L amor dans l âme
139 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

L'amor dans l'âme , livre ebook

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
139 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Le 24 mai 2014, à Cannes, l’avant-dernier jour du 67e Festival du Film, une jeune actrice est retrouvée morte dans la chambre d’un palace, une balle dans le cœur. Les preuves, flagrantes, ne laissent guère planer de doutes sur les circonstances du drame. Et pourtant...
Que s’est-il passé dans sa vie pour que son existence s’achève dans ces tragiques circonstances ? La clef du drame se trouve-t-elle parmi les personnes qui l’ont côtoyée ces quatre derniers jours ou dans son passé, dont les récits s’entrecroisent au fil de l’enfance et des festivals de cinéma ?
Dans ce théâtre des vanités, ce cénacle du 7e art, ce monde aussi fascinant que cruel, la vérité est complexe, bien éloignée de ce qu’elle semble être...
L’amor dans l’âme est un roman aux accents mélancoliques, magnifiquement romanesque, une histoire qui entremêle deuil et amour impossibles, et pose un regard plein d’interrogations sur nos comédies humaines.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 24 mars 2016
Nombre de lectures 4
EAN13 9782374533049
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Sandra Mézière
L'amor dans l'âme
Les Éditions du 38
À mon père, mon héros disparu À ma mère, mon héroïne Et aux bienveillants…
Çakyamuni le Solitaire, dit Siderta Gautama le Sage, dit le Bouddah, se saisit d’un morceau de craie rouge, traça un cercle et dit : « Quand des hommes, même s’ils l’ignorent, doivent se retrouver un jour, > tout peut arriver à chacun d’entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. » Rama Krishna (Citation en exergue du filmLe Cercle rougede Jean-Pierre Melville)
L’amour fait songer, vivre et croire. Il a pour réchauffer le cœur, Un rayon de plus que la gloire, Et ce rayon c’est le bonheur ! Victor Hugo ‒Aimons toujours – Les Contemplations
Le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants. Tacite
1. 24 mai 2014 – Lucie
La Méditerranée, lentement, comme une lancinante et perfide douleur, se retirait de quelques mètres puis, toujours infatigable, implacable, reve nait, emportant avec elle d’inoffensifs et impassibles grains de sable alors éparpillés et perdus à jamais dans les abysses. Sur la Croisette qui la surplombait s’éteignaient l es derniers feux de la nuit cannoise, impitoyable dévoreuse de rêves et d’innocence. Un i ncessant tumulte constitué de rageurs et ambitieux excès, de désirs férocement irréfragables, rongeait les frontières, si infimes déjà, entre le cinéma et la réalité, entre le jour et la nuit, entre la fête et la décadence, au péril de la raison, de la lucidité, de la vie même de ceux qui s’y risquaient, ignorant encore le danger qu’ils couraient, que les blessures d’orgueil ou d’indifférence comme nulle part ailleurs pouvaient y être fatales. Les derniers noctambules et les premiers festivaliers du jour s’y croisaient, happés par cette Croisette fascinante, versatile, fantasque et insomniaque, au ssi prompte à déifier qu’à piétiner, à encenser qu’à broyer, qui déteindrait sur eux avant de les anéantir à leur tour. Là, une multitude de rêves avaient été esquissés. Plus nombreux encore étaient ceux qui s’étaient fracassés, et pléthore d’illusions avaient à jamais été balayées et enterrées, telles celles de la jeune femme qui n’était désormais plus qu’un corps gisant, ensanglanté, dans la suiteen sous-solM élodie  de l’Hôtel Majestic. Un rai de lumière opportun éclairait la scène, lui procurant une aura presque mystique, comme si un directeur de la photographie en avait ainsi exacerbé la beauté tragique sur les ordres d’un réalisateur désireux d’en souligner le caractère paradoxal et intrinsèquement cinématographique. Le doux soleil levant de mai semblait caresser le beau visage inerte, lui intimer de revenir à la vie. Dans cette chambre d’hôtel au décor luxueux, rien de grave ne semblait pourtant pouvoir survenir. La mer d’huile sur laquelle ouvraient les grandes baies vitrées renforçait encore cette impression de sérénité. D’un instant à l’autre, une voix crierait certainement « coupez ! » pour interrompre cette scène esthétique et morbide et un joyeux brou haha recouvrirait ce silence glacial. C’était ce que se disait confusément la pulpeuse petite pile électrique rousse de vingt-cinq ans prénommée Lucie qui cherchait les mots dans son vocabulaire qu’elle avait limité, mais dont pourtant elle s’enorgueillissait de la richesse, pour retranscrire au mieux ce que lui inspirait la scène, si tragique et tellement photogénique, qu’elle qualifia immédiatement de crime. Il n’y avait aucun doute. C’était la seule certitude dans cette mort auréolée de mystère. Les titres accrocheurs se bousculaient dans sa tête tandis qu’elle réprimait tant bien que mal son excitation. Quelle aubaine, tout de même ! Quelle idée ingénieuse elle avait eu e d’interviewer cette jeune actrice quelques jours plus tôt. Quelle chance de s’être trouvée sur les lieux même de sa mort. Dans les traits de la jeune femme, figés à jamais, elle cherchait le souvenir d’une expression ou d’un mot qui auraient pu constituer un indice sur les circonstances du drame ou le responsable du crime, mais tout ce dont elle se souvenait, c’était la jovialité qu’ell e dégageait et à quel point elle l’avait trouvée sympathique, « pour une actrice » se souvint-elle avoir intérieurement ajouté, lorsqu’elle l’avait gratifiée de ce compliment. M ort à Cannes. M eurtre à Cannes. Festival tragique. Clap de fin tragique.cela Tout manquait de sang, de larmes, de choc. Voilà tout ce qu’elle avait retenu de son année d’école de journalisme : un titre doit provoquer une répulsion, une attirance malsaine. Qu’importe : un choc. Perdue dans ses pensées et la quête de son titre, elle en avait oublié l’agitation autour d’elle. Dans un coin du couloir, prostrée, secouée de sanglots, se trouvait la gouvernante qui avait découvert le
corps. Sa rigidité physique et morale n’aurait jamais laissé deviner que son film préféré étaitLe Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet. À côté du cadavre, le direc teur de l’hôtel, dont le film préféré étaitLe Quai des brumesde Marcel Carné et dont l’adjectif « sec » pouvait définir toute sa personne, vocabulaire et physique à l’unisson, et le responsable de la sécurité (son parfait contraire dont le film préfér é étaitLe M agnifique de Philippe de Broca), devisaient à voix basse, l’air grave, observant le corps sans vie comme si une explication allait miraculeusement en jaillir. Personne ne faisait att ention à Lucie, sur le seuil de la porte, réfléchissant à son titre tout en cherchant à n’oublier aucun détail de ce qu’elle voyait. Elle avait pris quelques photos avec son téléphone portable, mais elle devait à tout prix mémoriser l’instant, ces impressions fugaces que l’image ne pouvait immo rtaliser. Non loin de la défunte se trouvait un petit revolver, sans aucun doute l’arme du crime, mis en évidence comme si on avait voulu maquiller le meurtre en suicide. La victime était allongée sur son lit et si ce n’étaient la tache rouge, à peine perceptible, qui maculait sa robe de même couleur et ses mains ensanglantées, elle aurait pu sembler simplement endormie. Lucie sursauta. Une main autoritaire venait de se poser sur son épaule. Le responsable de la sécurité et le directeur de l’hôtel s’étaient appro chés d’elle. Elle avait interviewé le second quelques jours auparavant. Elle se souvint qu’il lu i avait parlé de ce qu’appréciaient les clients de son hôtel en cet endroit : la discrétion, la sécuri té, l’impression que rien ne pouvait arriver. « Luxe, calme et volupté, dans une oasis de tranqui llité au milieu de l’agitation du festival », avait-il récité avec fierté. — Que faites-vous ici, mademoiselle ? lui demanda-t-il, comme s’il s’apercevait seulement de sa présence. — Le hasard. Je devais… je ressortais d’une chambre… pour une interview, bredouilla-t-elle, réalisant aussitôt l’incongruité de l’argument, au regard de l’heure matinale et réalisant à quel point dire la vérité le serait peut-être plus. Qu’elle y errait tous les jours, à la recherche d’une aventure, d’un scoop. Son film préféré étaitLes Aventuriers de l’arche perdue de Steven Spielberg et c’est ainsi qu’elle essayait d’en être à la hauteur. — J’ai surpris votre femme de chambre dans le coulo ir en larmes. La porte était entrouverte et…, tenta-t-elle de poursuivre. — Vous n’avez touché à rien, j’espère ? — Non, bien sûr. Je ne suis pas entrée dans la chambre. Avez-vous une idée de… — Écoutez, moins vous parlerez de tout ceci, mieux ce sera, l’interrompit-il. Je ne dirai pas que vous étiez ici. Les interrogatoires de la police peuvent être fastidieux, surtout pour une jeune femme comme vous. Qui sait ? Même peut-être une garde à vue. Il vaudrait mieux pour tout le monde que vous n’ayez rien vu et que vous ne parliez de rien. Un silence qui sembla à l’un et l’autre interminable s’installa entre eux tandis que leurs regards se jaugeaient, défi seulement interrompu par une sirène de police dont le son se faisait crescendo au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, à une vitesse folle. — S’il vous plaît, insista-t-il. Lucie, dont la témérité était à peu près aussi étoffée que le vocabulaire, regarda une dernière fois la scène de crime, hésita et brusquement salua le directeur et le responsable de la sécurité d’un signe de tête, emprunta le couloir, bouscula la fem me de chambre, et sortit par l’escalier de service. Sur la Croisette, tout semblait normal : les dernie rs fêtards, nauséeux, croisaient les
journalistes qui se rendaient à la première projection du matin, les yeux cernés par l’alcool, les films, mais surtout gavés par l’amertume et les regrets, flagrants et brusquement agressifs à la lumière éblouissante du jour levant. Monde éphémère qui en avait une conscience plus aiguë que tout autre, comme une excuse à son épicurisme décadent. Dans cette atmosphère troublante de confusion entre cinéma et réalité, pour la première fois, la frontière avait été allègrement franchie. Un meurtre avait été commis sur la Croisette, l’avant-dernier jour de la soixante-septième édition du Festival de Cannes. Une jeune actrice était morte, encore rayonnante quelques jours plus tôt, pleine de vie, de rêves, d’espoirs. Plus rien ne serait jamais pareil. Un instant, Lucie se souvint du rire de la victime et se dit que la vie était une c hose bien fragile, mais elle ne put surtout s’empêcher d’éprouver une joie irrépressible en songeant à la tête de son rédacteur en chef (Fabrice, cinquante ans dont vingt dans l’armée et dix dans le journalisme, film préféré: Apocalypse Now de t, lui qui, toute la semaine,Francis Ford Coppola) quand elle lui raconterai avait pris ses sujets et avis avec détachement. Lucie en était fière et certaine : elle tenait le scoo p de sa vie et elle ferait une entrée retentissante dans le monde du journalisme. Et, intérieurement, elle ne put s’empêcher de remercier l’assassin et le hasard, se demandant tout de même qui avait pu attenter à la vie de cette jeune femme. Un crime crapuleux ou passionnel, certainement, se dit-elle. La réalité, si complexe, dépassait de très lo in les limites de l’imaginaire de Lucie pour qui il ne pouvait s’agir que d’une histoire sordide. Mais qui aurait pu se douter ? Deviner les tourments, l’implacable détermination, les souffrances, la passion que dissimulait le doux visage de la défunte, celui de la jeune et prometteuse actrice, Blanche Delsart ?
2. Février 2014 – Blanche
Lmmencer avant de vous parler de Lucie,e 28 décembre 1895. C’est par là que j’aurais dû co de la chambre du Majestic, du corps sans vie. Parce que je pense que, d’une certaine manière, c’est ce jour-là que le premier coupable est né. Peut-être même son vrai meurtrier. Celui qui, depuis son enfance, était coupable de lui laisser croire que la vie serait constamment palpitante. Qu’elle s’écoulerait au rythme de sentiments entiers et flamboyants. D’images fascinantes et de courses frénétiques. De troublants hasards et d’incroyables coïncidences. De retrouvailles étourdissantes sur des quais de gare. De joies et de peines pareil lement grandioses. Jamais fades. Sans temps mort. Que la mort, justement, n’est qu’une fiction inventée par les artistes pour rendre la vie plus intense, tangible, galvanisante. Que rien n’est jamais tiède, mais toujours brûlant ou glacial. C’est ce coupable qui avait mis dans son esprit avide de romanesque ces idées idéalistes qui lui seraient fatales. Qui l’avait persuadée que rien n’ est impossible pour peu qu’on le désire farouchement. Le cinéma. Le cinéma, cette fabrique à illusions qu’elle haïssait pour travestir et sublimer la réalité autant qu’elle avait pu l’aimer, comme elle savait seuleme nt aimer. Violemment. Intensément. Aveuglément. Ainsi, après un beau film, Blanche était-elle toujo urs mélancolique et de mauvaise humeur. Elle en voulait à la vie de n’être qu’une pâle imitation du cinéma, et aux autres de s’en contenter. Parce que tout y était plus tiède, et même souvent médiocre. Parce qu’il fallait ranger, manger, dormir. Et mourir. Tout ce qui, au cinéma, son abri , sa promesse d’oubli et d’ailleurs, lui paraissait exaltant, enviable même. En ce mois de février 2014, elle errait dans la maison de son enfance, à Morlaix, où elle était retournée vivre aux côtés de son père les derniers mois. Ses derniers mois. Elle ne parvenait pas à la quitter, retenue par les fantômes du passé, et cette folle sensation que bientôt tout redeviendrait comme avant, qu’il franchirait la porte en lui disant dans un rassurant éclat de rire que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. En apparence, d’ailleurs, tout y était normal. Le salon était baigné d’une lumière insolente. Rien n’avait changé. Chaqu e objet, chaque photo étaient à leur place et reflétaient un passé heureux, dont elle réalisait seulement, cruellement, à quel point il l’avait été, ce qui accroissait encore sa douleur, ce puits sans fond. Dans son bureau, devant sa bibliothèque, elle restait parfois des heures, hébétée devant les centaines de livres que son père avait lus avec avidité les derniers mois, comme une envie de parco urir mille vies, de s’accrocher à elles. Elle aurait tant aimé connaître son avis sur chacun d’eux. En parcourant les ouvrages du regard, elle se souvenait précisément de ceux dont elle s’était dit qu’il faudrait qu’elle lui demande s’il les avait aimés, après, plus tard, parce qu’elle ne voulait pas l’interrompre dans sa lecture ou parce qu’elle avait mieux à faire, pensant qu’elle avait le temps, qu’on a toujours le temps, puis elle avait oublié ou trouvé une occupation alors plus importante. Et désormais, il était trop tard. À chacun de ces livres inertes, elle associait désormais autant de réflexions qu’elle ne pourrait jamais plus partager avec lui et qui mourraient, elles aussi. Sur le secrétaire, à côté de la bibliothèque, effrontément radieuses, trônaient les photos de son enfance, qu’elle avait toujours vues là et qui continuaient à y être, comme si de rien n’était. Il y avait notamment cette photo sur laquelle son père la tenait dans ses bras. La couvait du regard. Elle devait avoir trois ou quatre ans. Elle regardait vers le sol, pressée de retrouver sa liberté de mouvement. Comme cette petite fille ingrate ignorait son
bonheur ! Que ce mot même, un jour, une vingtaine d ’années plus tard, ne serait plus qu’une chimère. Des photos du temps où ses parents étaient encore ensemble aussi, même si, au fond, dans l’esprit romanesque de Blanche, ils n’avaient jamais cessé de l’être. Sa mère était partie vivre en Australie quand Blanche avait quinze ans. Elle n’avait jamais cessé d’aimer son mari (disait-elle). Elle avait juste suivi un autre rêve, « délaissé un amour trop fort » pour le garder intact, disait-elle aussi et aussi fou que cela put sembler, Blanche la croyait, même si elle songeait parfois que c’était bien facile de garder un amour intact en ne le confrontant pas à la réalité. Blanche allait la voir une fois par an, là-bas, à l’autre bout du monde, comme une autre part d’elle-même. Après le diagnostic, ses parents ne s’étaient pas revus. Cela faisait de toute façon déjà deux ans qu’ils ne s’étaient pas revus. Son père ne voulait pas que celle qui était restée sa femme le voie ainsi. Il lui avait écrit que cette comédie avait trop duré, que c’était mieux de ne plus se revoir, qu’il était las de ce petit jeu, que la vie n’était pas du cinéma même si, à Blanche, il répétait toujours l’inverse. Que la vie était du cinéma. Qu’elle devait ressembler au film qu’elle se construisait. Qu’il nous appartenait de devenir le personnage qu’on rêvait d’incarner. En tout cas, sa mère l’avait cru. Elle avait refait sa vie. Tandis qu’il luttait contre la mort. Un combat perdu d’avance. Elle n’avait jamais su. Jusqu’à sa « disparition » comme la qualifiait sa fille qui ne parvenait jamais à apposer un mot plus définitif sur sa défaite. Blanche avait en effet gardé le secret de sa maladie comme son père le lui avait expressément demandé. Sans doute les racines du mal étaient-elles aussi là, à l’origine de sa vision de l’amour, déconnectée de l a réalité. Pour elle, l’amour ne pouvait être qu’inconditionnel ou inexistant, jamais en demi-teinte. À côté des photos se trouvait le journal local que Blanche venait de prendre dans la boîte aux lettres et qu’elle avait posé à la hâte. Elle figur ait sur la couverture, portant le masque trompeusement souriant de sa jeunesse et de son arr ogance, sous le titre,Blanche, une M orlaisienne, bientôt au Festival de Cannes..journal qu’il ne lirait jamais. Elle suffoquait  Le Vite ! Il fallait sortir. Fuir. Elle se précipita dans le vestibule, ouvrit l’armoire pour saisir le premier manteau venu, la referma à la hâte à la vue de son pardessus bleu qui attendait un retour impossible de son possesseur et qui, lui aussi, semblait ne pas vouloir croire l’inconcevable. Quelques minutes plus tard, Blanche, exsangue, se promenait sur les quais de Morlaix avec le haut viaduc au loin, ceux de son enfance, ceux que son père et elle avaient tant arpentés ensemble depuis lors, en courant, en marchant, en piétinant, se tenant par la main, les rôles s’inversant avec le temps. Le haut viaduc. Morbide et quotidienne tentation. Le soleil qui se réverbérait sur les flots brillait intensément et, pourtant, lui glaçait le s ang. Comme une insulte à son désarroi, à sa détresse, à sa peine. Insondables. Inconsolables. E lle rêvait d’un hiver ardent, plus en accord avec ses pensées, son deuil et son désespoir. Un hiver qui ne viendrait jamais cette année-là. Ce soleil d’hiver impertinent provoquait en elle d’insoutenab les réminiscences. De l’enfance. De l’insouciance. De ses derniers jours dans ce jardin que son père aimait obstinément et où son âme et sa voix semblaient résonner encore et où, elle le savait, jamais plus elle ne pourrait s’asseoir parce que son absence y était omniprésente. Elle regardait les passants aller et venir, indécents, et inconscients de l’être pour elle. Elle les imaginai t sentir la caresse du soleil qui désormais la blessait comme la nostalgie amère d’une sensation d ouce autrefois (avant, c’était autrefois) désormais insupportable, comme tout ce qui était do ux et joyeux autrefois. La rivière qui accompagnait leurs promenades, la veille encore, du moins lui semblait-il que c’était la veille encore, serpentait toujours aussi tranquillement, même orpheline du regard paternel qui se posait quotidiennement sur elle. Comment pouvait-elle ? L’eau aurait dû se tarir, la rivière s’assécher, la course du monde s’arrêter. Le temps semblait couler des jours tranquilles et normaux quand, pour
elle, il s’était interrompu. Ou accéléré peut-être. Elle avait l’impression non pas d’avoir trente ans, mais d’avoir cent ans. Que l’avenir serait une fastidieuse et harassante ligne droite sur laquelle elle errerait comme le long des quais de Morlaix. Indéfiniment. Neuf mois seulement et plus personne ne prenait de ses nouvelles. Il était parti, mort, enterré, et son chagrin devait l’être avec lui. On devançait sa réponse en lui disant que ça devait al ler maintenant, qu’elle avait fait son deuil, qu’elle était forte. On ne lui laissait pas le choix. Leur course insatiable contre le temps, le vide, le silence, la mort, les avait amnésiés et insensibilisés. Elle se sentait soudainement si étrangère à son époque. Ce concours perpétuel à l’exhibition d’un bonheur obligatoirement éclatant. Une époque qui se grise et même se gave de tentations, de tentatives, de multitudes. Qui ne veut plus aimer inconditionnellement parce que, tu comprends, il faut : se protéger de souffrir, de vivre, de penser que l’on peut, comme l’amour, mourir. Le 2 février, cela ferait donc neuf mois. Neuf mois seulement. Neuf mois déjà. Chaque matin, elle se réveillait, suffocante, sous le poids de l’implacable réalité, en tentant d’appréhender cette idée qu’elle ne le reverrait jamais plus, et qui ch aque jour plus tangible et plus terrifiante renaissait à sa mémoire, impitoyable traîtresse. No n, elle ne le reverrait jamais plus. Lui, le seul autre témoin de son existence. Lui, là, quoi qu’il arrive. Lui, ce héros du quotidien. Lui à qui elle devait ses passions et ses révoltes. Lui grâce à qui ou à cause de qui elle était devenue cette actrice assoiffée de cinéma et de reconnaissance, fragile et arrogante. Lui sans le regard de qui son identité s’ébranlait. Lui dont chaque soir, elle cherchait à se rappeler la voix, grave et réconfortante, la retrouvant dans les tréfonds de sa mémoire, à tel point qu’elle avait l’impression de l’entendre, rassurée (tout cela n’était donc qu’un mauvais rêve) avant d’être terrassée à nouveau et d’avoir la tentation morbide d’écouter ses derniers messages s ur son répondeur, ceux qu’il lui laissait lorsqu’elle s’absentait une heure à peine, où il lu i disait de prendre son temps, qu’il se sentait mieux, qu’il avait mangé et cette nouvelle la remplissait de bonheur parce qu’elle se disait qu’il vivrait, que la seule personne capable de la consoler de ses chagrins ne pouvait lui causer le plus grand de sa vie et la laisser ainsi. Seule et inconsolable. Lui sans qui la vie n’était qu’un simulacre. Elle songeait à tout ce qu’elle ne pourrait plus su pporter désormais : les silences fracassants, le manque de générosité, la paresse, la désinvolture (fût-elle jouée), la nonchalance. Et son pardessus dans l’armoire et cette rivière et ce jardin. Ceux qui lui parlaient de tout et de rien, surtout de rien, de tout sauf ça, lui rappelant que cette cicatrice, béante, était invisible. Qu’elle était là en apparence et encore tellement ailleurs. À regarder le soleil avec circonspection et à se demander combien de temps encore en émanerait cette tristesse infinie, combien de temps encore elle lui préférerait la grisaille, que les nuages pleurent a vec elle. Elle n’aurait jamais imaginé que dorénavant le chagrin avec lui devrait être enterré. Cet ennemi sournois qui surgissait n’importe quand, brusquement, en étant éblouie par une lumièr e particulière, réminiscence brutale d’un instant qu’elle avait partagé avec lui. Ou exhalant ce doux parfum de l’enfance à jamais révolue. Une silhouette, au loin, surgit de la brume matinale. Cela la fit revenir au présent. Lui procura un espoir fou. Le même chapeau. La même démarche. E lle sourit. Oublia une seconde l’ineffaçable. Et la seconde d’après en fut ravagée. Elle déraisonnait. Mais qu’est-ce qui était le plus inconcevable ? Qu’il fût là devant elle ? Ou q ue jamais plus elle ne pourrait le voir, l’entendre, lui parler, comme cela avait été le cas pendant trente ans ? En ce mois de février, les quais de la rivière de M orlaix, son lieu de pèlerinage quotidien, étaient peu fréquentés. L’hiver, même clément, incitait machinalement les passants à hâter le pas. Une femme seulement se détourna, mais à son air triste elle dut penser qu’elle s’était trompée, que
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents