281
pages
Français
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2014
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L’HEURE DU TIGRE
Marie-Pierre BARDOU
© Éditions Hélène Jacob, 2012. Collection Littérature . Tous droits réservés.
ISBN : 979-10-91325-31-8
A Domie,
à mon père,
à Françoise
et à Jean-Loup :
Car c'est bien grâce à vous que je ne suis pas Nolimé...
LIVRE 1 : LE CHANT DES OMBRES
« Il n’y a pas d’autre mort
Que l’absence d’amour »
R. Barjavel
Prologue
Elle est en retard. Encore une fois. Tout en courant dans la rue, son cartable cognant dans son dos, elle se dit qu’avec un peu de chance, sa mère ne sera pas encore rentrée. Qu’elle ne saura pas qu’elle a encore préféré traîner avec ses copines plutôt que de ramener Matthieu à la maison.
C’est la barbe, quand même. Elle a quatorze ans, elle n’a aucune envie de se charrier le gamin tous les soirs pour les vingt-cinq minutes de trajet qui les séparent de l’appartement. Heureusement, Fabrice se gère tout seul : par manque de place dans l’établissement où elle est scolarisée avec Matthieu, son second petit frère Fabrice va dans une autre école ; et il rentre tous les soirs avec la mère de son meilleur copain.
Elle ralentit un peu l’allure, le souffle court et le cœur prêt à exploser. Son cartable lui semble peser trois tonnes, et elle distingue leur immeuble au bout de la rue. Une horloge, quelque part, sonne dix-huit heures. Elle se remet à marcher, cherchant sa respiration.
Dans les vitrines qu’elle longe, elle aperçoit son reflet. Une adolescente aux longs cheveux noirs, mince, vêtue d’un jeans et d’une chemise blanche trop grande pour elle qu’elle a volée à son père. Il va encore râler, mais ça ne sera rien face à sa colère s’il apprend qu’elle leur a encore menti.
C’est la barbe, vraiment.
En passant sous le porche de l’immeuble, elle efface les dernières traces de son rouge à lèvres d’un revers de la main, en espérant que personne ne sentira l’odeur de la cigarette. Elle a pris un chewing-gum pour en masquer les relents, mais c’est surtout dans ses longs cheveux que la clope s’imprègne, et sa mère semble dotée d’un véritable radar. Elle ralentit encore un peu le pas dans le grand escalier, redoutant la scène qui va suivre presque immanquablement. Le sermon sur le mensonge, la confiance, la maturité, et tutti quanti. Quelle barbe.
L’immeuble est ancien, plutôt classe. « Haussmannien » comme dit son père. Les marches de l’escalier semblent démesurées, et elle met trois bonnes minutes à atteindre le sixième et dernier étage. Mais pas question de prendre l’ascenseur, ce vieux truc croulant et grinçant qui la rend neurasthénique.
Elle hésite quelques secondes devant la lourde porte d’entrée de leur appartement, puis décide que le supplice a assez duré.
Elle introduit la clef dans la serrure, la tourne, et entre. L’appartement semble aussi désert que silencieux, et elle risque un « Maman ? » timide. Rien. S’autorisant une petite danse de la joie, elle laisse glisser son cartable sur le parquet de l’entrée et se rue vers la cuisine. La lumière de cette fin d’après-midi est encore vive, illuminant la pièce où sa mère officie tous les jours en véritable reine consort. Les plans de travail en bois ciré, les plantes grimpantes, les meubles patinés et le beau carrelage en font une pièce magnifique, mais ce qui l’attire c’est le frigo chromé. Elle l’ouvre et boit une longue gorgée de Coca à-même la bouteille, ce qu’elle n’aurait jamais osé faire en face de sa mère.
Une douce allégresse l’envahit. Demain, c’est une journée « cool » – soit pas de contrôles, pas de devoirs à faire ce soir, et puis après – demain ce sera le week-end et ils ont prévu d’aller faire un tour en péniche.
Elle fredonne en refermant la porte du frigo, trouvant immédiatement que la vie est chouette, finalement. Dieu a été sympa, elle n’a pas été surprise en flagrant délit, et elle se promet que demain, elle emmènera Matthieu manger une glace en sortant de l’école pour se faire pardonner. Il est mignon, ce gamin, il ne cafte jamais quand sa sœur ne l’accompagne pas sur le chemin du retour ; il ne dit d’ailleurs jamais grand-chose. Surtout depuis quelques semaines, si elle y réfléchit bien.
La main sur la poignée de la porte de sa chambre, elle s’immobilise. Matthieu.
Hésitante, elle se retourne vers le couloir derrière elle, celui qui dessert les quatre chambres, guettant un bruit, même le plus infime. Mais il n’y a rien.
C’est à ce moment que les choses se mettent à déraper. Pas avant, alors qu’elle coure, affolée, dans les rues. Pas en découvrant, avec allégresse, que sa mère n’est pas encore rentrée. Pas après, quand…
Non, là, maintenant.
Immobile, le dos tourné à la porte de sa chambre, guettant sans trop d’anxiété encore le moindre bruit qui puisse lui prouver que son frère est bien rentré, qu’il l’attend sagement. Il s’est peut-être endormi. Il fait peut-être ses devoirs. L’école primaire ferme ses portes à seize heures quarante-cinq. Même en y mettant beaucoup de mauvaise volonté, impossible de mettre plus de trente minutes pour rentrer à l’appartement. Peut-être l’a-t-il attendue devant les grilles ? Mais à dix-sept heures, le collège ferme lui aussi. Elle a séché le dernier cours – le cours de maths, quelle barbe – et elle est partie avec ses copines dès seize heures. Elle n’a pas vu le temps passer…
Bon, ça suffit. Il a dû s’endormir dès son retour au bercail, inutile de se faire des nœuds au cerveau. Elle marche vers la dernière porte du couloir et l’ouvre dans la foulée.
Chapitre 1
M’en souviendrai-je encore, lorsque la vieillesse m’aura amenée, doucement, jusqu’aux rebords de la vie ? Aurai-je encore ces images, ces sons, ces odeurs, pour dernier refuge de ma mémoire ?
Je l’espère, de tout mon cœur. Oui, j’espère que mes derniers moments seront emplis de cette lumière aveuglante, de cette chaleur presque insupportable, de ces jours brûlants qui ont été l’écrin des plus beaux étés de mon enfance. L’Afrique laisse une empreinte indélébile sur tous ceux qui l’ont côtoyée, même de manière fugace, et ce sont ces images-là que je veux emporter avec moi. Avec celles de mon fils bien sûr, et des quelques êtres qui ont véritablement compté pour moi. Mais, au-delà des personnes, il y a des lieux qui abreuvent les âmes.
Oui, je veux me souvenir de la maison de mes grands-parents, de cette petite bicoque toute simple, quatre murs de briques blanchies à la chaux, des alvéoles percés dans les murs pour laisser circuler l’air frais de la nuit. Les moustiquaires aux fenêtres et au-dessus des lits, le jardin peuplé de manguiers que Johnny, le hongre bai de mon grand-père, dévorait avant même qu’elles ne soient mûres. Les hibiscus, les étranges bêtes – geckos, iguanes, caméléons – qui se faufilaient partout et qu’on retrouvait parfois dormant dans nos chaussures. Les guêpes maçonnes, les araignées monstrueuses ; les pluies tropicales, lourdes et chaudes, sous lesquelles nous prenions nos douches avec ravissement. La terre rouge, sèche et dure sous nos plantes de pieds, les buissons d’acacias et les fleuves boueux où s’ébattaient les hippopotames placides.
Que ma mémoire ne garde que cette lumière sauvage, cet air si chaud qu’il nous semblait respirer du feu, les odeurs de manioc et d’épices, le goût sucré et acide des fruits du corossol. Que la brousse aride, si loin des clichés des européens fragiles, reste cette terre indocile et âpre où le regard se perd et où la vie se fait furtive. Me souvenir des lycaons, des femmes africaines récoltant les gros vers blancs dans les tas de fumier, les histoires colportées d’une région à l’autre sur les ailes d’une imagination féroce et fertile.
Et me souvenir des nuits, et du ciel de ces nuits africaines, immenses, aux semis d’étoiles qui nous semblaient si proches. Un somptueux tapis d’étoiles au-dessus de nos têtes d’enfants, sublime symphonie de lumières glacées qui berçait nos songes.
De la sauvage beauté de ce monde, je veux me souvenir de tout. Et qu’il m’en reste, au moins, cet univers sans ombre, aux arêtes aiguës et aux rythmes lancinants, pour derniers lambeaux que ma mémoire emporte.
Chapitre 2
Les silhouettes se déc