L Ile aux chiens
256 pages
Français

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L'Ile aux chiens , livre ebook

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Description

La mort d’un père réunit une fratrie éclatée, dont les voix s’élèvent pour nous faire le récit d’une saga familiale mouvementée. Magnifique et tragique destin qui débute sur une petite île au large de Saint-Pierre et Miquelon. Le XXe siècle est ici le théâtre des déchirements d’une famille, des drames et des fulgurances du sentiment amoureux et du poids des secrets.Avec tendresse, avec humour aussi, Michel Dural livre ici la fragilité du genre humain dans toute sa complexité, à travers cinq générations. D’une mémoire à l’autre, les récits s’entremêlent et se répondent avec une profonde justesse, autour des deux figures bouleversantes d’Angélique et de Pierre Lamour. Ce diptyque nous rappelle à quel point la mémoire nous poursuit et reste profondément ancrée en nous

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2011
Nombre de lectures 5
EAN13 9789954419656
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0700€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Photo couverture: © Jean-Louis Carli
© Tarik Editions, tous droits réservés 2011. Tous droits de reproduction, même partiels sont soumis à accord de l’éditeur.
Dépôt légal : 2011MO1615 ISBN : 9954-419-65-6
Michel Dural
L’Île-aux- Chiens
Tarik Editions
Roman
18 juillet 1998
PROLOGUE
C’était deux jours plus tôt. À mon entrée dans la chambre, il n’avait pas bougé. Appuyé aux oreillers, il tenait l’ennemie en respect, juste en face de lui, sans jamais battre des paupières. Je m’assis près de lui. “Papa...” Pas un geste. Je pris sa main devenue si mince sur le drap. Je tentais d’obtenir de lui un signe qui nous reliât, une pression des doigts, un battement des cils. Mes paroles restèrent sans écho, ma main sur sa main sans réponse. Je n’avais de contact qu’avec un corps déshabité. C’était bien mon père pourtant, il était là, encore vivant, inaccessible. Ma femme m’avait laissé entrer seul. Lorsqu’elle apparut, mon père tourna le visage vers elle, sans changer d’expression. Et le combat reprit. La scène était fascinante et insupportable. Julie se tenait près de moi. Nous échangeâmes quelques mots, puis le silence s’installa, un long moment, et elle quitta la pièce les yeux pleins de larmes. Les miens restèrent secs. Comme si ce qui se passait sous mes yeux était au-delà du chagrin ou privé de sens. Ni à cet instant, ni lors de ses obsèques, je n’ai versé la moindre
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larme sur mon père. Il m’arrive de me sentir coupable d’avoir au fond de moi cette réserve de larmes inutile. Le combat continuait. On dit qu’il y a deux choses que l’homme ne peut regarder en face, le soleil et la mort. Je voyais mon père regarder la sienne. Il y avait dans ses yeux de l’incrédulité, de la curiosité aussi, marquée par le froncement des sourcils, le plissement du front. Et au fond des pupilles dilatées, énormes, l’effroi. Le combat devait durer deux jours encore.
Mélanie m’a appelé : “Paul, papa est mort ce matin, à cinq heures.” Au téléphone, l’inrmière lui avait dit : “Il ne voulait pas y aller, non, il ne voulait pas. Têtu votre père, jamais vu ça ! Et puis il y est allé quand même. Comme les autres...” On l’a laissé dans sa chambre. Blême, ma sœur recule et s’appuie au mur du couloir. La petite plaque métallique portant le numéro de la chambre a perdu le clou du haut. Le 6 est devenu un 9. Réexe idiot de néguentrope, je la soulève de l’ongle, la remets droite. Elle oscille un instant, retombe et j’entre. Mon père est étendu, un drap tiré jusqu’au cou, la bouche et les narines emplies de coton. On dirait un masque barbare, un épouvantail trop rempli lâchant sa bourre. L’œil droit est resté entrouvert. J’y appuie légèrement mon pouce, comme on voit faire dans les lms. J’ai toujours trouvé le geste faux, mais la paupière s’abaisse, docile. C’est mon premier contact avec mon père mort. Sa peau est froide malgré l’été. Mélanie s’est décidée à entrer. Elle reste au pied du lit, incapable de faire un pas de plus et fait demi-tour.
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Je suis seul avec ce qui reste de mon père. C’est la première fois que je suis devant le corps de quelqu’un que j’ai aimé. Je l’admirais quand j’étais petit et j’ai continué à l’aimer, jusqu’au bout. Et pourtant... Sa violence envers ma mère, trompée, malade de jalousie et malheureuse... Sa disparition, quand j’avais douze ans, et qu’il nous abandonna, mon frère, mes quatre sœurs et moi. Moi... ! Son silence pendant des années, et, bien plus tard, des retrouvailles erratiques et qui ne réparaient rien... Ses crises d’alcoolique vieillissant, si violentes qu’il avait fallu l’interner lors d’un accès délirant... La sénilité, bientôt, après des moments de révolte où il menaçait les médecins de la maison de retraite de s’échapper de cette baraque remplie de vieilles qui puaient la pisse et vraiment trop moches... La dégradation mentale, accélérée par la camisole chimique qu’il avait ni par accepter... Et, à la n, un éloignement sans retour. Un éloignement que je vivais mal, et qui n’avait pourtant rien de comparable à la distance absolue que la mort venait de mettre entre nous.
Lors de nos dernières rencontres, j’avais pu voir à quel point un homme si peu ordinaire devenait un vieillard sans relief, avec ses obsessions minuscules, son goût nouveau pour les sucreries, son renoncement à l’élégance et à la pudeur. Dans la pénombre de la salle commune, je le voyais engloutir les pâtisseries apportées. Je détournais les yeux de cette bouche avide et molle, de ce visage qui ne se ressemblait plus.
Nous sommes impuissants devant la déshumanisation progressive ou brutale de nos parents devenus très vieux. Nous les voyons perdre les traits qui leur étaient propres, qui nous reliaient à eux, et s’enfoncer dans l’indifférence,
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la confusion mentale ou l’hébétude. Ils meurent à petits fracas. Nous ne pouvons que faire le deuil de ce qui n’existe plus chez eux, et les regarder avec une tendresse sans écho. À la n de mes visites, qu’il écourtait parfois d’un “Foutez-moi le camp”, dicté par un sursaut d’orgueil, j’avais le cœur glacé. Sur le trottoir du foyer-logement, je secouais les épaules comme pour en faire glisser une gangue tenace. Et je respirais à nouveau, soulagé de n’être plus chez les morts-vivants. Quelque chose pourtant nous rapprochait encore, qui cette fois n’existe plus.
Je tire le drap. Le corps de mon père est méconnaissable. Il ne porte que l’une de ces couches qu’on met aux vieillards incontinents dans ces mouroirs, huppés ou non, où les familles parquent leurs vieux parents quand ils n’ont plus l’autonomie sufsante pour vivre seuls et qu’aucun des enfants n’a la place, ni le courage, de les accueillir dans sa maison. Je laisse retomber le drap sur les orteils aux ongles trop longs. Jadis si soucieux d’être impeccable, mon père ne les taillait plus et personne ne les avait coupés à sa place. Je suis sidéré. Qu’est devenu le colosse er de sa force ? Le fort-des-halles qui chargeait par dé deux quartiers de bœuf sur son dos ? Épaules étroites, poitrine creusée, cuisses absentes, je détaille tout, parcourant des doigts une peau livide, étrangement lisse. J’avais souhaité m’approcher au plus près de mon père mort, dans un désir d’intimité que la vie nous avait refusée. Je ne rencontre que la trivialité de la mort. Le contact de cette peau glacée me rappelle la chair d’un poulet qu’on tâte sur un rayon réfrigéré de supermarché.
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Les gestes n’ont plus de sens, mais je vais jusqu’au bout de ce rendez-vous manqué. Je remonte le drap et recouvre totalement le corps et le visage de mon père. Le drap s’affaisse, les formes d’un gisant apparaissent sous le linceul blanc. C’est comme la dernière page d’une histoire commencée quatre-vingt-quatre ans plus tôt. Dans une maison de pêcheur ébranlée par la tempête qui secouait l’Île-aux-Chiens.
Une île dont mon père a toujours évité de nous parler.
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