encore tendre. Le chevreau n’a que dix jours. Alors je vais lui donner un peu du mien en attendan t, décida soudain la * Bertille. Mamaïnadene le prend pas tout, elle peut partager.» Charitable, la jeune mère posa son long corps sur u n siège, déboutonna son caraco et présenta son téton à l’enfantine bouche t oute neuve. Valérien se mit à l’aspirer gauchement puis, peu à peu, prit le rythm e. Une écume blanche qu’il laissait échapper déborda vite des petites lèvres roses. Un moment après, repu de cette première soupe des a utres, le nourrisson s’endormit d’un coup, épuisé par le rude après-midi où il venait de naître au monde.
I
Le sourire d’Angèle
AUSTIN GARRIGUES poussa deux ou trois «tu… tuts» hors de sa cornette et F se mit à attendre. Le carrefour du hameau de causse , qui s’appelait «La Graville», était maintenant silencieux et désert. E n jacassant, les femmes venaient de le quitter, nanties du pécule reçu en c ontrepartie des marchandises vendues. Maintenant, son négoce fini et malgré la chaleur qu i brasillait sur cette croisée de chemins où calvaire et croix posaient l’ombre gr êle de leur présence, il restait là pour elle. Viendrait-elle? Cette remuante brunette avait embrasé ses chairs de célibataire. Il la voulait. Il allait lui faire une belle place dans sa boriette du Mazet. Son commerce depillarolui, plus les revenus qu’il tirait de son petit bien, donnaient honorablement à vivre. De ce côté-là il n ’était pas mécontent de lui. Seulement, cette maison sans femme, il la ressentai t douloureuse comme un reproche. Le silence trop lourd du soir, le lit vide dont il réchauffait seul les draps, l’humiliaient, le portaient à douter de la vie. N’a urait-il pas droit à sa part? Le balai, les casseroles et le cuveau à lessive devaie nt être maniés par des mains de femme. L’Angèle, adroite et vaillante comme il l ’avait découvert chez les Delbos de Cantepeyre, où on lui trempait souvent la soupe, ferait merveille sous son toit. Toutes les fois qu’il repartait de cet accueillant domaine, l’estomac content du chabrot partagé avec le maître de maison, il se per suadait d’arriver à ses fins. C’est qu’elle était accorte, la mâtine, avec son vi sage rose et rond, son rire facile, son chignon enroulé bellement sur son crâne comme une grosse châtaigne et la pétulance de son corps toujours en mouvement. À force d’évoquer et d’anticiper d’utopiques bonheu rs, il la voyait très bien attiser l’âtre du Mazet, grouper les braises à la p incette autour de la coquelle noire du ragoût de mongettes, répéter à l’infini le s gestes de sa défunte mère. Faustin consulta sa montre de gousset, y lut l’approche de 16heures. Dans le petit hameau assoupi sous le soleil, un chi en aboya. Accrochées aux mûriers qui bordaient ce rustique communal, les cig ales jouaient de leur scie sur des tons et des rythmes différents. L’homme qui att endait se mit tranquillement à rouler une cigarette. En fumant, l’impatience serai t moindre. De temps à autre, le mulet, harcelé de mouches, agitait ses gourmettes d ans une série de cliquètements. Faustin s’en voulait d’exposer ainsi la bête à la chaleur cuisante du jour, mais il tentait une forte partie. À tout p rix, il fallait attendre. Cette journée de fin août pesait sur la terre de toute sa torpeur . Un orage encore lointain montait à l’horizon. Tandis qu’il tirait sur sa cig arette, en s’efforçant à la patience, il pensait à ce qu’il allait faire en arrivant chez lui ce soir. Après le tourin préparé par Angèle, tandis qu’il pa nserait la mule, et s’il restait * quelques seaux d’eau au fond de la mare ducouderc, il arroserait sa planche de salades, ses plants de tomates qui pâtissaient d e la canicule. Seulement, voilà: mangerait-il le tourin d’Angèle, ce soir? Co mme il était nerveux! Les châteaux en Espagne, il les bâtissait dans les volu tes bleues de son tabac qu’il lançait en soufflant fortement devant lui.
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