Rancœur
248 pages
Français

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Description

Keyla, la narratrice, est une jeune métisse de seize ans qui, dans un monologue ininterrompu, raconte son histoire face à la caméra d'un documentariste. Frappé par le fait divers dans lequel elle est impliquée, il est venu l'enregistrer dans une maison d'arrêt pour mineurs. À la vie pleine de violence dans le bidonville Nelson Mandela de la Carthagène colombienne, Keyla Rancœur, c'est son nom de guerre, va opposer rage de vivre, énergie et courage. Malgré une réalité très crue et douloureuse, Keyla reste miraculeusement une adolescente pleine de rêves, d'humour parfois et surtout d'amour pour Fercho, un jeune malfrat aussi cabossé qu'elle, à qui elle réserve ce qui lui reste de pudeur et d'innocence.
Un roman percutant, cru, mais riche de tendresse.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 mai 2018
Nombre de lectures 0
EAN13 9782414140138
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0067€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture
Copyright













Cet ouvrage a été composé par Edilivre
175, boulevard Anatole France – 93200 Saint-Denis
Tél. : 01 41 62 14 40 – Fax : 01 41 62 14 50
Mail : client@edilivre.com
www.edilivre.com

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-414-14011-4

© Edilivre, 2018
Couverture : Frederic Amat,
Estela Robles


(…)
Je fabrique des miroirs :
A l’horreur j’ajoute plus d’horreur,
A la beauté plus de beauté
(…)
Juan Manuel Roca, Canción del que fabrica espejos (Chanson du faiseur de miroirs)
I
Je voulais le tuer, je me suis toujours dit que je voulais le tuer. Depuis le jour où il a arraché mes vêtements et m’a cognée, j’ai commencé à me dire que je voulais le tuer. Il m’a frappée, m’a envoyée valdinguer et a continué à me rouer de coups comme une bête enragée. J’ai fermé les yeux parce que je me suis dit que si je ne le voyais pas je ne sentirais pas les coups non plus. C’était en mars, je me souviens , j’allais avoir douze ans en septembre.
Il est venu me chercher dans la cour, sous le manguier où j’allais souvent m’asseoir l’après-midi. Je m’asseyais pour réfléchir à mes affaires ou ne penser à rien. Alors il m’a traînée vers la maison. Pourquoi il me frappait ? En ouvrant sa braguette il a crié :
– Si c’est un homme ce que tu veux, pas besoin de le chercher dans la rue, t’en voilà un.
Il m’a coincée sous le poids de ses jambes. Il regardait mes seins comme si ses yeux allaient sortir de sa tête ; il les pétrissait comme des balles de chiffon qu’il aurait voulu écraser dans ses mains. Il me léchait le bout des seins. Il sentait le rhum, me léchait, et cette horrible odeur de rhum imprégnait sa salive et restait collée à ma peau.
Le ciel obscurci par les nuages, ce ciel que j’avais contemplé dans la cour, tout à coup s’est couvert et tout est devenu sombre comme si on m’avait mis la tête dans un sac d’ordures. Il me frappait encore et encore. Il triturait mes seins. Sa respiration était comme celle d’un animal blessé, blessé ou malade, je ne sais pas.
A onze ans déjà j’ai eu de gros seins, fermes, que je regardais dans le morceau de miroir que ma mère m’avait offert ; ce n’était pas un miroir avec un cadre mais ce qui restait d’un miroir cassé. Ma mère disait que garder des morceaux de miroir cassé ça portait malheur. Je regardais mes seins dans la glace des toilettes de l’école. Toutes les filles déboutonnaient leur chemisier, enlevaient leur soutien-gorge ou baissaient les bonnets et se regardaient dans cette glace. Il faut être bien pauvre pour ne pas avoir de miroir chez soi, avait dit ma mère en riant le jour où elle avait rapporté ce bout de miroir de chez sa patronne. On dit que ça porte malheur, mais moi je n’y crois pas, elle avait dit. Á dix ans, j’étais formée. Même si dans mon quartier il y avait des filles formées à huit ans, d’autres à neuf, moi j’ai eu mes règles à dix ans. Vous vous rendez compte : femmes à huit ans ; si un voyou couchait avec une de ces gamines, à coup sûr il la collait enceinte. Je ne sais pas pourquoi mais presque toutes les filles qui ont leurs règles à cet âge-là sont Noires. On dit que les Noires sont formées avant les Blanches, que c’est pour ça qu’elles ont leurs règles plus tôt. Il y en avait qui à huit ou neuf ans avaient des seins gros comme ça qu’elles montraient aux mômes ; les hommes s’en rendaient compte et leur demandaient de faire pareil avec eux, de soulever leur corsage et de leur montrer leurs seins. Ils les persuadaient de se laisser sucer leurs petits tétons pour mille pesos, c’est ce que valaient un coca et un petit pain. Elles soulevaient leur corsage et disaient aux mômes de regarder, ensuite elles partaient en courant et riaient parce que les gamins voulaient les toucher et qu’elles ne voulaient pas, elles voulaient juste qu’ils voient qu’elles commençaient à être des femmes. Mais ce n’était pas des femmes, c’étaient des gamines avec des seins. Quand les miens ont commencé à pousser, pendant un temps j’ai eu envie de faire semblant de donner le sein à une vieille poupée que ma mère avait rapportée de chez ses patrons. Je mettais le bout d’un sein à sa bouche et je la berçais comme si c’était un bébé. Des trucs de gamines.
Il va me les écraser, je pensais sous le poids de son corps. Mon père qui me frappe et me tripote de partout, qui respire comme un animal blessé ou malade, qui me lèche et me cogne.
– Si c’est un homme ce que tu veux, t’en voilà un-il criait, et il frottait son machin sur mon nombril, un grand machin noir et moche.
Vous savez, mes seins, j’en étais fière, je continuais à être fière de savoir qu’ils étaient gros et durs, j’y repensais pendant que je sentais ce poids contre mon corps, comme si le temps ne passait pas. Mon père me frappait mais je ne voulais pas souffrir. Quand on souffre, le temps ne passe pas et la souffrance dure plus longtemps. La souffrance, c’est ce qui fait vieillir les femmes, comme ma mère qui n’est pas vieille mais c’est une femme qui a beaucoup souffert. Quand je me demande pourquoi les hommes ne vieillissent pas avant l’heure, je crois que c’est à cause de la souffrance, ils ne souffrent pas autant et s’ils souffrent, leur inconscience les délivre de cette souffrance ; ils doivent croire que c’est réservé aux femmes. Je n’avais jamais vu autant de rage, jamais sa rage ne m’avait paru plus incompréhensible, cette rage de l’homme qui était mon père.
J’ai fermé les yeux ; c’est une de mes habitudes quand je ne veux pas sentir quelque chose qui me fait mal. Ce n’est pas que ça ne me fasse plus mal, mais je crois que ça me fait moins mal quand je ferme les yeux. Il me déshabillait avec ses griffes. J’ai appris ce mot à l’école, les griffes sont les ongles de certains animaux sauvages, des tigres et des lions, mon père dans ces moments-là ressemblait à une bête sauvage. Ses griffes sur mes seins. Se déshabiller devant les copines et comparer la taille de nos seins, c’est une chose, on fait ça pour s’amuser, mais sentir la douleur produite par ces mains sales qui les écrasaient, c’est autre chose. Alors, pendant un instant, je suis restée immobile à regarder les ongles crasseux de ses mains. Les griffes de la bête sauvage. J’ai fermé les yeux et je les ai rouverts pour savoir si cette bête était toujours sur moi. J’ai voulu me souvenir des nuages qui obscurcissaient le ciel, mais ma tête était toujours dans un sac en plastique sombre. Si le ciel s’obscurcissait, je ne verrais pas les éclairs, les éclairs arriveraient et je ne les verrais pas, j’entendrais juste le tonnerre. J’avais beau en avoir peur, j’adorais le bruit du tonnerre ; attendre que les éclairs arrivent ; j’ai toujours aimé jouer à me faire peur : j’imagine que je suis dans une pièce sombre et qu’un fantôme arrive, que je tombe dans un trou très profond et que je crie pour qu’on me sorte de là ; je crée moi-même le problème et je crie pour qu’on m’en sorte, enfin des trucs comme ça, ou bien j’imagine qu’un esprit arrive, ou le diable, et que je suis seule, ou alors que je me perds dans la montagne, que personne ne vient me chercher, et que je dors dans la forêt. Je ne sais pas pourquoi les enfants jouent à se faire peur tout seuls. Pendant qu’il me cognait et me tripotait, je pensais que je ne pourrais pas non plus me laver sous l’averse, parce qu’il allait pleuvoir, ça c’était sûr, il allait pleuvoir, et je me disais que je ne pourrais pas rester tranquillement au milieu de la cour à attendre que mon corps et mes vêtements soient trempés par la pluie comme chaque fois qu’il pleuvait. A nouveau j’ai fermé les yeux et j’ai senti que mon père pétrissait encore mes seins.
Je ne sais pas pourquoi j’ai pris cette habitude de fermer les yeux. Comme si je voulais regarder au dedans. Je les fermais depuis toute petite quand je regardais les étoiles dans la cour ; les yeux fermés, elles paraissaient plus grandes. Il faut que je vous parle des étoiles. J’ai appris à les distinguer à l’école, pas toutes, juste quelques-unes ; celles que je ne connaissais pas, je me les inventais les yeux fermés ; je savais le nom des constellations et en fermant les yeux je les imaginais. Avant qu’on m’emmène voir un film, pour tout vous dire je n’ai pas vu de film avant neuf ou dix ans, je me faisais moi-même le film des étoiles. Une maîtresse, ici c’est comme ça qu’on appelle l’institutrice, une maîtresse m’avait offert un petit livre sur les astres, je ne sais pas où je l’ai mis, il doit être rangé quelque part, la maîtresse me disait que si on savait combien l’univers était grand, on comprendrait le mystère de Dieu, je n’ai jamais pensé au mystère de Dieu mais à la quantité d’étoiles qui remplissaient le ciel et à l’immensité de ce que la maîtresse appelait l’univers. Fermer les yeux. Si je fermais les yeux, la douleur était moins forte. C’était comme ça pour moi. Si je fermais les yeux, le temps s’arrêtait, j’avais l’impression, et si le temps s’arrêtait, je ne sentirais pas la douleur, mais je ne pouvais pas arrêter le temps ni éviter la douleur, et j’avais beau fermer les yeux, penser à autre chose, aux étoiles ou à la pluie, aux éclairs qui arrivaient avec le tonnerre, la douleur était toujours là, elle se répandait dans mon corps comme une tache d’huile dans l’eau.
Pourquoi il me frappait ? Parce qu’il m’avait vue dans la rue en train d’embrasser un garçon du quartier ? Pour le plaisir de me frapper et de me montrer que c’était lui qui commandait ? Je savais bien que le garçon qui me courait après et que je voyais en cachette était un voyou de dix-sept ans, mais il me plaisait. Des voyous, ce sont des garçons qui volent et deviennent mauvais, si mauvais qu’ils tuent et font ce qu’ils veulent avec les gens. Je savais qu’il ne faisait rien, qu’il n’étudiait pas, qu’il ne travaillait pas, qu’il vivait avec sa tante et trois frères, et qu’il était toujours armé d’un coutelas qu’il enveloppait dans du papier journal. Une cham

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