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L’OMBRE DU GUÉPARD
(Les Trois Âges – Volume 2)
J.P Taurel
© Éditions Hélène Jacob, 2013. Collection Littérature . Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-37011-005-3
Posé sur mon bureau, un jeune homme me sourit dans une photo d’un autre âge et son regard bienveillant, depuis toujours, guide ma vie…
À toi, si vite soustrait à mon affection par la folie des hommes, c’est à toi mon père que je dédie ce roman.
Chapitre 1 – Mélancolie au musée
Deux fois par semaine, elle se traînait sans conviction au musée où elle perdait une heure ou deux en s’attardant sur les toiles poussiéreuses de peintres du XVIII e siècle. Cet après-midi, elle avait décidé de changer : ce serait toujours de la peinture, mais surtout pas dans ce Louvre compassé où l’individu se perdait au milieu des visiteurs. Elle avait décidé de se rapprocher de son temps. Un peu accablée par la chaleur de l’été indien, la jeune femme rêvait en ce début d’après-midi, assise sur une banquette du musée du Luxembourg.
Cette exposition, elle ne l’avait pas choisie par hasard ; elle était là pour Mary, pour Mary Cassatt, dont on célébrait enfin à Paris les œuvres impressionnistes. Elle aimait cette femme peintre mi-américaine, mi-française dont la sensibilité s’exprimait dans des teintes aux couleurs pastel et dans des regards un peu tristes.
Face à elle, curieusement, un tableau semblait l’interroger… elle la fixait. Elle, c’était une fillette de six ans qui emplissait l’essentiel d’un grand format.
L’observatrice voulait s’en éloigner mais la toile, comme un aimant, l’attirait à nouveau en la regardant tristement. Peut-être le modèle souffrait-il lui aussi de la chaleur de cet été interminable ?
Non c’était bien plus que ça. La fillette du tableau affichait un visage désabusé et une expression maussade qui ne convenaient pas à son âge.
Pourquoi tant de mélancolie sous ce grand chapeau de toile ? se demanda Anne-Marie. Quel jouet lui avait été refusé ? Ou plutôt une glace, oui c’était la glace fraise-chocolat tant convoitée, en passant devant le gros marchand italien sur la place.
Du fond du tableau, l’enfant lui répondit…
Ma tristesse est bien plus profonde, ne le voyez-vous donc pas !
Elle aurait tant aimé avoir une sœur, l’enfant du tableau. Une grande sœur qui aurait su la comprendre. Toutes deux, elles auraient couru dans le parc deviné au fond du tableau. Eh bien non, jour après jour, elle était seule. Un père enfoui dans ses affaires et une mère toute à sa frivolité, elle n’était dans cette vie qu’un accessoire indispensable à une famille bourgeoise… en fait, elle n’existait pas !
Anne-Marie, les yeux rivés sur l’enfant, voulut lui donner vie en lui parlant comme elle l’eût fait avec une compagne. Elle ne fut donc pas étonnée lorsque la petite lui répondit, sans se départir de sa tristesse.
Vous, les adultes, vous le savez bien… dans la vie, quoi qu’on en pense, on est toujours seuls. Et pour les enfants, c’est encore bien pire, eux, on ne les consulte jamais !
Mélancolique, Anne-Marie sortit mécaniquement du musée et longea la façade du sénat en fixant la pointe de ses chaussures. Loin de Nice et de la chaleur amicale du palais Leonardi, elle s’ennuyait. Elle se morfondait en voyant s’égrainer les jours et les semaines dans son bel appartement de Neuilly où elle était posée comme un meuble dans le salon doré. Sans amies et sans projet, ici elle se sentait transparente et elle évoluait mécaniquement dans la fourmilière humaine d’une ville qui l’ignorait et dont elle avait toujours un peu peur.
Anne-Marie et Giaco n’habitaient plus Nice depuis le projet de nationalisation des chemins de fer. Pour progresser dans son métier, Giacomo, ingénieur spécialisé dans les extensions ferroviaires, avait dû s’expatrier en région parisienne et il habitait Neuilly avec sa jeune femme, rue Casimir Pinel. Chaque matin, au volant de la voiture acquise après l’accident de son frère, il gagnait son bureau installé dans l’enceinte de la gare de Noisy et, invariablement le soir vers 19 heures, Anne-Marie entendait la clef tourner dans la serrure.
Ce n’est pas possible ! Ainsi sera ma vie, cette routine sans reliefs, cette attente journalière pour voir entrer le soir un homme fatigué et grognon !
Jour après jour, elle était triste et morose, comme l’enfant de la toile de Mary Cassatt, qu’elle comprenait si bien maintenant.
Chaque soir pourtant, elle s’appliquait à cacher son désespoir et affichait pour son mari un visage souriant.
Et si son destin, c’était de suivre la voie tracée par sa mère ? Elle aussi avait été abandonnée par un compagnon accablé de travail. Florence avait alors succombé aux avances d’un jeune Italien et elle était morte de cette liaison.
Chapitre 2 – La nouvelle Ligue lombarde
Georgio et Giovanna, les beaux-parents d’Anne-Marie, n’avaient pas quitté Nice et leur vieux palais de la rue Sainte-Réparate. Ce soir, douillettement enfoncé dans les coussins de sa vénérable automobile, Georgio se rendait à une réunion importante à l’invitation de Francesco Cornaro.
Le comte régnait sur une villa cossue assise sur les hauts de la ville, sa propriété se cachant derrière une frondaison épaisse et colorée, comme si le propriétaire eut souhaité la cacher de ses contemporains.
Dans la voiture, il pensait à l’inéluctable marche du temps. Voilà deux ans déjà. C’était précisément le soir du mariage de Giacomo. Son fils Ettore, psychologiquement perturbé, s’était suicidé au volant de la voiture de son frère. Le soir du mariage de Giacomo ! La date choisie n’était évidemment pas sans signification !
La vieille Panhard, épuisée par la montée, dessina comme à regret un dernier virage et se trouva arrêtée par une lourde grille noire dont les deux battants défendaient l’entrée de la propriété devinée au fond de l’allée.
Alberto signala l’arrivée de son maître en actionnant la cloche et un valet ouvrit les vantaux du portail dans de sinistres grincements.
Elle est protégée comme un fortin militaire, cette maison !
Le chauffeur, qui n’en pensait pas moins, ne fit pas grand commentaires.
Certainement, Monsieur, certainement… nous arrivons.
Francesco Cornaro, suivi de son majordome, apparut sur le perron pour accueillir son hôte.
Mon cher Georgio, quel plaisir de vous recevoir ! Mais vous êtes seul, pourquoi Madame ne vous accompagne-t-elle pas ?
Pourrez-vous un jour lui pardonner, mon cher Francesco ? Ma femme, la malheureuse, garde la chambre depuis deux jours. Elle tousse à tout rompre et son docteur nous affirme qu’elle souffre d’une méchante bronchite.
En réalité, Giovanna ne prisait guère ces interminables réunions où les femmes étaient reléguées comme des êtres futiles dans un salon réservé aux travaux d’aiguille.
Entrez, mon cher Georgio, ne nous éternisons pas dehors car les soirées sont fraîches. Les autres sont arrivés, avec vous nous serons au complet.
Georgio pénétra dans le vaste salon d’apparat et salua les dix personnes assises autour de la table. Il connaissait tout le monde, tous ces notables étaient Italiens – ou plutôt, précisaient-ils : « Nous sommes Italiens du Nord ».
On pouvait reconnaître deux industriels de Turin, des commerçants de Milan et de gros propriétaires terriens de la vallée du Pô.
Je vous en prie, Georgio, prenez place. Nous allons commencer l’ordre du jour.
Depuis six mois, ces messieurs avaient constitué les statuts d’une société politique dont le but déclaré était de faire renaître la Ligue lombarde, si puissante dans la péninsule au Moyen Âge.
Nos belles provinces, si fertiles et habitées de travailleurs courageux sont dépossédées de leurs richesses par cette Italie du Sud où les gens sont plus adeptes de longues siestes que du travail bien fait !
Nous mourons sous le poids des charges que nous imposent ces territoires improductifs. Dans ces régions, on ne se précipite pas pour labourer les champs, les hommes sont essentiellement occupés à s’entre-tuer entre familles ennemies et personne ne travaille. Nous en attendant, nous payons !
Cornaro s’employa à refroidir l’ardeur des comploteurs en frappant trois fois la table de son marteau caoutchouté.
Allons, Messieurs, je vous en prie, un peu d’ord