NN
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NN , livre ebook

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Description

Dans un Kosovo ravagé par la stratégie de la terre brûlée, un humanitaire et son équipe locale ont pour mission de venir en aide aux familles des victimes. Peu à peu ils s'enlisent dans la souffrance des familles de disparus. Entourés de spectres, d'âmes sans corps et de corps sans noms, les repères vacillent. Leur mission est un voyage qu'ils devront faire ensemble, qu'ils ne pourront faire qu'une fois, et dans un sens seulement.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 17 juin 2014
Nombre de lectures 0
EAN13 9782332749109
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0052€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture
Copyright














Cet ouvrage a été composé par Edilivre
175, boulevard Anatole France – 93200 Saint-Denis
Tél. : 01 41 62 14 40 – Fax : 01 41 62 14 50
Mail : client@edilivre.com
www.edilivre.com

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-332-74908-6

© Edilivre, 2014
Dédicace


A Korab et Yllka
Rouge et noir
– Il est albanais, et il est né avec deux têtes. Il y en a d’autres à deux têtes dans la région, des blancs, des jaunes. Mais rouge et noir comme le nôtre, il n’y en a qu’un. Tu ne peux pas le confondre !
Le vieux professeur me souriait en disant cela. Il parlait lentement mais ne cherchait pas ses mots, ça me faisait du bien de pouvoir échanger en français avec quelqu’un du pays. Il était passionné par son histoire, ses « r » roulés étaient attendrissants, il avait dû être un prof autoritaire et respecté lorsqu’il était plus jeune, mais là je voyais un frêle vieillard que personne ne devait plus craindre. Il avait réussi à tendre le drapeau rouge avec l’effigie noire de l’aigle à deux têtes sur la perche en bois qui lui servait de mât, et il allait devoir maintenant la redresser. Je le regardais procéder sans l’aider, je lui avais déjà offert mon aide mais il l’avait refusée poliment. Les manches de son veston usé allaient se trouer sur les coudes, c’était une question de jours ou même d’heures.
– Les oiseaux à deux têtes de nos contrées ont plutôt eu tendance à se battre ces derniers siècles, le byzantin est pratiquement mort de vieillesse, l’autrichien a été éliminé, mais la plupart des autres vivent et se portent même bien. Le premier à hisser le nôtre, était un héros, il s’appelait Gjergj Kastriot, on l’appelle aussi Skenderbeu, tu connais, non ? Peu après sa naissance, il a été prélevé par les Turcs et envoyé à Istanbul, il a grandi là, il y a appris l’usage des armes et l’art de la manœuvre ; les Turcs l’aimaient bien le Gjergj, ils l’appelaient Iskender Bey, un bel avenir s’offrait à lui. De nombreuses années plus tard, devenu un haut gradé de l’armée ottomane, il est revenu au pays, mais dès que l’occasion s’est présentée, il n’a pas hésité un seul instant : il a retourné la lame contre le Turc, et a adopté ce drapeau.
Il posa le mât dans l’angle de mur d’enceinte de ce qui restait de sa maison. Les mains sur les hanches, il regardait vers le haut. Il avait l’air satisfait de la hauteur. Je sortis mon paquet de Davidoff noir et lui en proposai une, il la prit en posant sa main sur son cœur et en inclinant la tête. Je la lui allumai puis allumai la mienne, attendant patiemment qu’il reprenne sa leçon.
– Au début cela ne représentait pas grand-chose. Quelques dizaines de drapeaux dans des hameaux et au sommet de tours fortifiées, des baptêmes, des fêtes, des mariages, des batailles locales. Lorsque les Turcs ont montré les premiers signes de découragement et de fatigue, les choses ont commencé à changer. Les Albanais, comme tous les autres dans la région, étaient bien décidés à se débarrasser d’eux. Mais personne n’imaginait que les choses pourraient aller encore pire sans le Turc, personne ! Pour tous les peuples qui sont passés ici on sait à quelle époque ils sont arrivés : Romains, Slaves, Turcs, Autrichiens, Bulgares, Allemands, Américains ; depuis quelques années on ne compte plus. Pour nous les Albanais, pas de date. C’est normal, on a toujours été là !
Il riait à nouveau. Cette fois il ne regardait plus son drapeau, il regardait au loin, pensivement. Deux énormes hélicoptères de transport de troupes passèrent lentement à basse altitude, légèrement penchés en avant. Il attendit que le fracas s’amenuise pour reprendre.
– Ce sont les autres qui allaient et venaient. Certains passaient, d’autres restaient. On devait sans cesse s’habituer à de nouveaux voisins qui ne nous allaient pas trop bien, mais tant qu’on n’entrait pas dans notre maison, ni dans notre jardin, tant qu’on ne se mêlait pas de nos affaires, et tant qu’on ne regardait pas nos femmes, ça pouvait passer. Avec les Turcs, on avait même réussi à accepter le voisinage, et, entre une rébellion et une répression, n’en déplaise au pauvre Gjergj, à faire quelques bonnes affaires et l’un ou l’autre mariage. Au fil du temps, l’albanais avait compris que pour s’habituer au changement de voisinage, il aurait besoin de patience, beaucoup de patience. Et de tolérance aussi.
Il ponctuait ces paroles en ayant l’air de bien peser ses mots. Il se rapprocha de moi en regardant autour de lui, et parla à voix basse.
– Ibrahim Rugova était un peu comme ça lui aussi, patience, patience, patience… Mais ça ne marchait pas, il fallait agir. Au début je pensais que Rugova avait raison, mais non, il avait tort, il fallait agir, se défendre. Mieux vaut mourir comme un homme que vivre comme un insecte !
Il reprit ses distances et continua son récit sur le ton d’enseignant qui lui était naturel.
– Tant que les distances étaient respectées, nous étions donc prêts à vivre et laisser vivre, et nous dédier à nos vraies passions : les armes, le mariage, la danse, la chanson et la vengeance. L’albanais a la tête dure et grosse ! On dit comme ça chez nous, la tête grosse ! On n’oublie pas, tout se paie entre albanais, avec le sang parfois ! Par Dieu comme l’albanais peut être dur avec son frère, et gentil avec l’étranger ! Quel âne ! Tu viens prendre un thé à la maison ?
– C’est très gentil, merci, mais mon équipe va bientôt arriver. Je préfère rester ici, je les verrai arriver.
Il haussa les épaules et continua.
– Les vrais ennuis ont donc commencé lorsque les Turcs sont partis. Certains voisins se sont mis à se comporter comme des seigneurs de guerre, tous voulaient rafler tout ce qui était possible. Grecs, Bulgares et Serbes étaient des champions dans cette activité. Ça c’est à moi ! Ça c’est à moi ! Non à moi ! Tous voulaient agrandir leur propre pays, en se partageant le gâteau laissé par l’Ottoman en fuite. Et dans le gâteau, il y avait de très grosses portions albanaises. C’était la confusion. Heureusement pour nous, si aucun d’eux ne nous aimait, ils se détestaient aussi entre eux. Les conflits se sont déplacés entre voisins, et cela nous a donné le temps de créer notre propre pays. La naissance du pays des Albanais… Quel plaisir, mais pour un bref instant, car notre Kosovo n’en faisait pas partie, et de toute façon toute la région allait bientôt plonger dans la guerre. La naissance de l’Albanie a été un accouchement forcé, un bébé entouré de loups affamés. Mais c’est aussi l’affirmation d’une nation, notre nation est une main, l’Albanie est la paume, ses cinq doigts s’étendent aujourd’hui au Monténégro, au Kosovo, en Serbie, en Macédoine, et en Grèce, et lorsque que les doigts se resserrent, la main devient un poing.
Il me regardait en tenant son poing fermé, il avait dû voir que sa formule m’avait un peu impressionné.
– Et les deux têtes alors, et les deux couleurs, ça se rapporte à quoi ?
– Les deux têtes représenteraient le nord et le sud, la croix et le croissant, le Toske et le Guègue, l’Albanie et le Kosovo, le rouge et le noir, la plaine et la montagne. Je n’en sais rien.
Il semblait réfléchir à la question comme si c’était la première fois qu’on la lui posait. Je vis au loin les camionnettes blanches arriver, c’étaient nos équipes qui arrivaient de Prishtina, la journée de travail allait commencer, et j’allais devoir laisser mon voisin. Il vit que je m’apprêtais à le saluer et me prit par le bras.
– Cela fait soixante ans que je prépare ce drapeau, en attendant le jour où je pourrai enfin le hisser. Ce jour est venu. Je le brandirai chaque matin, tant que je vivrai. Depuis vingt ans notre Kosovo est isolé et oublié, notre langue a été interdite, nos chansons ont été bannies, nos enfants ont été expulsés des écoles.
Il me prit par le coude et m’indiqua sa maison calcinée. Deux petites pièces étaient en voie de réparation. Il y vivait avec sa famille.
– Les écoliers venaient à ma maison en cachette pour apprendre l’histoire, les mathématiques, le français. Ils étaient assis à même le sol, trente enfants par classe, dans notre salon, deux classes par jour. Ils avaient les fesses congelées mais maintenant ils peuvent avoir la tête haute !
Cendres
Lorsque le convoi d’ambulances et de tous-terrains arriva à la frontière, il était déjà tard, la nuit tombait, la pluie aussi. Pendant toutes les heures de voyage qui avaient précédé, l’ambiance dans le combi sanitaire Volkswagen, où je me trouvais, avec trois membres de l’équipe locale, avait été joyeuse, presque insouciante. On quittait l’Albanie pour entrer au Kosovo libéré. Je ne m’étais pas rendu compte que la température avait, tout au long de ce périple de dix heures, graduellement, mais inexorablement, chuté. La clémente chaleur méditerranéenne du juillet de Tirana avait maintenant fait place à un vent froid, l’azur avait été supplanté par le gris. La montagne albanaise avait aisément imposé sa loi millénaire, en insufflant un sentiment d’isolement et de désolation par les circuits de ventilation du véhicule. La pluie toquait au pare-brise de ses mille doigts furtifs, et nous prévenait que la joie du retour au pays pour certains, de nouvelles aventures pour les autres, n’était plus de mise dans cette contrée de martyres, de fantômes et de mystères. Le silence s’installa, seul vrai signe de respect pour cette région dont parvenaient déjà les relents de cendre, de crût, et de sang froid. Je réalisais un rêve d’adolescence, partir, loin, dans une contrée désolée, et aider ceux qui ont en besoin. Mais je comprenais maintenant que ce rêve m’emmenait aux limites de mes connaissances, au-delà de mes repères. A ma droite, mon collègue mais maintenant ami Gëzim, géant albanais sympathique et débonnaire, logisticien polyvalent, d’habitude prêt à la blague grinçante où à la taquinerie, se taisait, et regardait droit devant lui. Pour lui aussi le Kosovo étai

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