Autan noir
190 pages
Français

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Description

« Elle venait de comprendre qu’il lui faudrait s’approcher presque trop près de ce que la décence tolère pour comprendre cette alternance de souffles souvent contrariés, de silences dans lesquels seuls les mouvements des lèvres pouvaient la renseigner pour reconstituer un discours. Dans ces chuchotements chaotiques, il fallait aller à l’essentiel. Elle resta proche de lui, avec d’abord du courage, puis une bienveillance consentie. Mais elle pressentit que tout le temps qu’elle passerait auprès de lui devrait lui être donné complètement. Ce visage si rapproché du sien lui interdirait d’appréhender autre chose. Elle aurait à unir ses pensées à celui dont la proximité physique ne pouvait que s’accompagner d’une proximité des âmes. »

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 06 février 2013
Nombre de lectures 0
EAN13 9782748399677
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0064€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Autan noir
Catherine Legeay Jeulin
Société des écrivains

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


Société des écrivains
14, rue des Volontaires
75015 PARIS – France
Tél. : +33 (0)1 53 69 65 55
Autan noir
 
 
 
Le cœur des sots est dans leur bouche,
Mais la bouche des sages c’est leur cœur.
Le discours du sot pèse comme un fardeau en voyage
Mais sur les lèvres du sage on trouve la grâce.
L’Ecclésiastique, 21.
 
 
 
 
1.
 
 
 
Anne n’était pas sûre d’avoir reconnu Paul Chatelier en l’homme qui, à quelques mètres d’elle, semblait aussi embarrassé de sa flûte de champagne que du discours d’ouverture du Président du Conseil régional paradant sur l’estrade. Elle se souvenait d’une belle chevelure où les boucles châtain le disputaient aux premiers fils argentés, et l’homme avait les cheveux blancs. Elle se le rappelait grand et massif, et l’homme était un peu voûté. De fines lunettes en demi-lune lui cachaient le regard et elle s’évada un instant dans le souvenir d’un dîner au cours duquel ces yeux, attardés sur elle, l’avaient troublée.
 
Elle se demanda si elle irait vers lui, et anticipa la déception qu’elle éprouverait si elle s’était trompée…
Il y avait là d’autres journalistes, des confrères, consoeurs, et elle serait obligée d’échanger amabilités et banalités avec eux. Il y avait les incontournables piliers de ces shows d’assemblée générale, et elle devrait en saluer quelques-uns.
L’ennui la saisit, et elle pensa au ciel, dehors, se demandant si la couleur indigo qu’elle lui avait remarquée avant d’entrer dans cette salle en sous-sol allait virer au gris sombre de l’orage ou se fondre doucement dans l’obscurité nocturne. Sept heures déjà… elle pensa sans inquiétude à ses deux enfants qu’elle avait confiés à ses voisins pour la soirée, et s’effraya du vide que lui offrait cette soirée sans eux, sans Stéphane. Elle calcula que peut-être, elle pourrait aller à une séance de huit heures. Mais pour voir quoi ?
 
Une journaliste de télévision qu’elle connaissait bien s’approcha d’elle, avec un petit signe de connivence. Elle ne put s’empêcher de la trouver voyante, avec son maquillage épais qui s’infiltrait dans de fines rides ainsi soulignées d’ocre, ses yeux trop noirs, sa jupe trop courte sur des cuisses robustes, ses escarpins trop hauts qui la faisaient chavirer. Mais, telle quelle, on ne pouvait nier qu’elle accrochait certains regards masculins. Anne se trouva classique, sans relief, trop discrète, avec sa jupe à mi-mollet et son chemisier à col montant. " Très Versaillaise…" disait Stéphane, non sans ironie, tout en réprouvant lui-même toute audace vestimentaire.
 
La journaliste – dont le prénom était Laurence, mais qui se faisait appeler Lola – voulut s’approcher des premiers rangs, à grand renfort de sourires faussement gênés, d’effets de manches et de postérieur, et ainsi dérangea l’ordre silencieux dans lequel les auditeurs étaient figés. Dès lors, le supposé Paul se trouva mieux placé dans son champ de vision. Elle était à trois mètres de lui. Quel âge aurait-il maintenant ? Cinquante-cinq, soixante ans ? Elle cherchait dans l’épaisseur du souvenir le pli de sa bouche quand il riait, la couleur étonnante de ses yeux : ni verts, ni mordorés, ils évoquaient les frondaisons en automne, et parfois, dans des éclairs de joie, les reflets de la topaze. Elle se rappelait enfin, interloquée de posséder tant de mémoire à propos de quelqu’un qui n’avait fait que croiser sa vie professionnelle il y avait bien longtemps, sa voix grave, bien timbrée, aux inflexions mélodieuses, dont il jouait à plaisir.
 
Le discours du président se terminait : des murmures enflèrent dans la salle, il y eut des rires et des bruits de chaises. Une remise de récompenses suivit, tandis que des serveurs en habit s’affairaient déjà aux préparatifs du buffet. Elle vit l’homme s’éloigner pour rejoindre quelqu’un et s’entretenir avec lui.
Sous cet autre angle, elle eut la certitude que c’était bien Paul Chatelier. Oui, il devait avoir autour de soixante ans. Il avait mûri avec superbe, et il l’émut encore trop, sans doute, pour qu’elle osât aller vers lui. Elle s’approcha de ses confrères, partit gratifier le président de quelques amabilités à un moment où il était accessible, ne dérivant pas pour autant du champ de vision dans lequel elle pouvait continuer d’apercevoir Paul Chatelier.
 
Elle espéra qu’il la verrait, et ne doutait pas que lui eût assez de décontraction ou de cran pour venir vers elle. Des "ma chérie !!!","mon vieux !!!" "comment tu vas ?" "tu vas bien ?" fusaient autour d’elle, et elle avait l’impression de ne s’intéresser à rien ni à personne. Elle en avait assez vu et entendu pour rédiger son article pour la revue. Elle décida de partir, puisqu’il était encore temps de se présenter au guichet d’un cinéma pour la séance de huit heures. Ce qu’elle pensait être le dernier regard vers Paul Chatelier croisa le sien, et elle eut l’impression qu’il souriait. Mais il était si aimable, il souriait toujours à tout le monde : ce sourire pouvait s’adresser à toute la salle, à des personnes devant ou derrière elle. Elle tourna les talons, avec une vague déception dont elle fut distraite quelques instants par une hôtesse qui remettait aux partants une lithographie-souvenir de la manifestation. Elle la déplia de son carton et la regarda attentivement tout en gravissant les marches qui conduisaient à la sortie. Elle chercha sa voiture, pensa au cinéma, et, au moment de traverser, sursauta car une main s’était posée sur son épaule. Paul Chatelier… il souriait toujours, et ne disait pas un mot. Il l’avait reconnue et, durant un court instant plein de grâce, leurs regards s’épanouirent l’un dans l’autre.
L’instant d’après, elle fut saisie par le mouvement de ses lèvres qui remuaient doucement, semblant sèches l’une contre l’autre, alors qu’aucun son ne sortait de sa bouche.
 
Elle ne comprenait rien. Il prit sa main dans la sienne, en un geste sans complaisance charnelle, et lui fit de l’autre main portée à sa gorge un signe d’impuissance.
 
Anne ne savait plus si elle était sous le charme resté intact de Paul Chatelier, ou sous la stupeur de ce début de conversation dont la voix était absente, et où les mots étaient si forts. Dans son souffle contrarié, surgissaient et s’enfuyaient des intonations, telles des vaguelettes sur une mer d’huile, qui lui permettaient de préciser la lecture qu’elle tentait de faire sur ses lèvres. C’était pénible et captivant. Ils restèrent ainsi près d’une demi-heure debout sur le trottoir.
 
Il l’invita à déjeuner un jour prochain au château d’Esparciac, où ils étaient allés une fois avec une équipe de journalistes. Elle partit grisée et inquiète à la perspective de passer ces heures avec lui, perturbée par la soirée solitaire qui s’étalait sournoisement devant elle, touchée par la dignité de Paul dont la maladie et ses séquelles ne se donnaient à voir que dans le foulard discret, aux tons sombres, qui dissimulait une trachéotomie.
 
 
 
2.
 
 
 
Durant les deux semaines qui la séparaient de la rencontre, Anne se prit à hésiter de s’y rendre. Des souvenirs lui revenaient de leur parcours commun : les premières interviews qu’il avait données à la jeune journaliste qu’elle était alors, dans des lieux toujours agréables, châteaux, auberges de campagne, et jusqu’aux locaux où il avait installé son usine textile. De leur inauguration, en présence d’architectes suffisants et de notables vaniteux, lui restait une image ancienne, lointaine et émouvante : celle de Paul Chatelier lui portant une coupe de champagne et un assortiment de friandises et lui glissant à l’oreille, avant de se tendre vers un micro de la chaîne de télévision locale : " ce n’est pas pour que vous me ménagiez dans vos propos au journal, c’est juste pour vous voir me sourire…" C’est vrai, on le lui avait reproché : elle n’était pas très souriante ; sa pondération, son détachement contrastaient avec les comportements affairés de ses consoeurs gonflées d’importance, toujours en chemin vers des tâches multiples et importantes qui sollicitaient leur sagacité et leur talent éventuel, en leur donnant l’illusion de compter dans leur univers.
 
Lola, dont les soubresauts sentimentaux faisaient le une du petit univers journalistique de Montpellier, n’avait pu s’empêcher de marquer une pointe de déception, évidente sous l’habillage de cette flatterie dont les femmes usent entre elles :…" dis donc, tu lui as tapé dans l’oeil, au vieux…" Le "vieux" n’avait guère plus de cinquante ans à l’époque et Lola aurait peut-être jeté son dévolu sur un homme comme Paul, à moins que, dans la vacuité de son âme que ne déparait pas un esprit peu brillant, elle ne fût prête à se contenter de n’importe qui. Anne en avait été amusée et avait effectivement souri, surtout à cause de la réaction de Lola.
 
Ce n’était pas leur première rencontre. Il avait lui-même, plusieurs mois avant, sollicité que sa fille unique, qui terminait ses études, pût assister à un conseil de rédaction. Sa position sociale, celle d’un chef d’entreprise locale d’une relative importance, ses engagements politiques, sa présence institutionnelle au travers d’organismes divers, lui ouvraient les portes du journal aussi sûrement que les potentialités de budgets publicitaires que son entreprise représentait. Donc, la jeune fille était venue : un peu plus jeune qu’Anne, qui était présente ce jour-là, elle avait impressionné par sa décontraction, son aisance en société, sa culture économique et la pertinence de ses questions. Anne aurait aimé lui ressembler. De plus, elle était vêtue avec goût,

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