La fuite est un art lointain
84 pages
Français

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La fuite est un art lointain , livre ebook

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Description

« J'avoue avoir éprouvé comme un sentiment d'accablement en découvrant que les occupants de Nanisivik n'étaient en fait que des ouvriers du BTP déplacés en conditions extrêmes, masculins, résignés, et sans rien de commun avec les territoriaux à l'hospitalité conjugale réputée dont j'avais espéré les largesses. »



Soldat égaré en pleine guerre du Kosovo, pharmacien du grand large, guitariste obstiné : les anti-héros de "La fuite est un art lointain" naviguent en eaux troubles. Éparpillés de l'Alaska à Fukushima et de Boston à Clermont-Ferrand, ils ont en commun la volonté ou la nécessité de fuir : fuir l’ennemi intérieur, le danger imminent, un passé douloureux ou, tout simplement, les flics.



A travers chacun de ces destins contrariés, la quête d’un ailleurs mène à l’imprévu.




Grâce à une écriture précise et désenchantée, Catherine Quilliet nous invite dans cette danse du malaise où un léger décalage, un jour, fait tout basculer.


Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 27 janvier 2015
Nombre de lectures 5
EAN13 9782366510560
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0037€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Titre
Catherine Quilliet
La fuite est un art lointain
nouvelles



Titre
À L., qui m’a ouvert les yeux sur le monde.


re
« Bioy Casarès avait dîné avec moi ce soir-là et nous nous étions attardés à polémiquer longuement sur la réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions, qui permettraient aux lecteurs – très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. »
BORGÈS, "FICTIONS"


Passage du Nord-Ouest
Prétendre que j’avais froidement envisagé de passer un mois de villégiature à Nanisivik, par soixante-treize degrés de latitude nord, serait exagéré. Pour ce qui est des degrés, les plus significatifs du lieu sont les quatre malheureux qu’on y trouve en moyenne aux heures les plus chaudes de la journée, en Fahrenheit pour être positif, enfin, positif, je me comprends. Il faut bien, pour les supporter, les quasi cinquante du soi-disant rye canadien distillé au compte-gouttes et à prix d’or par le canalisateur Cartier, éponyme du plus réfrigérant et inhospitalier dans lequel je sois jamais tombé et sans aucun lien avec le grand Jacques. J’ai eu beau scruter soigneusement l’arrière-train de chaque verre vidé, à travers les larmes générées par la violence du distillat, je n’ai jamais vu aucun indice sur sa provenance réelle. Mais l’essentiel est dans ce qui monte vers l’éther (Cartier est un poète).
Il a fallu rien de moins qu’onze décès, dont huit de conserve à l’issue d’un dîner d’anniversaire, pour que le commandement temporaire décide de faire une halte sur les rives boréales peu riantes du Nunavut. Le fait que le capitaine, le second, le premier lieutenant et le bosco fassent partie des victimes du gratin poulpe-cabillaud présumé meurtrier a probablement aidé les remplaçants à prendre la décision d’arrêter au plus vite le cargo – décision judicieuse au vu de l’avarie, heureusement légère et réparable, provoquée par l’accostage hasardeux du chef timonier hâtivement promu.
Malgré les pertes dans et par le gratin, notre arrivée a tout de même quadruplé la population du lieu, situation qui risque de se prolonger au vu des chutes (température, eau dans divers états de condensation) rapprochant chaque jour le moment où les passages les plus froids de celui du Nord-Ouest deviendront impraticables pour de longs mois. J’avoue avoir éprouvé comme un sentiment d’accablement en découvrant que les occupants de Nanisivik n’étaient en fait que des ouvriers du BTP déplacés en conditions extrêmes, masculins, résignés, et sans rien de commun avec les territoriaux à l’hospitalité conjugale réputée dont j’avais fini par espérer les largesses. Heureusement, j’ai de quoi tenir.
Dire qu’au départ j’étais sensé occuper une petite officine chauffée à blanc comme j’aime, toute climatisation éteinte, à soigner des dézingueurs de schiste en Amérique Centrale… Mon avenir radieux de chicas rebondies, mezcal et peyotl s’est bouché en même temps que l’horizon, grâce aux aptitudes à l’empipelinage des pétroliers. J’aurais dû vérifier que les missions tropicales évoquées par le recruteur étaient également contractuelles, ou tout au moins m’étonner, sur l’e-billet généreusement fourni pour me faire rejoindre le port d’embarquement, du mystérieux YVR codant la destination. Mes sautes d’attention me perdront : Vancouver, ça sortait un peu de la zone géographique d’intérêt, et d’ailleurs, après Vancouver Island, le convoyeur n’a pas tourné à gauche comme j’escomptais, mais à droite. Direction l’Alaska. Pour commencer.
Les premiers jours m’ont fait l’effet d’une douche froide avant l’heure – il ne pleuvait pas encore, quant à la neige c’est bien simple, je n’y pensais même pas – entre l’odeur de machine du bateau, prégnante et imprégnante, les têtes de zombie des matelots et la condescendance affectée des grands chefs. Sans compter, dès le premier matin, la mer à perte de vue. Une antichambre du néant absolu. Mes employeurs n’avaient pas pensé à vérifier à quel point j’étais conscient que, dans le mot « bateau », il y avait « eau » : tant de platitude sans couleur, je n’y avais pas été préparé, et se prendre ça juste après la mescaline achetée à Vancouver pour ma consommation personnelle…
Pour corser le tout, pas une femme ni une goutte d’alcool à bord, de quoi devenir fou. D’un autre côté, ça explique le fond de roulement auquel j’ai eu droit, et que j’ai pu faire compléter tout à fait officiellement lors de l’escale à Nome sans que personne ne me fasse la moindre remarque – ni le Seul Maître à Bord Après Dieu ni ses commanditaires. C’est quand même mieux de soigner les bobos de la tête avant que les matelots se la défoncent, à grands coups dans les murs, d’énervement. J’ai commencé à piocher dans le Demerol en tâche de fond, ça rendait tout plus agréable, ou tout au moins plus supportable.

Plus on montait vers le nord et plus la mer était plate et grise. Les matelots se dopaient à coup de films, action la journée et boule le soir, mais si j’essayais d’en faire autant, je m’assoupissais en dix minutes – du coup, le soir, plus moyen de m’endormir et ça rendait le lendemain terrible. Heureusement, tout avait été prévu, c’est important la vigilance dans la marine, et parfaites sont les amphètes (je suis un peu poète, moi aussi, à mes heures) dans ce cas-là.
C’est au bout d’une semaine que j’ai commencé à avoir de l’animation dans mon infirmerie. Un matin, un des matelots est venu m’expliquer je ne sais quel symptôme je ne sais plus où dans un globish incompréhensible. L’action ciblée étant écartée d’office par la barrière linguistique, j’ai pensé à un peu de Ketamine pour le calmer et l’aider à dormir le soir venu. Mais mes doigts me filaient entre les doigts quand j’ai essayé de sortir le blister de sa boîte, conséquence probable du Nembutal que je venais de prendre à cause de mes pieds qui marchaient tout seuls. J’avais aussi des crampes bizarres, c’était agaçant, et pendant ce temps le type me gonflait avec son sabir ininterrompu. Je lui ai abandonné toute la boîte, après lui avoir tourné le dos pour qu’il ne voie pas la difficulté que j’avais à tracer « ½ » dessus – pour être sûr qu’il ne prenne pas les comprimés entiers : ça aurait fait beaucoup. J’ai dû gesticuler pas mal pour lui faire comprendre que ça valait pour le déjeuner et le dîner, et qu’il devait me ramener la boîte le lendemain.
Je ne les ai jamais revus, ni lui ni la boîte. Si j’ai bien reconstitué ce que j’ai compris de l’affluence qui a suivi à l’infirmerie les jours suivants et des informations qui échappaient parfois à la cohorte de faux malades à laquelle j’ai eu droit à partir de Prudhoe, il a interprété mes runes comme un comprimé toutes les deux heures et y a pris goût. C’est terrible, surtout à jeun – ce qui peut faire vomir mais le goût est rapidement anesthésié. Planage en douceur version mouettes.
Ça m’a plu, cette popularité. Enfin du mouvement dans mon officine. Du coup, j’ai tâté de la mouette un peu moi aussi, l’émulation sans doute, pas à dire ça déchire. En l’occurrence, les deux matelots retrouvés en sale état sur un des ponts inférieurs ont dû y jouer aussi. Dé-chi-rés. La Ketamine avec l’Adderall, ça ne rend invincible que pendant le temps de vol. Après, en général, on ne se souvient de rien, mais pour leur trou noir à eux il faudra attendre de trouver un lopin creusable. Paraît que ça ne se fait plus, de balancer à la mer. Pour le troisième, celui d’avant le lunch fatal des grands chefs, je ne me souviens plus des circonstances exactes.

J’avoue me sentir un peu confus quant à la suite. Ma réputation, enfin, celle de mes petites pilules, a diffusé jusqu’aux Instances Supérieures en la personne du regretté bosco, qui est devenu un de mes clients les plus acharnés. Attention, quand je dis « clients »,

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